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poésie. Il a écrit ses sonnets comme son auguste maitre Pétrarque, comme Shakspeare, avec amour et expansion, pour se reposer de ses grands travaux, pour rentrer au dedans de lui-même, et répandre en suaves accens, en vers harmonieux, ses tristesses de cœur et ses rêves de prédilection. Le sonnet devait être pour lui comme une voix consolante qui apaise les douleurs, comme l'accord musical dont les douces vibrations réagissent sur l'esprit, et tempèrent l'effort ou l'agitation de la pensée. Aussi, je crois que toute étude sur le génie de Michel-Ange est incomplète, si on ne l'étend pas jusqu'à ce recueil de poésies si touchantes et si vraies. Partout ailleurs c'est le grand homme, l'homme puissant et impérieux, dont la main robuste taille les blocs de marbre, dont la volonté assouplit celle des princes. Dans ses sonnets, c'est l'homme tendre et religieux, l'homme qui semble abdiquer l'éclat de son pouvoir, l'auréole de son génie, pour confesser à Dieu les imperfections de son ame. « Hélas! dit-il (1), je vis pour le péché, je suis mort à moi-même; ma vie ne m'appartient plus, elle appartient au péché; le nuage sombre du péché s'étend sur ma route, et m'égare, et la raison m'abandonne. Conserve-moi la liberté dont j'ai joui autrefois, ô mon Dieu! à quel sort cruel ne suis-je pas condamné, si ton amour ne vient me raviver? Quand je rentre au dedans de moi-même, et que je regarde fuir les années de ma vie, toutes pleines d'erreurs, je n'accuse, hélas! de mes fautes que mon ardeur insensée; car, en cédant à mes désirs, j'ai quitté le sentier de bonheur qui devait me mener à toi. Oh! viens donc maintenant me tendre la main. »

Il retourne souvent à ce même sujet : « Chargé d'années et plein de fautes, endurci dans le mal, je vois mon voyage toucher bientôt à l'une ou à l'autre mort, et mon cœur se nourrit de poison. Cependant je ne me sens pas la force nécessaire pour changer de vie, d'amour, de désir; je n'en ai pas la force, si tu ne viens, ô mon Dieu! m'éclairer dans ma route trompeuse, et me guider toi-même (2).

« Je m'en vais malheureux, et je ne sais plus où. Je crains de marcher plus avant, je regrette le temps passé, et l'heure approche où je dois fermer les yeux (3).

« Parvenu après tant d'années au terme de ma course, je reconnais,

(1) Vivo al peccato e a me morte vivo.
(2) Carico d' anni, e di peccati pieno, etc.
(3) Io vo, misero, oimè, nè so ben dove.

ô monde! mais bien tard, ce que valent tes joies, ce que vaut l'espoir de bonheur dont tu nous berces, et le repos trompeur qui n'a point de durée (4). »

Il me semble que ces poésies ont dû être, pour la grande ame de Michel-Ange, comme un refuge assuré dans ses jours d'orgueil, dans ses heures d'abattement. Une fois, pour commencer le tombeau de Jules II, il a rempli la moitié de la place Saint-Pierre de marbre de Carrare, et après avoir contemplé d'avance la grande œuvre qu'il exécuterait, il revient à Dieu, et lui adresse humblement un de ses sonnets. Une autre fois, il est tombé de son échafaudage en peignant le jugement dernier. Il rentre chez lui comme un lion furieux rentre dans sa grotte après avoir été blessé. Il s'enferme, il ne veut plus voir personne, et cette colère impétueuse s'amollit et se calme en écrivant un sonnet. Pour moi, je trouve je ne sais quel charme inexprimable dans ce contraste perpétuel des deux natures, dans ce conflit de l'orgueil du génie avec l'humilité du chrétien; dans toute cette langoureuse effusion de cœur, après tant de fortes créations; dans cette molle et vague rêverie, après tant d'activité. Oh! il est beau de voir cet homme, qui se montre si fier devant les cardinaux, devant le pape, s'agenouiller aux pieds d'une femme; il est beau de voir une larme d'amour rouler dans cet œil d'aigle où l'imagination étincelle; il est beau de voir Michel-Ange courber humblement la tête pour qu'un baiser l'effleure, pour qu'une main de jeune fille se pose sur son front; car alors l'homme est complet. Michel-Ange, avec ses conceptions gigantesques de peintre et de statuaire, effraie la pensée; MichelAnge, avec ses hymnes religieux et ses vers d'amour, nous attendrit.

A les prendre comme œuvre d'art, ses sonnets sont moins riches, moins abondans, moins gracieux que ceux de Pétrarque. On n'y trouve ni tous ces rians tableaux de la nature, au milieu de laquelle l'amant de Laure ramène toujours l'image de sa bien-aimée, ni ces couleurs diaprées qu'il jette sur ses vers, ni ce souffle de printemps qui les anime; mais ces sonnets sont plus majestueux et plus pro fonds. Souvent Pétrarque se préoccupe encore d'idées de gloire. Souvent il joue sur le mot de Laura et de Lauro, et si ses vers n'arrivent pas toujours directement à sa bien-aimée, il sait du moins qu'ils arrivent au monde lettré, qui les accueille avec enthousiasme. Souvent aussi il y a dans les portraits qu'il fait de Laure des images qui accusent bien autant l'ad

(1) Condotto da molti anni all' ultim' ore.

mirateur passionné de Virgile que le poète chrétien spiritualiste. Il loue ces belles mains qui lui ont donné des chaînes, ces cheveux d'or répandus au vent, ces grands yeux noirs, d'où est partie la flèche qui l'a blessé.

Chez Michel-Ange, tout est beaucoup plus humble, plus concentré. Il ne se préoccupe point de l'idée de gloire, il se prosterne avec dévouement et soumission aux pieds de celle qu'il aime, et se trouve mauvais et laid à côté d'elle. Il ne s'arrête pas à chercher des images étrangères. Tout repose pour lui sur un seul être. Toute sa poésie se fixe sur deux idées : l'amour et Dieu. Ses vers, dénués d'ornement et pleins de majesté, ressemblent à l'eau profonde et limpide d'un lac, où l'on ne voit se réfléter ni arbres, ni fleurs, mais deux êtres qui s'aiment, et la voûte du ciel.

Toutes ces poésies d'amour sout essentiellement spiritualistes, et s'adressent probablement toujours à la même femme, à la belle et noble marquise de Pescaire. C'est ici surtout que nous regrettons de ne pas trouver plus de détails dans ses historiens. Condivi, Vasari et leurs commentateurs, Mariette, Ticciati, Maria Manni, F. Gori, ont disserté on ne peut mieux sur ses grands ouvrages d'art, et il n'y en a pas un qui soit entré dans le mystère de sa vie intime, dans le récit de cet amour si tendre et si élevé. Condivi dit seulement que Michel-Ange et la marquise de Pescaire s'aimaient beaucoup, qu'elle lui écrivit des lettres pleines de l'amour le plus pur et le plus doux (onesto e dolcissimo amore); qu'elle vint souvent à Rome exprès pour le voir; et il ajoute que, lorsqu'elle mourut, Michel-Ange en devint comme fou. Il faut donc renoncer à toutes les ravissantes scènes d'amour qui devaient avoir lieu, soit quand la marquise arrivait, soit quand elle partait. Il faut que nous nous résignions à ne rien savoir de toutes les circonstances de ce beau roman qui se passait dans le cœur de Michel-Ange, en même temps que sa puissante imagination achevait de composer 'une de ses colossales statues, ou jetait dans les airs la coupole de son église. Mais quel récit pourrait jamais nous donner, de la femme qu'il aimait, l'idée que nous en donnent ses poésies? Comme il nous l'a dépeinte, c'est encore une création à part, création qui ne ressemble à aucune autre, si ce n'est peut-être à l'immortelle Béatrice de Dante. Cette femme que Michel-Ange chante si bien est un caractère de reine aussi majestueux que l'Eléonore de Tasse, aussi pur que la Laure de Pétrarque, aussi tendre que la jeune fille de Raphaël, et pour que Michel-Ange s'humiliat ainsi devant elle, il fallait qu'il y eût sur son

front, dans ses yeux, une douceur d'ange, et dans ses mouvemens une grace toute céleste; car ce n'est pas la femme qu'il aime tant, c'est en quelque sorte le beau idéal qu'il a conçu dans son cœur d'artiste, et dont il trouve tout à coup l'image sous ses yeux; c'est la pensée vivante d'amour et de foi avec laquelle il se sent devenir plus fort et meilleur. Que l'on prenne l'un après l'autre tous ses sonnets, je ne crois pas que l'on y découvre jamais la moindre idée sensuelle. Ce sont toujours des chants empreints du sentiment religieux, des regrets pleins de piété, des aspirations vers l'infini.

« Le charme d'un beau visage ramène ma pensée vers le ciel; il n'y a plus rien d'autre dans ce monde qui me réjouisse, et j'ai goûté le bonheur que peu de mortels ont connu, de vivre dès cette vie au milieu des élus. L'œuvre que j'admire est si bien en harmonie avec son créateur qu'elle m'élève jusqu'à lui; et là, dans mon ardeur pour celle que j'aime, là, je vais chercher mes paroles et mes pensées. Dans ces deux beaux yeux je trouve le rayon qui m'indique la voie à suivre pour aller à Dieu; et si leur lumière m'enflamme, dans le noble feu que j'éprouve, je crois sentir la joie éternelle qui sourit au ciel (4).

« Mes yeux peuvent bien de loin et de près voir rayonner ta douce image, mais quand mes pas veulent te suivre, souvent je cherche en vain tes traces. L'ame, le sentiment intime que nul obstacle m'arrête, s'attache à toi par le regard; mais nulle ardeur ne peut donner un tel privilége au corps pesant d'un mortel. Sans avoir des ailes, je ne puis suivre le vol d'un ange, et je me glorifie seulement de l'avoir vu. Si donc tu as autant de pouvoir au ciel que tu en as parmi nous, fais de tous mes membres un seul œil, afin qu'il n'y ait rien en moi qui ne jouisse de te voir (2).

«O mes yeux, soyez sûrs que le temps passe, et que le jour approche, où tout sera ravi à vos regards, à mes plaintes. Veillez donc pendant que ma divine bien-aimée daigne encore habiter cette terre; mais quand le ciel viendra à s'ouvrir pour cet être adorable qui est mon soleil dans ce moment, quand elle retournera prendre sa place au milieu des ames bienheureuses de l'autre monde, o mes yeux, vous pouvez alors vous fermer (3).

«Non ce n'est pas toujours un sentiment vulgaire et coupable qu'un

(1) La forza d'un' bel volto al ciel mi sprona. (2) Ben posson gli occhi miei presso e lontano. (3) Occhi miei, siete certi.

amour passionné pour la beauté; car par là le cœur s'amollit, et un rayon céleste le pénètre. L'amour nous éveille, nous encourage et nous fait prendre un noble essor. Souvent l'ardeur qu'il excite en nous n'est que le premier degré, d'où l'ame inquiète s'élance vers son créateur. L'amour que je te porte s'élève là-haut, il n'est ni trompeur, ni fragile; l'autre amour dont on parle ne peut convenir au cœur loyal et vertueux. L'un nous entraine vers le ciel, l'autre nous ramène sur la terre. L'un habite dans l'âme; l'autre habite dans les sens, et obéit à d'indignes inspirations (1).

«Tout ce que je vois m'engage à vous suivre et à vous aimer. Tout ce qui n'est pas vous ne peut me causer aucune joie. L'amour me fait mépriser toute autre merveille, et il faut, pour mon repos, que je vous cherche, que je vous appelle seule. Ainsi, il n'y a pour mon ame point d'autre chagrin, point d'autre désir. Toute ma vie est non-seulement en vous, mais dans ce qui vous ressemble. Si je viens à vous quitter, la lumière me manque, car le ciel n'est pas, là où vous n'êtes pas (2).

<< Par la pensée, je vois sur ton visage ce que je ne pourrais raconter dans cette vie; je vois l'ame pure et vivante, revêtue encore de son écorce de chair, et qui s'est élevée plusieurs fois vers Dieu. Et si le vulgaire coupable se moque de celui qui pense autrement que lui, je n'en conserve pas moins avec joie mes pieux désirs, mon amour et ma foi. Toute beauté retourne à cette source divine d'où nous sortons, c'est cette beauté qui plaît par-dessus tout aux ames pieuses, c'est l'image du ciel dans ce monde, et celui qui t'aime avec foi s'élève vers Dieu, et se rend la mort douce (3). »

Vers la fin de ses jours, Michel-Ange se rattache à des idées encore plus graves. Ce n'est plus l'amour qui l'occupe, c'est la crainte d'avoir mal employé sa vie, et l'attente mêlée de joie et d'inquiétude d'une vie à venir. Comme le voyageur arrivé au terme de sa route, il se retourne, il regarde le chemin qu'il a suivi; il compte les faux pas qu'il a faits et les heures qu'il a perdues. Admirable modestie du génie qui, après avoir étonné le monde par ses productions, s'accuse d'avoir vécu d'une manière infructueuse! «< Hélas! hélas! s'écrie-t-il, quand je songe aux années passées, dans le grand nombre de jours que j'ai comptés, je

(1) Non e colpa maisempre empia e mortale.
(2) Ogni cosa ch'io veggio mi consiglia.
(3) Veggio nel volto tuo col penisier mio.

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