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posait d'un baquet et d'un sac de toile grise, dont l'usage avait singulièrement obscurci la couleur modeste, et qui laissait échapper de toutes parts, à travers le large réseau de sa trame relâchée, de courts fragmens d'une paille sale et pourrie, sur laquelle, depuis dix ans, on pleurait et on dormait : c'était mon lit. On n'avait pas pensé d'ailleurs, dans la distribution architecturale de la maison, à rendre cette pièce commode pour la promenade, et le seul exercice qui me fût possible, consistait à exposer incessamment mon sac à l'influence des pâles rayons du soleil d'hiver, dans les jours rares et pendant le petit nombre d'heures où ils descendaient de la bée courte et étroite qui me fournissait un peu de lumière. Mais mon ame ne manquait pas, pour cela, d'étude et d'occupation. A vingt ans, il n'y a point de solitude où l'imagination ne se fasse un monde, point d'ennuis qu'elle ne charme d'amour, d'espérance et de poésie. L'avenir est si long, si brillant et si sûr, et les innombrables jours qu'il déroule sont peuplés de si riantes chimères! Aurais-je osé gémir de goûter si jeune la gloire de souffrir pour une noble cause, qui est la plus haute ambition des nobles ames? N'était-il donc personne dans la France dégénérée qui enviât mon infortune, au prix d'une couronne civique? C'est ainsi que raisonne la vanité dans les jeunes gens, et quelquefois dans les hommes faits. Et puis n'était-ce rien que d'exciter, dans un joli salon bleu de la rue SaintGeorges, une émotion tendre et peut-être passionnée, qu'on aurait long-temps cachée à l'amour, et qu'on ne pouvait refuser au malheur? Si quelque idée trop sombre prenait un moment le dessus, si toutes les probabilités de salut échappaient à mes calculs et à mes raisonnemens, n'avais-je pas à ma merci les ressources du merveilleux, aujourd'hui les anges, demain les fées, pour m'endormir bercé par un épisode de la Vie des Saints ou par un conte des Mille et une Nuits? D'ailleurs je me croyais poète, et je trouvais à composer des vers un

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plaisir d'autant plus difficile à expliquer, qu'il m'était impossible d'en conserver un seul; car ma mémoire ne conserve que ce que j'ai écrit, et je n'avais pas même une épingle pour les tracer sur la muraille. Ainsi, chaque nuit détruisait l'ouvrage du jour, et chaque jour cependant je recommençais, avec l'intrépide constance de Pénélope, un travail qui devait avoir le sort de celui de la veille, et disparaître de ma pensée avant le lendemain. Je dois compter enfin, parmi les faveurs particulières de mon organisation, une aptitude très-prononcée pour le sommeil dans les temps mauvais de ma vie. Les heures du plaisir m'ont paru souvent trop longues; mais j'ai eu meilleur marché de celles de la douleur : je les abrégeais en dormant.

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Malgré l'inappréciable douceur de ces compensations, qui ne seront peut-être un objet d'envie pour personne, mon corps souffrit. La rareté du jour et de l'air, le défaut absolu d'activité et presque de mouvement, l'austérité d'un régime dont je n'avais fait l'apprentissage ni au café Hardi ni dans les cabinets de Rose et de Naudet, l'intensité du froid surtout, qui fut très-rigoureux cette année-là, quelques-unes de ces causes prises à part, ou toutes ces causes réunies, me firent contracter une infirmité nerveuse de la nature la plus bizarre. C'était une espèce de crampe, ou plutôt c'était un engourdissement des extrémités, dont l'invasion n'avait rien de très-pénible, mais qui devenait horriblement douloureux quand il était parvenu au torse. Enfin le cerveau lui-même était envahi, et c'était le temps heureux du paroxisme. Alors je perdais connaissance pendant quelques minutes, et lorsque je revenais à moi, mes membres étaient affranchis des liens de fer qui les brisaient un moment auparavant ; j'étendais sans effort mes bras assouplis, mes poumons jouaient librement dans ma poitrine élargie. Il ne me restait de cette crise qu'un long et morne abattement sans douleur; mais elle se renouvelait souvent, et quelquefois dans la

même heure. Un guichetier de service me surprit dans un de ces accès, et je dus sans doute à sa bienveillance de voir finir la triste épreuve du secret, car il y a des guichetiers bienveillans; il y a même peu de guichetiers qui ne le soient pas, et c'est pour cela qu'on les fait passer de semaine en semaine aux différens services de la prison, de sorte qu'ils ne soient ramenés qu'à leur numéro d'ordre, à la chambrée ou au cachot où l'on pourrait craindre qu'ils n'eussent conçu quelques prédilections propres à les détourner d'un devoir. C'est là, sans contredit, une des plus cruelles rigueurs de la captivité. Il est si doux de rencontrer tous les jours, ne fût-ce que pour un moment, une figure connue, dont le silence forcé paraît éloquent à force de bonté, et qui daigne au moins vous aimer du sourire et du regard!

Ma nouvelle résidence fut fixée au no 6 du troisième étage de l'arrière-bâtiment. On nommait cet étage l'Opinion, parce qu'il était spécialement destiné aux détenus pour faits politiques. Les étages inférieurs s'appelaient le premier et le second des Pailleux ou des Grinches, c'est-à-dire des voleurs. Il arrivait toutefois fréquemment, quand les chambrées de l'Opinion étaient au complet, qu'on déposât un nouveau détenu de l'Opinion chez les Grinches, et réciproquement on nous donnait des grinches et quelquefois pis, quand les corridors du vol et de l'assassinat regorgeaient d'habitans. Peu de temps avant mon arrivée au no 6, la couche que je venais y prendre était occupée par un épicier de la place Maubert, dont le crime est horriblement fameux; c'est ce Trumeau, qui avait empoisonné sa fille. Quand j'appris cette particularité, j'étais couché; mon sang se glaça de consternation et d'horreur. Aucune circonstance ne m'avait encore révélé au même degré la misère de,ma position; il me semblait que cette assimilation odieuse imprimait à ma vie une tache ineffaçable d'infamie, et je me retournai du côté de ma muraille, pour y dévorer quelques pleurs

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de rage et de désespoir. Mes yeux n'étaient pas encore tellement obscurcis cependant, que je n'aperçusse à la hauteur de ma tête des caractères tracés à la pointe d'un instrument aigu; je cherchai machinalement à m'en rendre compte, et je lus :

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Mr. JEANNE PHLIPON,

FEMME ROLAND.

Madame Roland, m'écriai-je ! madame Roland ici! J'étais à genoux, et ce lit qui me révoltait tout à l'heure, je ne l'aurais pas donné pour le divan d'une belle princesse ou pour l'édredon d'une nymphe. Je pleurais encore, mais c'était d'enthousiasme et d'ivresse, et tant que le jour dura, je ne cessai de nommer madame Roland, et de montrer à tout le monde, avec une pieuse effusion, ces augustes reliques d'une des plus pures héroïnes de la liberté ! Ce que je trouve de plus surprenant aujourd'hui dans mon ravissement, c'est qu'il était compris. Il me semble que les fondateurs de nos lois et de nos polices n'ont jamais connu la juste portée d'une mesure de répression appliquée à la pensée, en matière d'opinion et de croyance. Que font-ils quand ils ferment les cachots sur un jeune homme d'ailleurs sensible et bien organisé qui pense mal? Ils se débarrassent d'un étourdi sans conséquence, et ils arment un fanatique.

J'avais retrouvé dans ma chambrée quelques-uns de mes amis du dépôt, le respectable M. de Goville, le vieux journaliste Démaillot, toujours inamovible sur son lit de douleur, mais se dédommageant amplement de la complète immobilité du podagre par l'infatigable mobilité du sophiste; le brave Renou, que sa force et son intrépidité avaient fait surnommer Bras-de-fer par les Vendéens, et dont on cite encore plus de traits d'humanité que de beaux faits d'armes. Notre cinquième camarade était un médicastre octogénaire, nommé Guérin, praticien expert, mais totalement illétré, que le docteur

Seyffert avait cependant trouvé bon pour en faire un de ses adeptes, et qui s'était élevé du temple d'Adhoniram au sanctuaire des Théophilantropes, en passant par les Jacobins. Ce pauvre homme, dont aucune expression ne saurait peindre la désespérante nullité, avait été investi un moment de l'autorité la plus effrayante qui ait jamais reposé dans les mains d'un tyran. A l'instant de cette courte péripétie qui suspendit à peine les angoisses de Robespierre, le 9 thermidor, comme pour les rendre plus hideuses, et dont les promesses furent trahies par la lâcheté d'Henriot, le dictateur, empressé d'aviser à la marche de son gouvernement, nomma Guérin directeur-général de la police, avec les attributions réunies des comités du salut public et de sûreté générale. Ces nouvelles fonctions permettaient du moins au potentat éphémère qui en était revêtu, de se soustraire au devoir périlleux de la permanence, et Guérin eut le bon esprit de sortir de la commune pour se cacher. Là se bornaient les faits notables de sa vie politique; mais ce témoignage clinique de la confiance de Robespierre, ce codicile d'un homme dans lequel Bonaparte reconnaissait le talent de gouverner porté au suprême degré, l'avait tellement préoccupé de l'importance de Guérin, qu'il souffrit qu'on fit expier à ce vieillard, par des mois de captivité, chaque minute de sa toute-puissance imaginaire. Il aurait été bien surpris, s'il l'avait vu.

On voit que notre petit cercle ne manquait pas des élémens nécessaires d'une bonne conversation. M. le comte de Goville, qui avait long-temps vécu à la cour, et qui en conservait les belles manières et l'exquise politesse, relevait ce mérite, commun à la plupart des hommes de son époque et de son rang, par une sagacité extraordinaire, et par une modération invariable dans les opinions et dans les mœurs. L'habitude du malheur lui avait enseigné deux choses merveilleuses auxquelles on peut réduire toute la philosophie, la résignation pour

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