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Gracchus fit ordonner qu'on les prendroit dans celui des chevaliers; changement fi confidérable, que le tribun fe yanta d'avoir, par une feule rogation, coupé les nerfs de l'ordre des fénateurs.

Il faut remarquer que les trois pouvoirs peuvent être bien diftribués par rapport à la liberté de la conftitution, quoiqu'ils ne le foient pas si bien dans le rapport avec la liberté du citoyen. A Rome, le peuple ayant la plus grande partie de la puiffance légiflative, une partie de la puiffance exécutrice, & une partie de la puiffance de juger, c'étoit un grand pouvoir qu'il falloit balancer par un autre. Le fénat 'avoit bien une partie de la puiffance exécutrice; il avoit quelque branche de la puiffance légiflative; mais cela ne fuffifoit pas pour contrebalancer le peuple. Il falloit qu'il eût part à la puiffance de juger ; & il y avoit part, lorfque les juges étoient choifis parmi les fénateurs. Quand les Gracques privèrent les fénateurs de la puiffan e de juger, le fénat ne put plus réfifter au peuple. Ils choquèrent donc la liberté de la conftitution, pour favorifer la liberté du citoyen; mais celle-ci fe perdit avec celle-là.

Il en résulta des maux infinis. On changea la conftitution dans un tems où, dans le feu des difcordes civiles, il y avoit à peine une conftitution. Les chevaliers ne furent plus cet ordre moyen qui uniffoit le peuple au fénat ; & la chaîne de la conftitution fut rompue.

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Il y avoit même des raifons particulières qui

devoient empêcher de tranfporter les jugemens aux chevaliers. La conftitution de Rome étoit fondée fur ce principe, que ceux-là devoient être foldats, qui avoient affez de bien pour répondre de leur conduite à la république. Les cheva liers, comme les plus riches, formoient la cavalerie des légions. Lorfque leur dignité fut augmentée, ils ne voulurent plus fervir dans cette milice ; il fallut lever une autre cavalerie; Marius prit toute forte de gens dans les légions, & la république fut perdue.

De plus, les chevaliers étoient les traitans de la. république; ils étoient avides; ils femoient les malheurs dans les malheurs, & faifoient naître les befoins publics des besoins publics. Bien loin de donner à de telles gens la puiffance de juger, il auroit fallu qu'ils euffent été fans ceffe fous les yeux des juges. Il faut dire cela à la louange des anciennes loix Françoifes; elles ont ftipulé avec les gens d'affaires, avec la méfiance que l'on garde à des ennemis. Lorfqu'à Rome les jugemens furent tranfportés aux traitans, il n'y eut plus de vertu, plus de police, plus de loix, plus de magiftrature, plus de magiftrats.

On trouve une peinture bien naïve de ceci, dans quelque fragment de Diodore de Sicile & de Dion. Mutius Scévola, dit Diodore, voulut rappeller les anciennes mœurs, & vivre de fon 99 bien

propre avec frugalité & intégrité. Car fes prédéceffeurs, ayant fait une fociété avec les

traitans, qui avoient pour lors les jugemens » à Rome, ils avoient rempli la province de » toutes fortes de crimes. Mais Scévola fit juftice des publicains, & fit mener en prison ceux qui "y trainoient les autres. »

Dion nous dit, que Publius Rutilius, fon lieutenant, qui n'étoit pas moins odieux aux chevaliers, fut accufé, à fon tour, d'avoir reçu des préfens, & fut condamné à une amende. Il fit, fur le champ, ceffion de biens. Son inno❤ cence parut, en ce qu'on lui trouva beaucoup moins de bien qu'on ne l'accufoit d'en avoir volé, & il montroit les titres de fa propriété; il ne voulut pius refter dans la ville avec de telles gens.

Les Italiens, dit encore Diodore, achetoient en Sicile des troupes d'esclaves pour labourer leurs champs, & avoir foin de leurs troupeaux; ils leur refufoient la nourriture. Ces malheureux étoient obligés d'aller voler fur les grands chemins, armés de lances & de maffues, couverts de peaux de bêtes, de grands chiens autour d'eux. Toute la province fut dévastée, & les gens du pays ne pouvoient dire avoir en propre, que ce qui étoit dans l'enceinte des villes. Il n'y avoit ni proconful, ni préteur, qui pût ou voulût s'oppofer à ce défordre, & qui osât punir ces efclaves, parce qu'ils appartenoient aux chevaliers qui avoient à Rome les jugemens. Ce fut pourtant une des caufes de la guerre des efclaves. Je ne dirai qu'un mot: Une profeffion qui n'a ni ne

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peut avoir d'objet que le gain; une profeffion qui demandoit toujours, & à qui on ne demandoit rien; une profeffion fourde & inexorable, qui appauvriffoit les richeffes & la misère même, ne devoit point avoir à Rome les jugemens.

CHAPITRE XIX.

Du gouvernement des provinces Romaines, C'EST

'EST ainfi que les trois pouvoirs furent diftribués dans la ville: mais s'en faut bien qu'ils le fuffent de même dans les provinces. La liberté étoit dans le centre, & la tyrannie aux extrêmités.

Pendant que Rome ne domina que dans l'Italie, les peuples furent gouvernés comme des con fédérés on fuivoit les loix de chaque répu blique. Mais lorsqu'elle conquit plus loin, que le fénat n'eut pas immédiatement l'œil fur les provinces, que les magiftrats qui étoient à Rome ne purent plus gouverner l'empire, il fallus envoyer des préteurs & des proconfuls. Pour lors, cette harmonie des trois pouvoirs ne fug plus. Ceux qu'on envoyoit avoient une puiffance qui réuniffoit celle de toutes les magiftratures romaines; que dis-je ? celle même du fénat, celle même du peuple. C'étoient des magistrats

defpotiques, qui convenoient beaucoup à l'éloi gnement des lieux où ils étoient envoyés. Ils 'exerçoient les trois pouvoirs; ils étoient, fi j'ofe me fervir de ce terme, les bachas de la république.

Nous avons dit ailleurs que les mêmes citoyens, dans la république, avoient, par la nature des chofes, les emplois civils & militaires. Cela fait qu'une république qui conquiert ne peut guère communiquer fon gouvernement & régir l'état conquis felon la forme de fa conftitution. En effet, le magiftrat qu'elle envoie pour gou verner, ayant la puiffance exécutrice, civile & militaire, il faut bien qu'il ait auffi la puiffance Légiflative; car qui eft-ce qui feroit des loix fans lui? Il faut auffi qu'il ait la puiffance de juger: car qui eft-ce qui jugeroit indépendamment de lui? Il faut donc que le gouverneur qu'elle envoie ait les trois pouvoirs, comme cela fut dans les provinces Romaines.

Une monarchie peut plus aifément communiquer fon gouvernement, parce que les officiers qu'elle envoie ont, les uns la puiffance exécu trice civile, & les autres la puiffance exécutrice militaire; ce qui n'entraine pas après foi le defpotifme.'

C'étoit un privilège d'une grande conféquence pour un citoyen Romain, de ne pouvoir être jugé que par le peuple. Sans cela, il auroit été foumis dans les provinces au pouvoir arbitraire

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