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Nous avons constaté que le régime de la neutralité permanente laisse intacte la sphère de la vie interne de l'État soumis à ce régime. Il en est de même de la sphère de la vie de relation, sauf une réserve capitale concernant la non-participation aux conflits entre d'autres États. En dehors de là, l'État neutre à titre permanent jouit, sous l'empire de la loi commune internationale et conformément au principe de l'égalité des États, de la même liberté que les autres membres de la société des nations civilisées. Examinons les manifestations de cette liberté dans quelques domaines où elles ont donné lieu chez nous à d'intéressantes observations ou discussions.

1. La représentation diplomatique du pays.

La Constitution internationale de la Belgique dispenset-elle le pays de pourvoir à une importante organisation diplomatique? Cette question a été posée au commencement de notre régime. Est-il besoin d'un corps diplomatique pour «< assurer ce qui est garanti »? disait M. Jullien, lors de la présentation du premier budget complet des Affaires étrangères. M. Nothomb, nommé commissaire du Roi pour la défense de ce budget, en l'absence de M. le général comte Goblet d'Alviella, Ministre des Affaires étrangères, en mission à Londres, rencontra de front la thèse qui consistait à soutenir que des chargés d'affaires et des consuls suffisaient amplement au nouvel État. Non content de démontrer que la position de notre pays parmi les États de l'Europe réclame l'existence

d'un corps diplomatique, il fit ressortir, dans les termes suivants, l'importance spéciale pour le jeune État d'une action très vigilante dans l'ordre international :

Il est difficile, Messieurs, de nier la nécessité et l'influence de la diplomatie en général, à une époque surtout où elle a acquis un si grand développement et une action si prépondérante. Avant le XVIe siècle, il n'existait pas de missions permanentes. Les peuples de l'Europe n'étaient pas coordonnés d'après un système général Chaque peuple n'avait guère qu'une existence individuelle. De la fin du XVIe siècle datent les missions permanentes. Les relations de peuple à peuple devinrent quotidiennes, et on commença à comprendre qu'il y a des lois politiques qui doivent régir les peuples dans leur ensemble.

Nier l'utilité de la diplomatie, c'est proposer aux nations de rétrograder jusqu'à l'isolement; c'est vouloir qu'il n'existe plus d'association de peuples.

Ces considérations ne s'appliquent pas seulement aux grands Etats je dirai même qu'elles s'appliquent surtout aux Etats de deuxième et de troisième ordre, dont l'existence se lie intimement au système politique. Un grand État, appuyé sur des forces considérables de terre et de mer, peut jusqu'à un certain point se suffire à lui-même, et s'il peut s'interdire toute influence au dehors, il peut se conserver sans le secours de la diplomatie. Un Etat secondaire, en se plaçant dans cet isolement, compromettrait sa propre existence.

De tous les États de second et de troisième ordre, aucun n'a un plus grand besoin de l'action diplomatique que le nouvel Etat belge. Aucun Etat secondaire n'est d'un plus grand poids dans la balance politique.

Placé au centre de l'Europe, sans flotte, avec des frontières ouvertes sur presque tous les points, le principe de son indépendance doit s'appuyer non seulement sur les

forces matérielles de l'intérieur, mais surtout sur les nécessités politiques qui rattachent ses destinées aux destinées de l'Europe.

La Belgique est neutre comme la Suisse; mais la Suisse est protégée par ses montagnes, et n'a pas la même importance politique. La neutralité ne doit pas être, selon moi, mise au nombre des conditions qui nous ont été imposées; cette condition, nous l'aurions demandée; ce sera, je n'en doute pas, une des belles conceptions de l'époque. Cette neutralité ne nous prive pas de tout contact avec l'Europe; elle nous met au contraire dans l'obligation d'avoir des agents chargés de dénoncer toute hostilité aux Puissances garantes.

Telles sont les conséquences de notre situation géographique et politique. Comme pays industriel et commerçant, la Belgique a besoin de faire protéger son pavillon, et, à défaut de flotte, elle doit demander cette protection à la diplomatie.

Ainsi, sous quelque rapport qu'on envisage l'existence du nouvel État belge, sous le rapport commercial et maritime comme sous le rapport politique et géographique, l'action de la diplomatie lui est indispensable.

Nous avons montré le lien intime qui rattache la constitution des États perpétuellement neutres à l'organisation de l'arbitrage. On a essayé parfois de représenter l'arbitrage comme une institution destinée à supplanter les services diplomatiques. Rien n'est plus inexact. Nous avons signalé, en ces termes, ce faux point de vue dans notre Mémoire aux Puissances sur l'organisation de l'arbitrage international:

La vérité est que la diplomatie est appelée à remplir et remplira toujours un rôle capital au point de vue du maintien de la bonne harmonie entre les nations. Le premier et

le plus simple moyen d'arranger les affaires, entre les États aussi bien qu'entre les particuliers, ce sont les négociations directes. Un négociateur expérimenté qui a su inspirer confiance réussira souvent à aplanir un différend pour lequel l'arbitrage eût peut-être été décliné. On peut en dire autant d'une sage médiation, qui, par cela même qu'elle peut se placer sur le terrain de la conciliation et de la transaction, possède des ressources d'accommodement que ne renferme pas l'arbitrage. Il n'est donc pas profitable et il peut être dangereux de méconnaître la diversité et la gradation des moyens pacifiques de résoudre les conflits entre les États.

Il ne faut pas oublier d'ailleurs l'action préventive considérable exercée par la diplomatie en vue d'empêcher les différends de naître, ce qui vaut mieux encore que de les arranger lorsqu'ils sont nés.

Il importe également de se rappeler que tout n'est pas conflit dans la vie des Etats et qu'à côté des droits qui peuvent être débattus, la diplomatie est appelée à sauvegarder de nombreux intérêts dont le bon aménagement touche directement à la prospérité des nations. Sa mission et ses devoirs, comme le rappelle M. de Martens, ont un caractère essentiellement organique, déterminé par l'ensemble des problèmes qui s'imposent aux Etats dans les relations internationales.

Reconnaissons enfin qu'une organisation qui permet à chaque État d'être présent et agissant au centre politique des autres Etats, est l'expression vivante de l'idée de la solidarité internationale. Ce sont les agents diplomatiques, porte-voix des intérêts et défenseurs des droits des nations, qui ont frayé passage, pour une grande part, au droit international; c'est par eux que sont encore comblées tous les jours, et souvent dans les conditions les plus délicates, les lacunes de l'organisation qui relie les peuples. « A

mesure que les postes diplomatiques permanents s'étendent sur toute la terre, dit excellemment Bluntschli, les liens entre les États se renforcent, et l'organisation du monde comme aussi les garanties internationales grandissent et se développent. >>

Dans un débat mémorable, en 1848, répondant à ceux qui, se fondant sur des raisons d'économie, préconisaient l'affaiblissement ou l'abaissement de notre représentation à l'extérieur, M. Dechamps s'exprimait en ces termes :

Nous avons maintenu le corps diplomatique, d'abord, après la révolution, pour nous faire reconnaître par les Puissances; plus tard, pour affermir et développer nos relations commerciales; mais nous l'avons maintenu surtout, Messieurs, pour le jour où des événements politiques deviendraient menaçants... S'il est une nation à qui l'imprévoyance est interdite, à laquelle une diplomatie forte, persévérante et respectée soit nécessaire, c'est la Belgique... Messieurs, dans la tempête qui nous enveloppe, on est résolu pour sauver le vaisseau, de jeter des marchandises à la mer, et je le veux bien; mais ce que je ne veux pas, c'est qu'on y jette le pilote et le gouvernail, c'est-à-dire notre force militaire et notre influence politique (1).

Dans un autre débat important, en 1884, se plaçant au point de vue spécial du commerce et de l'industrie, et rencontrant la thèse de la substitution de consuls généraux aux agents diplomatiques, M. Frère-Orban n'eut pas de peine à démontrer qu'« un pareil système aurait pour résultat de compromettre singulièrement les intérêts de l'industrie et du commerce (2) ». Ce serait une erreur, en

(1) DeChamps, Discours du 4 décembre 1848 à la Chambre des Représentants.

(2) FRÈRE-ORBAN, Discours du 7 février 1884 à la Chambre des Représentants.

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