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SCÈNE III'.

GERONIMO, SGANARELLE.

GERONIMO.

Ah! Seigneur Sganarelle, je suis ravi de vous trouver encore ici; et j'ai rencontré un orfévre, qui, sur le bruit que vous cherchez quelque beau diamant en bague pour faire un présent à votre épouse, m'a fort prié de vous venir parler pour lui, et de vous dire qu'il en a un à vendre, le plus parfait du monde.

SGANARELLE.

Mon Dieu! cela n'est pas pressé.

GERONIMO.

Comment? que veut dire cela? Où est l'ardeur que vous montriez tout à l'heure?

SGANARELle.

Il m'est venu, depuis un moment, de petits scrupules" sur le mariage. Avant que de passer plus avant, je voudrois bien agiter à fond cette matière, et que l'on m'expliquât un songe3 que j'ai fait cette nuit, et qui vient tout à l'heure de me revenir dans l'esprit. Vous savez que les songes sont comme des miroirs, où l'on découvre quelquefois tout ce qui nous doit arriver. Il me sembloit que j'étois dans un vaisseau, sur une mer bien agitée, et que....

GERONIMO.

Seigneur Sganarelle, j'ai maintenant quelque petite affaire qui m'empêche de vous ouïr. Je n'entends rien

1. Cette scène est la première du second acte dans le manuscrit Philidor. 2. Des petits scrupules. (Ms. Philidor.)

3. L'idée de ce songe est dans Rabelais. Panurge, toujours perplexe, se détermine, par le conseil de Pantagruel, à « prévoir l'heur ou malheur de son mariage par songes» (livre III, chapitre xin, tome II, p. 66).

du tout aux songes; et quant au raisonnement du mariage, vous avez deux savants, deux philosophes vos voisins, qui sont gens à vous débiter tout ce qu'on peut dire sur ce sujet. Comme ils sont de sectes différentes, vous pouvez examiner leurs diverses opinions là-dessus. Pour moi, je me contente de ce que je vous ai dit tantôt, et demeure votre serviteur.

SGANARELLE.

Il a raison. Il faut que je consulte un peu ces gens-là sur l'incertitude où je suis.

SCÈNE IV.

PANCRACE', SGANARELLE.

PANCRACE 2.

Allez, vous êtes un impertinent, mon ami, un homme bannissable de la république des lettres.

3

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1. A propos d'une scène du Dépit amoureux, qui offre quelque analogie avec celle-ci, nous avons cité (tome I, p. 444, note 3) une scène du Déniaisé de Gillet de la Tessonnerie, imprimé en 1652. Jodelet veut savoir aussi s'il fera bien de se marier; il s'adresse à un pédant, impitoyable bavard comme celui-ci, et qui, comme lui, s'appelle Pancrace. On trouve dans la comédie de Somaize, le Procès des Précieuses (1660), un Pancrace d'un caractère un peu différent : c'est « un professeur de langue précieuse. -Voici les renseignements que donne M. Hermann Fritsche dans son Lexique des noms propres qui se rencontrent chez Molière : " Пavxpáns était déjà le nom d'un philosophe (d'un musicien chez Plutarque, de la Musique, xx); Pancratius est un nom bas-latin dont il y a de nombreux exemples; mais Pancrace, nom de théâtre, est immédiatement dérivé de l'italien Pangrazio, qui désigne fréquemment les pédants et docteurs.... Chez les Italiens le personnage s'appelle Pangrazio il Biscegliese (de Bisceglia en Apulie); c'est aujourd'hui encore un des types principaux du théâtre populaire des Napolitains (voyez M. Maurice Sand, Masques et Bouffons, tome II, p. 35 et suivantes). Dans la vieille comédie anglaise, figure le personnage comique du comte de Pancridge (Pancras) : voyez (le Glossaire de) Nares à ce mot. »

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2. PANCRACE, se tournant du côté par où il est entré, et sans voir Sganarelle. (1734.)

3. Un homme ignare de toute bonne discipline, bannissable.... (1682, ms.

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Oui, je te soutiendrai par vives raisons que tu es un ignorant, ignorantissime, ignorantifiant et ignorantifié par tous les cas et modes imaginables *.

SGANARELLe.

Il a pris querelle contre quelqu'un. Seigneur

8

PANCRACE.

7

....

Tu veux te mêler de raisonner, et tu ne sais pas seulement les éléments de la raison.

SGANARELLE.

La colère l'empêche de me voir. Seigneur

PANCRACE.

9

C'est une proposition condamnable dans toutes les terres de la philosophie.

Philidor, 1697, 1710, 30, 33, 34.) Ces mots ajoutés se lisent aussi dans le canevas de la Jalousie du Barbouillé ; le Docteur dit à Villebrequin (scène vi, tome I, p. 33): « Vous êtes.... un homme ignare de toutes les bonnes disciplines.

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1. PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle. (1734.)

2. Oui, je le soutiendrai. (1684 A, 94 B.)

3. Par vives raisons, je te montrerai par Aristote, le philosophe des philosophes, que tu es un ignorant. (1682, ms. Philidor, 1697, 1710, 30, 33, 34.)

4. Un ignorantissime. (1773.)

5. Voyez dans le Dictionnaire de M. Littré, à l'article IGNORANTIFIER, comment ces deux termes forgés par Molière se rattachent à la doctrine d'Aris

tote.

6. Comparez plus bas p. 45, ligne 11, le texte de 1682.

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Il a pris querelle contre quelqu'un. (A Pancrace.) Seigneur....

PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.

Tu veux.... (1734.)

8. Tu te veux mêler. (1682, ms. Philidor et 1734.)

9.

SGANARELLE, à part.

La colère l'empêche de me voir. (A Pancrace.) Seigneur....

PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.

C'est une proposition.... (1734.)

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Sais-tu bien ce que tu as fait? Un syllogisme in balordo*.

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Il faut qu'on l'ait fort irrité. (A Pancrace.) Je....

PANCRACE, de même, sans voir Sganarelle.

Toto cœlo.... (1734.)

2. Ces deux expressions latines, dont l'une se trouve dans Macrobe (Saturnales, livre III, chapitre xí), l'autre dans Térence (Eunuque, vers 2456), signifient : « tu t'éloignes de la vérité de toute l'étendue du ciel, de tout le chemin que tu as parcouru; » c'est-à-dire : tu te trompes du tout au tout. 3. PANCRACE, se retournant vers l'endroit par où il est entré. (1734.) 4. Ce serait vouloir ressembler au docteur Pancrace que d'attacher ici trop d'importance aux termes de la scolastique, qu'il prodigue avec une volubilité étourdissante; le premier effet que ce jargon doit produire sur l'esprit de l'auditeur, est précisément d'être ou de paraître inintelligible. Nous nous rappelons toutefois que nous nous sommes crus obligés, par notre modeste rôle d'éditeur, à ne pas reculer devant une explication quelconque de la fameuse partie de piquet des Fâcheux; et nous ne voyons pas de raison pour traiter avec plus de dédain les questions et les termes baroques employés ici par Pancrace. Quelques brèves explications nous semblent donc nécessaires : elles serviront au moins à prouver que ce jargon était réellement en usage, que ces questions étaient débattues au temps de Molière dans les écoles, et qu'à cet égard il n'a rien exagéré. Si on en croit Auger, qui pouvait le savoir par lui-même, ces questions se seraient perpétuées dans l'enseignement de la philosophie plus de cent ans encore après la mort de Molière. » Ici, par exception, il faut avouer que le syllogisme in balordo semble de l'invention de Pancrace; le mot est italien, et il est fort possible que Molière, qui, selon

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a Nunquamne tibi.... venit in mentem, toto, ut aiunt, cœlo errasse Vergilium, quum...?

bTota erras via.

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La majeure en est inepte, la mineure impertinente, et la conclusion ridicule ".

Je....

SGANARELle.

PANCRACE 3.

Je crèverois plutôt que d'avouer ce que tu dis; et je soutiendrai mon opinion jusqu'à la dernière goutte de

mon encre.

SGANARELLE.

ait

Puis-je...?

Riccoboni, aurait imité dans cette pièce divers canevas italiens, ait cru devoir rappeler par cette expression même la provenance de ce type du docteur, inévitable dans presque toutes les farces italiennes, et, à ce qu'il semble, toujours amusant pour le public. Ce latin macaronique semblait d'ailleurs plus plaisant que du latin régulier, et c'est un genre de comique dont Rabelais avait déjà usé et abusé dans le catalogue des livres « de la librairie de Saint-Victor » : voyez le Pantagruel, livre II, chapitre vii, tome I, p. 244-251. Les dixneuf modes de syllogismes réguliers reconnus dans l'ancienne école étaient, dit Auger, « exprimés par quatre vers techniques les plus dénués de sens qu'on pu imaginer; mais ce n'est pas le sens des mots qu'il faut y chercher. Ils commencent par Barbara Celarent Darii Ferio, etc., et la Logique de PortRoyal n'a pas dédaigné de nous les conserver". Dans ces mots si insignifiants on ne considere que les voyelles, après être convenu que chacune désignera une espèce de proposition: a exprime une proposition universelle affirmative; o une proposition particulière négative, etc., etc. Le syllogisme in balordo dont parle Pancrace, caractérisé par les trois voyelles a, o, o, est donc un syllogisme dont la majeure serait affirmative universelle, et dont la mineure, ainsi que la conclusion, serait particulière négative; et cet argument serait régulier.... Le mot balordo ne se trouve pas dans les quatre fameux vers techniques,... mais.... baroco s'y trouve or les voyelles de baroco et de balordo étant les mêmes et disposées de la même manière, Pancrace a très-bien pu employer balordo au lieu de baroco, puisqu'il en résulte le même mode de syllogisme; il a pu même le préférer, puisqu'il paraît un peu plus injurieux pour l'adversaire qu'il poursuit de ses apostrophes.

1. PANCRAGE, de même. (1734.)

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2. La mineure impertinente, la conclusion ridicule. (1675 A, 84 A, 94 B.) 3. PANCRACE, de meme. (1734.)

a Le Philosophe du Bourgeois gentilhomme en commence la citation dans l'aperçu qu'il donne à M. Jourdain de la logique (acte II, scène Iv).

MOLIÈRE. IV

3

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