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que par des instincts particuliers qui les caractérisent en tous temps et en tous lieux, elle était presque indifférente; car elle comprenait que les intérêts qui allaient ainsi se débattre n'étaient point en réalité des intérêts qui lui fussent propres.

Et maintenant, si après avoir consulté les tendances intérieures on passait à l'examen de la question étrangère, on pouvait encore y trouver des motifs de lenteurs et de prudence: l'Autriche et la Prusse s'étaient, à la première nouvelle de l'insurrection de Varsovie, empressés d'adopter une ligne de conduite qui ne faisait que trop bien pressentir leur attitude en face de la révolution polonaise. Les ministres russes accrédités auprès des cours de Berlin et de Vienne, avaient pour instructions de demander << quel serait le concours que l'Autriche et la Prusse prêteraient à une répression contre les Polonais, et dans quelles limites un appui serait donné à la Russie par ces deux puissances. » Elles répondirent en établissant chacune un corps de soixante mille hommes, la Prusse dans le duché de Posen, l'Autriche dans la Gallicie, et en arrêtant entre elles les dispositions suivantes : «Nulle correspondance ne pourrait passer par la Prusse ou l'Autriche; nul secours aux insurgés ne serait favorisé ou toléré; les ports, tels que Dantzick, Kœnisberg, seraient fermés à tous convois d'armes et de munitions, vinssent-ils même de la France et de

l'Angleterre; les fonds du royaume de Pologne déposés à la banque de Berlin seraient placés sous le séquestre et mis à la disposition de l'empereur Nicolas; puis, si l'esprit de révolte s'étendait de Varsovie sur Cracovie, et de là dans le duché de Posen ou la Gallicie, alors immédiatement les troupes prussiennes et autrichiennes agiraient de concert avec la Russie pour assurer le maintien des traités de 1814 et 1815, sans craindre les notes ni les menaces de la France. »

Quant à la France elle-même, elle avait tout sacrifié à la révolution belge, et, malgré les frémissements de l'opinion démocratique en faveur de la Pologne, son gouvernement était, ainsi que nous l'avons dit, parfaitement décidé à ne point intervenir par les armes dans cette question brûlante. Maintenir les garanties consacrées par les traités de Vienne, telle était la dernière expression de la politique de la France à l'égard de la Pologne, et, comme nous l'avons dit plus haut, le duc de Mortemart, chargé de représenter à Saint-Pétersbourg la pensée intime du roi Louis-Philippe, n'avait pas d'autres instructions que celles-là.

Ainsi donc, au lendemain de la révolution polonaise, les hommes qu'elle avait chargés de l'organiser et de la défendre, pouvaient, sans être accusés de faiblesse et de pusillanimité, éprouver un instant d'indécision et de vertige; la nation elle-même,

qui n'avait pas hésité dans l'insurrection, pouvait réfléchir avant d'en venir à une séparation violente et irrévocable de cet empire immense, prêt à fondre sur elle et à venger son injure.

Mais aussi le peuple polonais était un peuple de soldats, et les souvenirs chevaleresques de son passé, joints à la vivacité de son imagination ardente, triomphèrent presque immédiatement de l'étonnement et de la prudence des premières heures. Le prince Lubecki partit pour Saint-Pétersbourg, accompagné du nonce Jezierski, dans le but d'entamer avec l'empereur des négociations qui eussent permis d'espérer un arrangement entre les deux pays violemment séparés, entre les deux peuples prêts à se ruer l'un sur l'autre. Cette tentative n'aboutit pas, et peut-être, dans l'esprit de Lubecki, n'était-ce qu'un moyen de gagner du temps. Mais alors, à qui le temps devait-il profiter? Assurément ce n'était pas à la Pologne.

Cependant la diète se réunissait sous la présidence du maréchal Wladislas Ostrowski, et son premier acte était une adhésion formelle à l'insurrection polonaise contre la domination du Tsar, résolution dont le dictateur se montra assez irrité pour déposer aussitôt l'autorité qu'il avait assumée. C'était, en effet, jeter le gant à la Russie, que d'approuver solennellement et sans restriction la révolution du 29 novembre; c'était ouvrir impru

demment la lice où deux nationalités allaient si violemment se heurter; et Chlopicki avait trop bien compris les dangers d'une telle lutte pour ne pas employer tous ses efforts à maintenir sur le terrain de la diplomatie la formidable question qui devait se résoudre par les armes. Cette tâche ingrate, la Pologne ne devait lui en tenir aucun compte, et le patriotisme sincère qui l'avait provoquée fut même injustement contesté. Mais la diète n'accepta pas cette démission que lui offrait le dictateur; bien plus, tout en publiant un manifeste qui exposait les griefs de la Pologne contre la domination du Tsar, elle investit légalement Chlopicki de la dictature qu'il venait d'abdiquer, témoignant ainsi toute sa confiance, et l'espoir qu'elle plaçait dans le seul homme capable de dominer la situation difficile où le pays se trouvait engagé.

Le manifeste, publié le 5 janvier 1831, était conçu en des termes d'une exaltation qui ne manquait pas de grandeur, et ses dernières phrases renfermaient cette prédiction sinistre de l'avenir, prédiction dont l'accomplissement était proche : « Si la Providence a destiné cette terre à un asservissement perpétuel, et si dans cette dernière lutte la liberté de la Pologne doit succomber sous les ruines de ses villes et les cadavres de ses défenseurs, notre ennemi ne régnera que sur des déserts, et tout bon Polonais emportera en mourant cette

consolation que, si le ciel ne lui a pas permis de sauver sa propre patrie, il a du moins, par ce combat à mort, mis à couvert pour un moment les libertés de l'Europe menacée. »

C'était prononcer par avance l'oraison funèbre de la Pologne; mais sous ce langage sinistre se cachait, il faut bien le dire, une espérance insensée. On comptait sur la révolution, ce fantôme menaçant que les journées de Juillet 1830 avaient montré de nouveau à l'Europe monarchique; on comptait sur la France et sur son armée, sans apprécier mûrement et de sang-froid la situation de la France elle-même.

L'attitude de la Russie en présence de cette révolution polonaise si soudaine, si impétueuse, était pleine de dignité et de hauteur. Le prince Lubecki n'avait été reçu par l'empereur que comme plénipotentiaire des révoltés de Varsovie. La distinction que l'empereur avait voulu établir tout d'abord, faisait prévoir d'avance l'issue de cette négociation impossible. Les vieux boyards frémissaient de l'injure faite au Tsar, qui lui-même, après avoir instruit les officiers des gardes des événements qui venaient de se produire dans la capitale de la Pologne, avait ajouté : « J'espère que si les circonstances me forçaient à me mettre à la tête de mes gardes, vous me montrerez l'attachement dont vous m'avez toujours donné des preuves; mais je vous

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