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il me semble, sauf correction, que ceci ne nous regarde pas la nation veut un empereur, est-ce à nous d'en délibérer? » Ce raisonnement parut si fort, si lumineux, si ad rem... que veux-tu, j'entraînai l'assemblée; jamais orateur n'eut un succès si complet: on se lève, on signe, on s'en va jouer au billard. Maire me disait : «Ma foi, commandant, vous parlez comme Cicéron; mais pourquoi donc voulez-vous tant qu'il soit empereur, je vous prie? Pour en finir et faire notre partie de billard. Fallait-il rester là tout le jour? Pourquoi ne le voulez-vous pas? Je ne sais, me dit-il, mais je le croyais fait pour quelque chose de mieux.» Voilà le propos du lieutenant, que je ne trouve point tant sot. En effet, que signifie, dis-moi... un homme, lui, Bonaparte, soldat, chef d'armée, le premier capitaine du monde, vouloir qu'on l'appelle majesté! être Bonaparte, et se faire sire! Il aspire à descendre: mais non, il croit monter en s'égalant aux rois. Il aime mieux un titre qu'un nom; pauvre homme! ses idées sont audessous de sa fortune. Je m'en doutai quand je le vis donner sa petite sœur à Borghèse, et croire que Borghèse lui faisait trop d'honneur!

Voilà nos nouvelles; mande-moi celles du pays où tu es, et comment la farce s'est jouée chez vous; à peu près de même, sans doute.

Chacun baise en tremblant la main qui nous enchaine.

Avec la permission du poëte, cela est faux; on ne

tremble point, on veut de l'argent, et on ne baise que

la main qui paye.

Ce César l'entendait mieux, et aussi c'était un autre homme; il ne prit point de titres usés, mais il fit de son nom même un titre supérieur à celui de roi. Adieu, nous t'attendons ici.

Récit d'une aventure tragi-comique.
(A MADAME PIGALE.)

Résina, près Portici, le 1er novembre 1807.

Vos lettres sont rares, chère cousine; vous faites bien, je m'y accoutumerais, et je ne pourrais plus m'en passer. Tout de bon, je suis en colère; vos douceurs ne m'apaisent point. Comment, cousine, depuis trois ans, voilà deux fois que vous m'écrivez! En vérité, mam'selle Sophie... Mais quoi! si je vous querelle, vous ne m'écrirez plus du tout. Je vous pardonne donc, crainte de pis.

Oui, sûrement, je vous conterai mes aventures, bonnes et mauvaises, tristes et gaies, car il m'en arrive des unes et des autres; il y a plaisir à les entendre, et plus encore, je m'imagine, à vous les conter; c'est une expérience que nous ferons au coin du feu quelque jour j'en ai pour tout un hiver. J'ai de quoi vous amuser, et par conséquent vous plaire, sans vanité, tout ce temps-là; de quoi vous attendrir, vous faire rire, vous faire peur, vous faire dormir... Voici, en attendant, un petit échantillon de mon histoire; mais c'est

du noir, prenez-y garde. Ne lisez pas cela en vous couchant, vous en rêveriez, et pour rien au monde je ne voudrais vous avoir donné le cauchemar.

Un jour je voyageais en Calabre. C'est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n'aiment personne, et en veulent surtout aux Français. De vous dire pourquoi, cela sera long; suffit qu'ils nous haïssent à mort, et qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on tombe entre leurs mains. J'avais pour compagnon un jeune homme.

Dans ces montagnes les chemins sont des précipices, nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine; mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut ma faute; devais-je me fier à une tête de vingt ans? Nous cherchâmes, tant qu'il fit jour, notre chemin à travers ces bois; mais, plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon; mais comment faire? Là nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita. Mon jeune homme ne se fit pas prier : nous voilà mangeant et buvant, lui du moins, car pour moi j'examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien mine de charbonniers; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal. Ce n'étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux, coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade au contraire: il était de la famille; il riait, il causait avec eux; et par une imprudence que j'aurais dû prévoir (mais quoi! s'il était écrit!) il dit

d'abord d'où nous sommes, où nous allions, qui nous étions; Français, imaginez un peu! chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche, promit à ces gens, pour la dépense et pour nos guides le lendemain, ce qu'ils voulurent. Enfin, il parla de sa valise, priant fort qu'on en eût grand soin, qu'on la mit au chevet de son lit; il ne voulait point, disait-il, d'autre traversin. Ah! jeunesse! jeunesse! que votre âge est à plaindre! Cousine, on crut que nous portions les diamants de la

couronne...

Le souper fini, on nous laisse; nos hôtes couchaient en bas, nous dans une chambre haute où nous avions mangé; une soupente élevée de sept à huit pieds, où l'on montait par une échelle, c'était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid dans lequel on s'introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l'année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tète sur sa précieuse valise. Moi, déterminé à veiller, je fis bon feu et m'assis auprès. La nuit s'était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand, sur l'heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j'entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer; et, prètant l'oreille par la cheminée, qui communiquait avec celle d'en bas, je distinguai parfaitement ces propres mots du mari : << Eh bien! enfin, voyons, faut-il les tuer tous deux? » A quoi la femme répondit : « Qui,» et je n'entendis

plus rien. Que vous dirai-je? je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre ; à me voir, vous n'eussiez su si j'étais mort ou vivant. Dieu! quand j'y pense encore!... Nous deux presque sans armes, contre eux douze ou quinze qui en avaient tant. Et mon camarade mort de sommeil et de fatigue! L'appeler, faire du bruit, je n'osais; m'échapper tout seul, je ne pouvais; la fenêtre n'était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups... En quelle peine je me trouvais, imaginez-le, si vous pouvez. Au bout d'un quart d'heure, qui fut long, j'entends sur l'escalier quelqu'un, et par les fentes de la porte je vis le père, sa lampe dans une main, dans l'autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui; moi derrière la porte il ouvrit; mais, avant d'entrer, il posa la lampe, que sa femme vint prendre; puis il entre pieds nus, et elle, de dehors, lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : « Doucement, va doucement. » Quand il fut à l'échelle, il monte, son couteau entre les dents, et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu, offrant sa gorge découverte, d'une main il prend son couteau, et de l'autre... Ah! cousine... il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul à mes réflexions.

Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vient nous éveiller, comme nous l'avions recommandé. On apporte à manger : on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient

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