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Mais lorsque enfin il n'a plus que la mort devant lui, son trouble s'apaise; et, d'une voix pleine de tendresse : << Ma fille, dit-il, tu vois en moi une victime destinée « au sacrifice. Mon heure suprême est arrivée. Je ne << sais comment s'accomplira ce dernier acte de la jus« tice des dieux; mais enfin je vais mourir. Tu as en«< core un service à me rendre pendant que je me pu«rifierai dans la fontaine, va chercher une brebis noire; « je l'immolerai aux déités infernales. »

Antigone, plus légère qu'un chevreuil, s'élance dans la vallée, et court demander à un pâtre la victime que désire son père. « A présent, lui dit OEdipe, retire-toi. » Antigone se jette à ses pieds. « O ma fille, lui dit le roi, << nous ne pouvons rien contre la volonté des dieux. Hé« las je te laisse seule sur la terre. Tu ne trouveras << d'appui qu'en toi-même, dans ton innocence et ta << vertu. Antigone, tu iras trouver Thésée. Le héros « d'Athènes est désigné par les dieux pour protéger les « nobles projets que tu pourras encore former. Il se sou<< viendra de l'hospitalité qui nous unit. Ma fille, rends<< toi dans l'illustre cité de Minerve avec le rameau des << suppliants; car il faut toujours se conformer à sa for<< tune. Adieu. >>

Antigone s'éloigne en pleurant. Bientôt elle entend un bruit effroyable. Le jour paraît s'éteindre; seulement quelques éclairs rares, mais prolongés, traversent l'obscurité profonde. Les sommets du Parnasse, les cimes de l'Hélicon semblent jeter des flammes. Le torrent de la vallée rend un gémissement pareil à celui dont OEdipe venait de parler. Tout à coup retentit au loin comme le

roulement d'un char qui se précipite du haut d'une montagne dans le fond d'un ravin, où il arrive brisé. Antigone se retourne le cœur serré de mille angoisses, et elle voit, entre les deux chênes embrasés, le malheureux roi de Thèbes, le visage couvert d'un long voile, tenant d'une main le couteau sacré, et de l'autre la patère pleine du sang de la victime. L'auguste misérable est entouré d'une lumière dont la vierge ne peut soutenir tout l'éclat, et qui s'éteint aussitôt : alors d'épaisses ténèbres lui dérobent la vue de son père, et du sein de ces ténèbres mystérieuses sort ce dernier cri : « Hélas! hélas! adieu, ma fille ! » A l'instant même renaît la clarté du jour : Antigone s'approche en tremblant; mais elle ne trouve que la brebis égorgée : il ne restait plus rien d'OEdipe. Ainsi disparut de la terre le fils de Laïus. Fut-il consumé par la foudre, fut-il englouti dans un abìme, fut-il enlevé vivant dans l'Olympe, les dieux se sont réservé ce secret.

(Antigone.)

Vote d'un régicide.

Enfin le moment de voter arriva. Mes oreilles entendirent des accents inouïs qui troublaient l'affreuse monotonie d'un murmure d'effroi; elles entendirent des discours sans suite, expressions sacriléges qui planaient avec terreur sur tous, blasphèmes confus qui me glaçaient d'épouvante. J'étais résolu, oui, j'étais résolu de m'absoudre moi-même en prononçant l'absolution de l'innocent. Je cherchais d'avance à compter les voix, à

les deviner, à interroger jusqu'au trouble des consciences; ce sentiment sympathique et contagieux qui vient se saisir d'une multitude assemblée, qui se réfléchit de tous sur chacun, restait impénétrable pour moi, et je ne pouvais rien prévoir. J'espérais cependant que, soit justice de la part des uns, soit pitié de la part des autres, le grand parricide ne s'achèverait pas.

Déjà plusieurs votes avaient été émis, et ces votes divers me faisaient passer par toutes les incertitudes les plus cruelles, par toutes les alternatives de l'abattement et de la douleur. Je les notais avec angoisse dans ma mémoire. Celui dont un sort cruel appela le nom immédiatement avant le mien, prononça d'une voix assurée l'arrêt de mort. Des murmures d'une exécrable approbation l'accompagnèrent lorsqu'il descendit de la tribune; des murmures de menace me suivirent lorsque je me présentai pour y monter. J'y arrive en frémissant. Je sentis, comme mille poignards à la fois, tous les yeux qui furent spontanément fixés sur les miens : cette multitude de regards inquiets et inexorables, ainsi concertés, exercent aussitôt sur mon âme une puissance surnaturelle de trouble et de fascination que je ne puis expliquer. Autour de moi rien ne m'encourageait, et tout au contraire m'épouvantait. Aucun cœur ne semblait vouloir me répondre. Je me trouvai seul comme un homme suspendu sur le penchant d'un abîme et privé de tout secours. Livré à l'abandon le plus absolu, je ne sais quel attrait du crime, je ne sais quel goût du remords et du désespoir vint saisir avec des bras de fer une pauvre créature délaissée. Je crois qu'en ce moment funeste une parole in

connue, une parole qui n'était pas la mienne, vint se placer sur mes lèvres iniques. Que ne m'est-il permis d'en douter! Mais je l'ai entendue aussi distinctement que le vote de celui qui m'avait précédé, je l'ai entendue comme une voix étrangère qui mentait à ma pensée, qui immolait ce que j'avais de plus cher en moi. D'ailleurs, n'ai-je pas vu malgré tout le désordre de mes sens, cette joie atroce et convulsive, ce mépris insultant qui se manifestèrent sitôt qu'on eut acquis une voix sur laquelle on ne comptait pas ? (Homme sans nom.)

CHARLES NODIER.

(1788-1844.)

Charles NODIER, né à Besançon, était fils d'un avocat qui devint président du tribunal révolutionnaire de Lyon pendant la Terreur. Il se rendit à Paris vers les premières années du siècle, et commença à se faire connaître dans la littérature. Malheureusement il éparpilla son talent sur une foule de sujets: il écrivit des romans, des contes, des pamphlets, des pièces de vers, des articles de bibliographie et de philologie, des préfaces, des prospectus, etc. Aussi il a laissé une réputation populaire plutôt qu'un bon livre.

C'était un écrivain doué d'une imagination vive, d'une sensibilité vraie, d'une ironie piquante, d'un talent plein de grâce et d'élégance dans l'expression, mais il manquait de conception, de sérieux, de force, de puissance artistique, et il avait une facilité superficielle qui effleurait à peine le sujet. Il n'a réussi que dans les contes les plus jolis sont Trilby, Thérèse Aubert, Hélène Gillet, le Lutin d'Argaïl, le Bibliomane et Polichinelle, Parmi ses autres ouvrages, on distingue le Roi de Bohême, le Peintre de Salzbourg, Mademoiselle de Marsan et

des Souvenirs historiques de la Révolution, qu'on pourrait quelquefois appeler imaginaires.

Polichinelle.

Voilà, voilà Polichinelle, le grand, le vrai, l'unique Polichinelle! Il ne paraît pas encore, et vous le voyez déjà! vous le reconnaissez à son rire fantastique, inextinguible comme celui des dieux. Il ne paraît pas encore, mais il susurre, il siffle, il bourdonne, il babille, il crie, il parle de cette voix qui n'est pas une voix d'homme, de cet accent qui n'est pas pris dans les organes de l'homme, et qui annonce quelque chose de supérieur à l'homme, Polichinelle, par exemple. Il s'élance en riant, il tombe, il se relève, il se promène, il gambade, il saute, il se débat, il gesticule, et retombe démantibulé contre le châssis qui résonne de sa chute. Ce n'est rien, c'est tout, c'est Polichinelle! Les sourds l'entendent et rient; les aveugles rient et le voient, et toutes les pensées de la multitude enivrée se confondent en un cri: C'est lui! c'est lui! c'est Polichinelle !

Alors..... ah! c'est un spectacle enchanteur que celuici! alors les petits enfants, qui se tenaient immobiles d'un curieux effroi entre les bras de leurs bonnes, la vue fixée avec inquiétude sur le théâtre vide, s'émeuvent et s'agitent tout à coup, agrandissant encore leurs beaux yeux ronds pour mieux voir, s'approchent, se retirent, se rapprochent, se disputent la première place. Ils s'en disputeront bien d'autres quand ils seront grands! Le flot de l'avant-scène roule à sa surface des petits bon

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