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« C'est fort bien, monsieur, vous dit-il en empochant ; maintenant voulez-vous me donner pour moi? - Comment! et ce que je viens de vous donner! C'est pour

la fabrique, monsieur, à laquelle je dois deux francs par personne; mais à présent monsieur comprend bien qu'il me faut quelque petite chose pour moi. » Pourboire.

Vous redescendez. Tout à coup une trappe s'ouvre à côté de vous. C'est la cage des cloches. Il faut bien voir les cloches de ce beau clocher. Un jeune gaillard vous les montre et vous les nomme. Pourboire. Au bas du clocher vous retrouvez le bedeau qui vous a attendu patiemment, et qui vous reconduit avec respect jusqu'au seuil de l'église. Pourboire.

Vous rentrez à votre hôtel, et vous vous gardez bien de demander votre chemin à quelque passant, car le pourboire saisirait cette occasion. A peine avez-vous mis le pied dans l'auberge que vous voyez venir à vous d'un air amical une figure qui vous est tout à fait inconnue. C'est l'estafier qui vous rapporte votre passe-port. Pourboire. Vous dìnez, l'heure du départ arrive, le domestique vous apporte la carte à payer. Pourboire. Un garçon d'écurie porte votre bagage à la diligence. Pourboire. Un facteur le hisse sur l'impériale. Pourboire. Vous montez en voiture, on part, la nuit tombe; vous recommencerez le lendemain.

Récapitulons: Pourboire au conducteur, pourboire au postillon, pourboire au débâcheur, pourboire au brouetteur, pourboire à l'homme qui n'est pas de l'hotel, pourboire à la vieille femme, pourboire à Rubens, pourboire au suisse, pourboire au sacristain, pourboire au

sonneur, pourboire au baragouineur, pourboire à la fabrique, pourboire au sous-sonneur, pourboire au bedeau, pourboire à l'estafier, pourboire aux domestiques, pourboire au garçon d'écurie, pourboire au facteur: voilà dix-huit pourboires dans une journée. Ötez l'église, qui est fort chère, il en reste neuf. Maintenant calculez tous ces pourboires d'après un minimum de cinquante centimes et un maximum de deux francs, qui est quelquefois obligatoire, et vous aurez une somme assez inquiétante. N'oubliez pas que tout pourboire doit être une pièce d'argent. Les sous et la monnaie de cuivre sont copeaux et balayures que le dernier goujat regarde avec un inexprimable dédain.

Pour ces peuples ingénieux, le voyageur n'est qu'un sac d'écus qu'il s'agit de désenfler le plus vite possible. Chacun s'y acharne de son côté. Le gouvernement luimême s'en mêle quelquefois; il vous prend votre malle et votre porte-manteau, les charge sur ses épaules et vous tend la main. Dans les grandes villes, les porteurs de bagages redoivent au trésor royal douze sous et deux liards par voyageur. Je n'étais pas depuis un quart d'heure à Aix-la-Chapelle, que j'avais déjà donné pourboire au roi de Prusse. (Le Rhin, lettre XIIe.)

MÉRIMÉE.

(1802.)

M. Prosper MERIMÉE, romancier, historien, dramaturge et savant, est né à Paris. Il s'est consacré de bonne heure aux lettres, et a publié sur divers sujets plusieurs ouvrages d'un mérite éminent. Les plus remarquables sont un Voyage archéologique dans le sud et l'ouest de la Frauce et en Corse; un Essai sur l'architecture du moyen âge, le Théâtre de Clara Gazul, recueil de pièces dramatiques composées dans le goût espagnol; des nouvelles et des contes charmants, entre autres Matteo Falcone, l'Enlèvement de la redoute, et Colomba, son chef-d'œuvre, belle peinture des mœurs de la Corse; une Histoire de D. Pedro le Cruel, roi de Castille, et une Histoire romaine pendant la guerre sociale et la conjuration de Catilina.

Dans tous ces ouvrages, M. Mérinée se montre narrateur parfait, écrivain pur, précis et sobre d'ornements. Aucun autre n'est plus habile à traiter un sujet d'imagination comme un sujet historique quand il invente, il produit l'illusion de la vérité au point de faire croire qu'il raconte un fait arrivé. Aucun autre ne se distingue à un plus haut degré que lui par la précision et la netteté de la pensée et du style; son défaut est d'exagérer ces qualités, et de tomber quelquefois dans la dureté et la sécheresse. Vinet a dit excellemment de lui que « c'est un esprit à la fois exquis et dur, »>

L'enlèvement de la redoute.

Un militaire de mes amis, qui est mort de la fièvre en Grèce il y a quelques années, me conta un jour la première affaire à laquelle il avait assisté. Son récit me frappa tellement, que je l'écrivis de mémoire aussitôt que j'en eus le loisir.

« Je rejoignis le régiment le 4 septembre au soir. Je trouvai le colonel au bivouac. Il me reçut d'abord assez

brusquement; mais après avoir lu la lettre de recommandation du général B***, il changea de manières, et m'adressa quelques paroles obligeantes.

«Je fus présenté par lui à mon capitaine, qui revenait à l'instant même d'une reconnaissance. Ce capitaine, que je n'eus guère le temps de connaître, était un grand homme brun, d'une physionomie dure et repoussante. Il avait été simple soldat, et avait gagné ses épaulettes et sa croix sur les champs de bataille. Sa voix, qui était enrouée et faible, contrastait singulièrement avec les proportions presque gigantesques de sa personne. On me dit qu'il devait cette voix étrange à une balle qui l'avait percé de part en part à la bataille d'Iéna.

<< En apprenant que je sortais de l'école de Fontainebleau, il fit la grimace et dit : « Mon lieutenant est mort hier...» Je compris qu'il voulait dire : «C'est vous qui devez le remplacer, et vous n'en êtes pas capable.» Un mot piquant me vint sur les lèvres, mais je me contins.

«La lune se leva derrière la redoute de Cheverino, située à deux portées de canon de notre bivouac. Elle était large et rouge, comme cela est ordinaire à son lever. Mais ce soir-là elle me parut d'une grandeur extraordinaire. Pendant un instant, la redoute se détacha en noir sur le disque éclatant de la lune Elle ressemblait au cône d'un volcan au moment de l'éruption.

<«< Un vieux soldat, auprès de qui je me trouvais, remarqua la couleur de la lune : «Elle est bien rouge, dit-il; c'est signe qu'il en coûtera bon pour l'avoir, cette fameuse redoute!» J'ai toujours été superstitieux; et cet augure, dans ce moment surtout, m'affecta. Je me cou

chai, mais je ne pus dormir. Je me levai, et je marchai quelque temps, regardant l'immense ligne de feux qui couvrait les hauteurs au delà du village de Cheverino.

«Lorsque je crus que l'air frais et piquant de la nuit avait assez rafraîchi mon sang, je revins auprès du feu; je m'enveloppai soigneusement de mon manteau, et je fermai les yeux, espérant ne pas les ouvrir avant le jour. Mais le sommeil me tint rigueur. Insensiblement mes pensées prenaient une teinte lugubre. Je me disais que je n'avais pas un ami parmi les cent mille hommes qui couvraient la plaine. Si j'étais blessé, je serais dans un hôpital, traité sans égard par des chirurgiens ignorants. Ce que j'avais entendu dire des opérations chirurgicales me revint à la mémoire. Mon cœur battait avec violence, et machinalement je disposais comme une espèce de cuirasse le mouchoir et le portefeuille que j'avais sur la poitrine. La fatigue m'accablait, je m'assoupissais à chaque instant, et à chaque instant quelque pensée sinistre se reproduisait avec plus de force et me réveillait en sursaut.

<< Cependant la fatigue l'avait emporté, et quand on battit la diane j'étais tout à fait endormi. Nous nous mîmes en bataille; on fit l'appel, puis on remit les armes en faisceaux, et tout annonçait que nous allions passer une journée tranquille.

«Vers les trois heures un aide de camp arriva, apportant un ordre. On nous fit prendre les armes; nos tirailleurs se répandirent dans la plaine; nous les suivîmes lentement, et au bout de vingt minutes nous vîmes tous les avant-postes des Russes se replier et rentrer dans la redoute.

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