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nale de l'oiselière pouvait seule pressentir ou discerner leur présence. Enfin, elle aperçut quelques points noirs, d'abord indécis, qui semblaient nager au delà des nuages. Peu à peu ils parurent les traverser; leur nombre augmenta en même temps l'intensité de leur volume. Enfin, on distingua bientôt leur vaste envergure, et leurs cris sauvages se firent entendre comme un concert diabolique dans la région des tempêtes.

Ils tournèrent longtemps, dessinant de grands circuits qui allaient en se resserrant, et quand ils furent réunis en un groupe compacte, perpendiculairement sur la tête de l'oiselière, ils se laissèrent balancer sur leurs ailes, descendant et remontant comme des ballons, et paralysés par une invisible méfiance.

Ce fut alors que Madeleine, couvrant sa tète, cachant ses mains dans son manteau, et ramassant ses pieds sous sa jupe, s'affaissa comme un cadavre sur le rocher, et à l'instant même cette nuée d'oiseaux carnassiers fondit sur elle, comme pour la dévorer.

« Ce jeu-là est plus dangereux qu'on ne pense, dit Téverino en prenant le fusil de Léonce dans la voiture et en s'élançant sur le rocher; peut-être que la petite ne voit pas à combien d'ennemis elle a affaire. »

Madeleine, comme pour montrer son courage, se releva et agita son manteau. Les aigles s'écartèrent : mais, prenant ce mouvement passager pour les convulsions de l'agonie, ils se tinrent à portée, remplissant l'air de leurs clameurs sinistres, et dès que l'oiselière se fut recouchée, ils revinrent à la charge. Elle les attira et les effraya ainsi à plusieurs reprises; après quoi, elle se dé

couvrit la tète, étendit les bras, et, debout, elle attendit immobile. En ce moment, Téverino éleva le canon de son fusil, afin d'arrêter ces bètes sanguinaires au passage, s'il était besoin. Mais Madeleine lui fit signe de ne rien craindre, et, après avoir tenu l'ennemi en respect par le feu de son regard, elle quitta le rocher lentement, laissant derrière elle un oiseau mort dont elle s'était munie sans rien dire, et qu'elle avait enveloppé dans un chiffon. Pendant qu'elle descendait, les aigles se précipitèrent sur cette proie, et se la disputèrent avec des cris furieux. (La petite Fadette.)

SAINTE-BEUVE.

(1804.)

M. Charles-Augustin DE SAINTE-BEUVE, un de nos meilleurs poëtes dans le genre intime et familier, est aussi un de nos critiques les plus fins et les plus délicats. Il est né à Boulogne-sur-Mer. Au sortir de ses études, il se voua aux lettres, et entra dans la presse périodique, où il donne, depuis vingt-cinq ans, une série d'articles de critique sous le titre de Portraits littéraires. Ces Portraits composent une galerie, qui se complète chaque jour, des principaux écrivains du dix-septième, du dix-huitième et du dix-neuvième siècle, et ils pourront former une histoire de la littérature française. M. de Sainte-Beuve excelle dans la biographie littéraire aux détails intimes il mêle des vues morales, des aperçus élevés, des appréciations fines et délicates; il y fait entrer la plupart des questions intéressantes de littérature actuelle, et il déploie une érudition curieuse et patiente, une vive sensibilité, une originalité

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ingénieuse, une rare souplesse de talent et un profond sentiment d'ar. tiste et de poëte.

Depuis deux ans, toutes les qualités de ce critique éminent se sont déployées et épurées dans une série d'articles de biographic et de critique littéraire publiés par le journal le Constitutionnel, et dont huit volumes ont déjà paru sous le modeste titre de Causeries du Lundi.

M. de Sainte-Beuve a encore écrit unc excellente Histoire de la poésie française au seizième siècle, un roman intitulé Volupté, et une Histoire de Port-Royal encore inachevée.

ces,

MM. Cousin et Villemain, écrivains.

Le style de M. Cousin a l'air plus grand; il a la ligne plus ouverte, le dessin plus large; il se donne à première vue plus d'horizon. Mais il est de certains détails dont il ne tient pas compte et qu'il néglige. Comme les statuaires, il choisit son point de vue et y sacrifie le reste. Le style de M. Villemain, large et fin, avance comme un flot; il ne laisse aucun point de la pensée sans l'embrasser ou le revêtir. Il est tout varié de nuande rencontres imprévues, d'expressions trouvées. S'il trahit par endroits un peu d'inquiétude et d'incertitude, dès qu'il est dans le plein du sujet, il devient tout à fait grave et beau. J'ai pour idée que l'on est toujours de son temps, et ceux-là mème qui en ont le moins l'air. Le style de M. Villemain appartient à notre temps par un certain souci et une certaine curiosité d'expression qui y met le cachet; c'est un style, après tout, individuel, et qui ressemble à l'homme. Le style de M. Cousin, au premier abord, paraît échapper à la loi commune ; on dirait vraiment que c'est un personnage du dix-septième siècle qui écrit. Il entre dans son sujet

de haute lice; il a l'élévation de ton aisée, naturelle, l'ampleur du tour, la propriété lumineuse et simple de l'expression. Pourtant certain air de gloire, répandu dans l'ensemble, trahit à mes yeux le goût de Louis XIII jusqu'en plein goût de Louis XIV. Son style aussi est moins individuel que l'autre, et serre de moins près les replis de la pensée; c'est un style qui honore ce temps-ci bien plus encore qu'il ne le caractérise. Je ne veux pas prolonger outre mesure un parallèle qui peut se résumer d'un mot: M. Villemain a des teintes plus fines, M. Cousin a la touche plus large. Seulement si quelqu'un, frappé chez celui-ci de tant de grandes parties qui enlèvent, était tenté, entre les deux, de le préférer comme écrivain et de le lui dire, nous sommes bien sûr que luimême serait le premier à renvoyer l'admirateur au style de l'autre, en disant : « Regardez bien, vous n'y avez pas tout vu. » (Causeries du lundi.)

M. Thiers, historien.

M. Thiers, d'instinct et par tempérament, aime, avant tout, le naturel, la simplicité, l'opposé du déclamatoire et de tout ce qui y ressemble ou qui y prète. Littérairement, Bossuet, Molière et Racine sont ses dieux, et, en cela, il a la religion du grand nombre; mais il a plus que personne ses préférences et ses exclusions : il est pour Racine presque contre Corneille, pour Voltaire décidément contre Jean-Jacques. Esprit clair, vigoureux et net, par sa longue pratique positive, il n'a fait que se fortifier dans son premier instinct et y ajouter l'arrêt de

l'expérience. En histoire, sa méthode rappellerait plutôt, chez les anciens, celle de Polybe; guerre, administration, finances, il embrasse tout, il expose tout, comme il l'a étudié, avec précision, continuité, et sans lâcher prise jusqu'au dernier détail. Dans une histoire telle que celle qu'il traite aujourd'hui, où il est le premier à passer, et avec les incomparables matériaux qu'il a eus à sa disposition, on aurait dû, ce semble, lui souhaiter une telle méthode, s'il ne l'avait eue de lui-même. A combien de déclamations et de fausses vues une histoire ainsi faite va couper court dès l'origine! Que de questions jugées et vidées qui auraient fourni matière à controverse s'il n'en avait pas établi, dès l'abord, la solution décisive! Je n'irai pas jusqu'à dire que sur tous les points il en soit ainsi; il est des branches de cette histoire impériale pour lesquelles il n'a pas tout fait, la diplomatie par exemple. Mais, pour l'ordre civil, pour l'administration, pour la guerre, il a poussé l'exposition au dernier degré d'éclaircissement et d'évidence où elle peut aller. On rend généralement hommage et justice à cette grande composition historique et aux belles qualités qui s'y déploient; mais, selon moi, on ne lui en rend pas encore assez, et l'avenir en dira plus. Tout le monde aborde et lit cette histoire; mais il n'y a qu'une manière de la lire comme il faut, en détail, les cartes sous les yeux, sans rien passer, sans rien brusquer; ce n'est pas là un de ces livres dont on prenne idée en le parcourant. Le plan général est vaste et même grandiose; l'historien procède par grandes masses, qu'il dispose et distribue autour d'un événement principal,

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