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CHAPITRE V.

Circulaire adressée par Ali-pacha aux agas de l'Épire. — Conférence de Buthrotum. - Il trompe les Russes et les Anglais. — Vicissitudes des Souliotes. - Plaintes des Russes. Paléopoulo soulève les armatolis contre le satrape. abandonnés à eux-mêmes.

Ses suites. Arrivée de Samuel à Souli. nier. - Encourage les chrétiens.

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- Souliotes

- Noyade d'Euphrosine et de dix-sept femmes. -
Il prend le nom de Jugement der-
Dévouement, embarras, chagrins de Photos
N'est occupé que du salut de ses com-

-

Véli et Mouctar devant Souli.

Tzavellas. Et banni et mis aux fers. patriotes. Attitude formidable de Samuel. Mort tragique d'Éminé, femme d'Ali. - Capitulation de Souli. - Holocauste de Samuel. Femmes souliotes qui se précipitent dans les gouffres avec leurs enfants. Despo, veuve d'un capitaine, avec plusieurs autres, se brûle dans le chateau de Regniassa. Combat du pont de Caracos; valeur malheureuse de Kitzos et de Nothi Botzaris. Jeunes martyrs de Souli.

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Enorgueilli de ses succès, complimenté par Nelson, méprisé des Russes qui savaient apprécier le moderne Pyrrhus à sa valeur, le vizir Ali-pacha employa l'hiver de 1798 et une partie de l'année 1799 à préparer la guerre d'extermination qu'il voulait livrer aux Souliotes. S'il les craignait lorsqu'ils étaient abandonnés à eux-mêmes, il les redoutait beaucoup plus quand ils seraient voisins des Moscovites, qui devaient immanquablement s'emparer de Corfou. Il résolut donc de mettre tout en œuvre pour détruire cette peuplade chrétienne, avant qu'elle eût établi avec les étrangers des relations capables de la rendre formidable. Le moment était propice; l'esprit des mahométans lui était favorable à cause de ses succès contre les chrétiens. Les passions nationales avaient parlé ; et il exposa, fort impolitiquement sans doute à cette époque, les intérêts qui le faisaient agir, dans la circulaire suivante qu'il adressa aux chefs islamites;

Agas, l'empire ottoman est sur son déclin, puisqu'il est environné » d'ennemis, qui sont les Français et les Russes. Nos livres disent » qu'après la destruction de notre empire, les Albanies se soutien» dront encore quarante ans et plus contre les ennemis de la foi, si > nous restons unis. Commençons donc par extirper du milieu de » nous la race impie des Souliotes, et attendons de pied ferme les

» infidèles. Je vous dis donc, ainsi qu'il est écrit dans notre livre, » que le temps approche où des malheurs sans nombre nous accable>>ront de toutes parts. Ainsi, mes frères, vous qui êtes catholiques >> musulmans, réunissez-vous à moi, et jurons, au nom d'Allah et de > son prophète, de nous emparer de Souli, ou de mourir. >>

A la nouvelle de la prise des cantons vénitiens, Chaïnitza avait quitté son palais de Liboovo pour se rendre à Janina. L'oisiveté du harem n'avait fait qu'accroître la méchanceté de son cœur 1, et jamais tête de serpent ne fut placée sur un corps plus envenimé2 que celui de cette créature, qui reproduisait à elle seule, disait l'archevêque Jerothéos, le portrait de la femme criminelle tracé par la sagesse divine. Elle demandait à grands cris à voir la Franghia: c'était ainsi qu'elle désignait les contrées que son frère venait d'arracher aux Français. Elle exigea qu'il lui accordât les ornements des églises pour en faire les dolmans à ses esclaves, et on lui en donna une partie ; quelques têtes empaillées de nos soldats, qu'on lui accorda sans difficulté; des jeunes filles Prévésanes pour les égorger, ce qu'Ali lui refusa, en calmant sa fureur par la promesse de lui livrer bientôt Souli, où elle pourrait à loisir se baigner dans le sang des infidèles, de tout temps ennemis de leur maison. Elle accabla d'injures la douce Éminé, mère de ses neveux Mouctar et Véli, qui n'avait cessé de pleurer sur le sort des chrétiens et d'intercéder en leur faveur ; et, après avoir serré son frère entre ses bras, elle reprit la route de l'Argyrine, précédée des trophées que le satrape lui avait accordés.

On entrait alors dans le mois de mai, et les Anglais qui venaient de renverser dans l'Inde le trône du sultan de Mysore 3, employant tous les efforts pour soutenir le sceptre vacillant de Sélim III, invitèrent Ali à se rendre à une conférence à Buthrotum, afin de hâter l'expulsion des Français de l'Égypte. On lui demandait de l'argent, des vivres et des soldats; car Corfou, qu'il devait aider à réduire avait été pris sans sa participation. Ali, bien résolu de n'accorder rien de ce qu'on exigeait, se rendit à l'entrevue qui lui était proposée, vit les généraux russes et anglais, promit tout ce qu'on voulut, sut se

Multam malitiam ei docuit otiositas. Eccles. xxv.

2 Non est caput nequius super corpus colubri, et non est ira super iram mulieris. Eccles. XXV.

Le 4 mai 1799.

faire donner des munitions de guerre, quelques canons, et rentra dans ses montagnes pour songer à ses affaires particulières.

Les agas et les beys qu'il visita dans cette tournée, ébranlés par le ton prophétique de la circulaire dont il s'était fait précéder, s'étant rassemblés à Janina, prirent et signèrent individuellement l'engagement de s'emparer de Souli à quelque prix que ce fût; car ils ne voyaient plus dans ce boulevard qu'un avant-poste des Russes, depuis que ceux-ci occupaient les fles Ioniennes.

Comme il n'arrive jamais entre musulmans qu'une résolution dirigée contre les chrétiens soit éventée, personne ne put pénétrer le motif de leurs conciliabules. On voyait de toutes parts lever des troupes; mais les uns prétendaient que le vizir voulait s'en servir pour attaquer Parga, objet de ses ressentiments, et ceux qui se disaient le mieux informés, assuraient qu'elles devaient, en vertu de l'accord conclu à Buthrotum, être transportées en Egypte, où Bonaparte, humilié d'être réduit à jouer le rôle de pacha du directoire, n'épiait que le moment de traverser les mers, afin de rentrer en France et de relever un trône qu'il n'aurait jamais dû occuper. Tout en laissant circuler ces bruits, Ali se trouva, dans trois mois de temps, à la tête de douze mille mahométans, qu'il dirigea contre la Selléide.

Quoique soupçonneux et toujours aux aguets, les Souliotes n'avaient pas prévu cette attaque, et ils ne purent, comme dans d'autres circonstances, former leurs provisions de siége. A cette faute, capable seule de les perdre, se joignit la défection de George Botzaris, qui avait été polémarque de la république pendant la première guerre. N'ayant pu obtenir sa prorogation dans cette charge du suffrage de ses compatriotes persuadés que la liberté périt où l'égalité cesse, George passa, au premier signal de la marche des Turcs, dans les rangs d'Ali, sur la promesse qu'on lui avait faite, au nom de la Porte Ottomane, d'être élevé au grade de toparque de la Selléide. Cependant, après les impressions fâcheuses que causèrent ces événements inaccoutumés, on reprit courage. La liberté, qui agrandit l'homme dans le malheur, redoubla l'énergie des chrétiens, qui, ayant tout sacrifié pour elle, résolurent de tenter les derniers efforts, afin de la mériter à jamais. On dressa en conséquence un état des ressources en vivres et en munitions, et on fit le dénombrement des troupes, qui se trouvèrent monter à quinze cents soldats, commandés par trente et un capitaines, chefs d'autant de pharès ou tribus.

Que l'histoire recueille les noms des illustrations qui trafiquent du sang des peuples, notre plume révélera ceux des pauvres chevriers chrétiens que la Grèce proclamera dans l'avenir comme ses premiers libérateurs. Apprenons pour la première fois au monde, que ces héros furent Moschos, épouse de Tzavellas et mère de Photos; Dimos, Diamantis et Jean Zervas, cousins germains, unis par les liens du sang et de la valeur; Koutzonikas, guerrier couvert de blessures; Dimo-Dracos; Photos et sa sœur d'armes Caïdos; Kadgibelès, dont le père avait accompagné le vieux Boucovallas, armatolis thessalien, au saint tombeau de J.-C.; Athanase Panos; Pascos Lalias; George Dangli; Jean Séphos; George Bousbos; Beikos et Zarbas; Koletzès Malamon; Pantazès Dotas; Anastase Kaskaris; Anastase Vaïas; George Carabinis; Athanase Photomaras; Nicolas, fils de Démétrius; Jean, fils de Georges; Diamantis, fils de Marc, de race noble vénitienne; Zegouris Diamantis; Jean Levkès; George Kalesperas, Kitzos, Pantazès; Panagiotis Lambros; Jean Peponè; Athanase Tzakalé, Metos Papaiani, et Costas Couritzès. Tous étaient braves, endurcis aux fatigues, et résolus à mourir pour la croix et la patrie. Chacun d'eux, juge au conseil, capitaine en temps de guerre, obtint un poste dans le danger public qui s'annonçait.

Le vizir, apprenant, sans en connaître la cause, les mesures que les Souliotes adoptaient, et s'imaginant y démêler des symptômes de division, crut en håter le développement en attaquant leurs rochers. Son armée, dix fois à peu près supérieure en nombre aux forces des chrétiens obligés de surveiller plusieurs points, et composée d'hommes ivres de fanatisme, le détermina à tenter un assaut. On était alors au milieu de l'été; les rivières et les torrents étaient guéables, les approches des montagnes faciles, lorsque ses troupes s'ébranlèrent en poussant des hurlements accompagnés d'un feu de mousqueterie qu'elles ouvrirent hors de portée. Les Souliotes, commandés par Photos, fils de Tzavellas, Moschos, et Christos Botzaris avantageusement embusqués, et accoutumés à un pareil fracas, attendirent, pour le faire cesser, l'approche des infidèles, dont ils éclaircirent rapidement les rangs par des décharges bien dirigées. Malgré leurs pertes, les soldats du satrape ne se rompirent qu'après sept heures de combat, en abandonnant aux bords de l'Achéron trois cent soixante et dix morts avec deux pièces de canon de montagne, des fusils, et un grand nombre de blessés qui tombèrent au pouvoir des chrétiens, auxquels il n'en coûta que quelques braves.

Cet échec ayant prouvé au vizir qu'il avait en tête les vieux enfants de Souli, il fit négocier avec eux une trêve, afin de racheter les morts, auxquels on donna la sépulture, et d'échanger les blessés, qui furent troqués contre des chèvres, des moutons et des ânes, en donnant par mépris un aga turc pour un baudet, et les soldats pour un égal nombre de bêtes à cornes. Ce fut à cela qu'aboutit l'expédition d'Alipacha et de sa confédération d'agas, qui avaient juré de s'ensevelir sous les rochers de Souli, ou d'y arborer les drapeaux du croissant. Avant de quitter le Chamouri pour retourner à Janina, le vizir ordonna de former des camps retranchés à l'entrée des défilés, afin de bloquer les chrétiens, laissant l'inspection des troupes à Ismaël Pacho-bey, et aux principaux agas de l'Albanie, qu'il plaça sous les ordres de son fils Mouctar-pacha.

Malgré ces précautions, l'automne, qui est la saison ordinaire des épidémies, vint au secours des assiégés, et les soldats d'Ali ne tardèrent pas à éprouver sa funeste influence. Ils périssaient par centaines, et plus ils s'affaiblissaient, plus ils étaient harcelés par les Souliotes; de sorte que le satrape, qui ne cessait d'envoyer des recrues, se trouva contraint d'ordonner de déserter les rives marécageuses de l'Achéron, et de prendre une ligne de blocus plus éloignée.

Avant d'exécuter cette résolution, le pays fut dévasté par ses troupes, afin de ne pas laisser de ressources aux Souliotes; et, en évacuant les postes retranchés, on bâtit des tours, dans lesquelles on laissa des garnisons, qui nuisirent plus aux chrétiens que des attaques de vive force. Le vizir tâcha, en même temps, d'ébranler la constance des Souliotes par des négociations astucieuses. Tantôt il leur proposait des sommes considérables d'argent et la possession d'un pays fertile, en échange de leurs montagnes arides: d'autres fois, en leur faisant envisager leur perte comme inévitable, il leur offrait d'acheter leurs propriétés, et de les laisser librement passer dans les îles Ioniennes. Mais ces propositions également fallacieuses, furent rejetées par les enfants de la Selléide, qui lui répondirent que l'Épire était leur patrie, et la liberté une puissance divine à laquelle ils avaient consacré leur vie.

Ce combat moral, non moins remarquable que leur courage, annonçait la noble résolution formée par les Souliotes, de mourir aux lieux qui possédaient les tombeaux de leurs pères. Neuf mois s'étaient écoulés depuis qu'ils étaient abandonnés à eux-mêmes : ils n'avaient perdu que vingt-cinq hommes, morts les armes à la main; mais ils

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