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en lui faisant raison de quelques chefs des mutins, firent trembler les capitaines des armatolis, qui n'avaient pas encore régularisé leurs plans; de sorte que Paléopoulo dut regagner les montagnes d'Agrapha, où il retrouva les compagnons de sa jeunesse, et une retraite assurée contre la tempête.

Il n'en fut pas de même des beys de Salone, livrés à des hommes qui, n'ayant rien à perdre, ont tout à gagner dans les dissensions politiques. Ali, en soudoyant cette masse anarchique, fit brûler les maisons et dévaster les propriétés des Turcs opulents. Après les avoir ainsi ruinés, il fit pendre les chefs de l'insurrection qu'il avait mis en avant, sous prétexte qu'ils s'étaient enrichis d'un butin qui lui appartenait ; et, ajoutant le mépris à la vengeance, il imposa pour vaivode aux orgueilleux mahométans de Salone, un prêtre grec nommé Lucas, en leur écrivant que s'ils manquaient de respect à l'autorité de son papas, il leur enverrait pour les gouverner une servante de son harem.

Ces événements, qui se succédèrent avec rapidité, en renversant les projets des Souliotes, leur laissèrent entrevoir que le poids entier de la guerre allait retomber sur eux. Ils prêtèrent, en conséquence, l'oreille aux propositions d'Ali, avec lequel ils conclurent une trêve en lui livrant vingt-quatre otages.

A peine ces braves, qui furent choisis entre les principaux habitants de la république, entrèrent à Janina, que le tyran songea aux moyens de les désarmer. Mais, qui aurait osé se charger de cette commission? Qui pouvait même se risquer à leur intimer un pareil ordre? car on savait que les Souliotes ne livrent pas leurs armes, même quand ils sont vaincus. Il fallait donc recourir à la ruse, et, pour y parvenir, Ali s'adressa à un religieux qui, les ayant invités à se rendre à l'église, les conjura de déposer leurs fusils; et ils tombèrent ainsi, sans coup férir, au pouvoir de leur ennemi, qui les fit mettre à la chaîne 1.

Croyant épouvanter les chefs de la Selléide par cet attentat, Ali leur écrivit pour les sommer de lui livrer Souli, en les menaçant de

* Καθὼς ἔφθασαν οἱ εἰκοσιτέσσαρες ἄνδρες εἰς τὰ Ἰωάννινα ἁρματωμένοι, ἐπρόσαξεν εὐθὺς ὁ πασᾶς διὰ νὰ τοὺς πάρουν τὰ ἄρματα, ἀλλ ̓ οὐδεὶς ἐτολμοῦσεν ἀπὸ τοὺς ἐχθροὺς, ὄχι μόνον νὰ βάλλουν χέρι ἐπάνω τους νὰ τὰ λάβουν, ἀλλ ̓ οὔτε κἄν νὰ τοὺς εἰποῦν νὰ τὰ ἀφήσουν, ἐπειδὴ τοὺς ιξεύρουν, ὅτι δυσκόλως δίδουν τὰ ἄρματα ὡς νικημένοι· ὅθεν ἐπιτηδεύθη ὁ πασᾶς τὸν ἀκόλουθον τρόπον διὰ νὰ τὰ λάβῃ χωρὶς ταραχήν, etc.

Ις. Συντ. τοῦ Σουλίου. p. 12, 53.

faire égorger les otages s'ils ne déféraient à sa demande, et la lettre suivante fut leur réponse.

AU VIZIR ALI-PACHA, SAlut.

<< La perfidie flétrit ton nom, et exalte notre courage. Apprends >> que depuis l'ouverture de la campagne notre perte ne s'élève qu'à > dix-sept hommes morts pour la patrie! Que le nombre se monte >> maintenant à quarante et un, puisque nos otages doivent périr, ce >> sacrifice ne causera pas la perte de l'Etat. Nous ne voulons désor>> mais avec toi ni paix, ni trêve. Tu es ce que tu fus et seras dans >> tous les temps, un homme déloyal et sans foi. >>

N'ayant plus de ménagements à garder, les Souliotes se préparèrent à soutenir les nouveaux combats que le tyran allait leur livrer. Ils avaient fourni leurs magasins de vivres, et ils ramassèrent le peu de provisions que leur offrait encore un pays naguère ravagé. Ils se répartirent les postes que chacun devait occuper; et ils élurent à l'unanimité pour polémarque un moine inconnu, appelé Samuel, qui se surnommait de lui-même le Jugement dernier, auquel ils confièrent, sans réserve, le soin de la chose publique.

L'année 1801 s'annonçait sous ces auspices pour les chrétiens de la Selléide, lorsque les desseins du vizir Ali se trouvèrent contrariés par la révolte de Géorgim, pacha d'Andrinople, contre lequel il fut obligé d'envoyer quelques troupes, sous le commandement de son fils Mouctar, qui venait de recevoir le titre de pacha de Lépante. Il lui témoigna la confiance la plus entière, en laissant à sa discrétion le plein pouvoir de recruter au delà des monts, et en lui remettant le topous, ou masse d'armes de la puissance vizirielle. Désireux de l'éloigner, il pressa ensuite son départ, jusqu'à faire guider sa marche à travers les neiges du Pinde, en lui prescrivant de ne s'arrêter à Vodéna, dans la Macédoine, que le temps nécessaire pour y organiser le contingent avec lequel il devait se montrer dans la Thrace. Il donna, en même temps, une commission à son second fils Véli, qui se rendit à Tébélen, pour y enrôler des soldats.

Débarrassé de ses fils, le vizir Ali résolut d'accomplir un projet que la jalousie de ses brus, son amour-propre offensé, et le prétexte des bonnes mœurs, que les criminels même ne rougissent pas d'invoquer pour voiler leurs forfaits, l'avaient décidé à exécuter. Son despotisme naissant avait, ainsi qu'on l'a dit précédemment, introduit la dissolu

tion dans la ville de Janina: ses fils, marchant sur ses traces, s'étaient livrés à la mollesse; leurs épouses se plaignaient d'être négligées. Le vizir accusait ses fils de dépenser leur fortune en plaisirs; il avait éprouvé des dédains de la part d'une de leurs favorites; son avidité et son orgueil lui prescrivaient de se venger en s'enrichissant. Il ne balança plus à assouvir son ressentiment. Sa rage se portait surtout contre une femme qui était plus à plaindre que coupable, d'avoir su plaire à Mouctar-pacha.

Euphrosine était le nom de cette chrétienne. Née d'une famille distinguée de Janina, comblée des dons de la nature, elle touchait à peine au printemps de la vie, lorsqu'elle reçut la couronne nuptiale des mains du pieux archevêque Gabriel, son oncle, qui bénit sa jeunesse et son hymen. Riche de son patrimoine, car elle était orpheline, et rendue doublement opulente par la fortune de la maison dans laquelle elle entrait, le ciel, qui semblait se complaire à la rendre fortunée, avait deux fois récompensé sa fécondité, lorsque son époux la quitta pour passer à Venise, où ses affaires de commerce l'appelaient, en laissant à ses soins les gages de leur commun amour. Funeste séparation! Euphrosine était trop belle pour rester ignorée dans une ville où les mœurs rustiques avaient fait place aux mœurs dissolues de la famille d'Ali.

Mouctar, fils atné du satrape, découvrit bientôt Euphrosine; et, pendant l'absence de son mari, il résolut la conquête ou plutôt la perte de l'objet innocent de sa passion, qu'il n'obtint que par les menaces et la violence. L'épouse effrayée, après avoir d'abord cédé à la crainte, oublia bientôt ses devoirs, et, passant de l'erreur à la publicité de sa honte, elle s'enorgueillit d'avoir mis un pacha dans ses fers. Sa maison prit un nouvel aspect! Ne craignant point de rivales, elle disposait sans partage d'un crédit qui flattait sa vanité; et Mouctar heureux n'en était chaque jour que plus passionné et plus tendre. Mais à peine avait-il quitté l'Épire, que son père, suscitant les jalousies des harems de ses fils, se fit représenter par leurs femmes le tort que leurs maîtresses faisaient à leurs familles; et les rigoristes intervinrent, attirés par ses suggestions, pour l'engager à sévir contre Euphrosine. C'était celle que le tyran voulait immoler. Il avait éprouvé ses refus; et comme un lubrique amant de la beauté éconduit ne pardonna jamais à celle qui le dédaigna, cette considération des âmes basses, jointe à l'envie de la dépouiller, décida du sort d'une femme, perdue en résistant ou en se rendant à Mouctar, qui se

trouvait le rival de son père. Ainsi, le destin d'Euphrosine était dans l'ordre de ces fatalités qu'on ne peut ni fuir, ni conjurer: car le tyran ne l'aurait protégée contre son suborneur, qu'à un prix qu'elle dédaignait.

Euphrosine, informée de ce qui se tramait contre elle, ne pouvait que gémir, attendre et espérer; car comment oser porter la parole en sa faveur? Sous ce point de vue, il n'y avait aucun moyen d'explication; mais en réfléchissant qu'il était difficile de lever la main contre elle, ses alarmes se calmaient. Quel téméraire se serait à son tour exposé au ressentiment du superbe Mouctar, qui n'avait pas craint de braver plus d'une fois le courroux de son père? Ali seul pouvait arrêter Euphrosine. L'oserait-il ?... Elle se livrait, je le tiens, de son malheureux oncle, à ces pensées, lorsque la nuit du 20 au 21 janvier, jour néfaste, le tyran, entouré de ses sicaires, força les portes de la demeure d'une faible créature sans défense.

Elle entend la voix d'Ali, qui lui apparaît, tel qu'un spectre menaçant, à la lueur des torches de bois gras portées par deux sicaires. Elle connaît sa fureur, son avidité; elle rassemble son or, ses bijoux, et les dépose à ses pieds: il s'en empare: ce n'est que mon bien que tu me restitues; mais peux-tu me rendre le cœur de Mouctar? Euphrosine, à ces mots, conjure le satrape par ses entrailles paternelles; par ce fils qu'elle a trop aimé, et dont l'amour fit son malheur, d'épargner une mère jusqu'alors irréprochable. Mais ses larmes, ses sanglots, ses prières ne peuvent fléchir celui qui a résolu sa perte d'impitoyables archers la saisissent, la chargent de chaînes, lui jettent sur la tête, au lieu de voile, un morceau de toile grossière, et l'entraînent au sérail.

La vengeance semblait ne devoir frapper qu'une femme dévouée à la mort par la jalousie et la cupidité. Mais Ali-pacha, feignant de n'avoir déféré qu'aux remontrances de ses belles-filles et à la voix de quelques moralistes sévères qui prétendaient ramener le règne de l'innocence dans une ville qu'il souillait chaque jour par ses impudicités, fit arrêter en même temps quinze dames, toutes chrétiennes, appartenant aux familles les plus recommandables de Janina. Un Valaque, appelé Nicolas Ianco, profitant de la circonstance, dénonça

Une de ses proxénètes, ou entremetteuses, s'étant présentée à lui le jour de l'exécution, il voulut prouver son impartialité en la faisant jeter sur-le-champ dans le lac.

et lui livra sa propre femme enceinte de huit mois; et Euphrosine, à la tête de seize accusées, parut devant le tribunal du vizir, pour entendre de sa bouche l'arrêt qui la condamna à mort, ainsi que ses compagnes.

Après ce jugement, dont les débats offrirent les scènes les plus déchirantes de la douleur et du désespoir, Ali fit conduire les condamnées dans un cachot, où elles passèrent deux jours entiers dans les angoisses et les sueurs de l'agonie. Il attendait, à ce qu'on a prétendu depuis, que quelqu'un demandât leur grâce!.... lorsque vers la fin de la troisième nuit, la prison s'ouvrit avec fracas, et des bourreaux conduits par Tahir, ministre des exécutions, saisirent dix-sept mères de famille, qu'ils précipitèrent dans le lac, où elles reçurent avec la mort la palme du martyre. Euphrosine expira de frayeur en marchant au supplice. Dieu rappela à lui cette âme tendre qu'il avait formée; et les flots du lac, en rejetant les cadavres des suppliciées, publièrent le crime et la honte ineffaçable de leur bourreau. Euphrosine reçut la sépulture dans la terre sainte du monastère des SS. Anargyres, où l'on montre encore son tombeau couvert d'iris blancs, sous l'abri d'un olivier sauvage. Toutes les églises se disputèrent l'honneur de recueillir les restes mortels de ses compagnes, qui furent honorées du titre de callimartyres 1, et de leur rendre les devoirs de la sépulture, action que le tyran feignit d'ignorer, tant son autorité, toute redoutée qu'elle était, se trouva compromise par l'énormité de sa barbarie.

Malgré cet élan de la piété publique, personne n'osait donner asile aux enfants d'Euphrosine, chassés de leur maison, qui était confisquée au profit du satrape, après l'exécution de leur mère. Ils erraient sur les places publiques, en demandant du pain qu'on leur donnait à la dérobée, et leur mère que personne ne pouvait désormais rendre à leurs cris, lorsque le triste archevêque Gabriel, suivi de ses diacres, toujours prêts à braver la mort, s'achemina vers le sérail, afin de solliciter la permission de sauver ses neveux. Il apportait de l'or et des présents, que les gardes présentèrent au vizir avec sa requête : pour lui, prosterné au pied du grand escalier, le front dans la pous

• Kaλhiμáprupai, callimartyres. L'église grecque donne ce surnom à plusieurs femmes martyres, comme on peut le voir dans les Novelles de Manuel Comnène, où sainte Barbe et sainte Euphémie sont qualifiées de callimartyres, ou belles martyres.

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