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sière, résigné comme la patience, et muet comme la douleur, il attendait son arrêt!....

Un ordre signé du pacha, qu'on jette du haut de la galerie, et qui lui est présenté par le chef des prisons Tahir, auquel il baise la main en se relevant, lui apprend que sa demande est octroyée. Il se retire, et le ciel, en remettant entre ses bras les enfants de la martyre, lui rend les larmes que la terreur retenait dans ses yeux.

L'expédition contre Géorgim-pacha ayant été de courte durée, Mouctar reprit aussitôt le chemin de l'Épire, où sa passion fatale le rappelait plus vivement que le désir de revoir son père et d'acquérir de la gloire en se mesurant contre les Souliotes. Il avait passé le Vardar, traversé la Macédoine cisaxienne, remonté le Pinde, et il venait de s'arrêter auprès du caravanserai de Ian Cataran, lorsqu'un courrier de Véli son frère lui remit une lettre, par laquelle il l'informait du sort d'Euphrosine. Il l'ouvre; Euphrosine! s'écrie-t-il; et, saisissant un de ses pistolets, il le décharge sur le messager, qui tombe mort à ses pieds.

Le fils d'Ali s'élance aussitôt sur son cheval, et prend le chemin de Janina. Ses gardes le suivent de loin, attentifs à ses mouvements, tandis que les habitants de Mezzovo, prévenus de sa fureur, désertent leur ville, ainsi que les bergers abandonnent les pâturages à l'approche d'un loup atteint d'hydrophobie qui menace leurs chalets. Il entre en se précipitant avec rapidité dans les gorges de l'Inachus, traverse vingt fois sans s'en apercevoir le cours sinueux de ses eaux, franchit le Dryscos, et, prenant un esquif qu'il trouve à l'extrémité du lac, témoin de la mort d'Euphrosine, il débarque au pied de son sérail, où il va cacher sa douleur et son désespoir.

Ali, informé du retour de Mouctar, peu inquiet d'une colère qui s'exhalait en larmes et en menaces, lui ordonne de se rendre sur-lechamp au palais. Il ne te tuera pas, dit-il, avec un sourire amer, à celui qu'il chargeait de lui annoncer sa volonté suprême. Le page s'incline, et l'insensé devant lequel il se présente, frappé de la précipitation du commandement de son père, obéit comme un timide enfant.

<< Approche, Mouctar, » dit le vizir, en lui présentant sa main meurtrière à baiser dès qu'il le vit paraître; « je veux ignorer tes >> emportements; mais n'oublie jamais, à l'avenir, que ton père ne » craint rien au monde. Dès que tes troupes seront rentrées à Janina et

» reposées de leurs fatigues, tu te disposeras à marcher contre Souli; »je t'instruirai alors de mes volontés, tu peux te retirer. >>

A ce ton absolu, Mouctar, aussi confus que s'il eût reçu le pardon de quelque crime énorme, baise la robe du vizir et s'éloigne.

Il regagnait son sérail, lorsqu'il renconte Véli; les deux frères s'observent d'abord en silence, en scrutant les regards de ceux qui les entouraient; et, après s'être donné le salut de paix, ils entrent et se renferment dans l'intérieur du palais. Là, sans témoins, Véli raconte à son frère les intrigues qui ont causé l'événement que leur cœur dépravé ne déplora pas longtemps. Mouctar, devenu plus calme, jura dès lors de ne jamais revoir ses femmes, qu'il dévoua à un perpétuel veuvage, et c'est le seul de ses serments qu'il ait religieusement observé; car plus de quinze ans après, la rigueur de cet arrêt pesait encore sur ces tristes recluses, plus blåmables que coupables d'une dénonciation dont le satrape avait été le provocateur. Véli, moins exaspéré que son frère, ne promit rien, laissa au temps à décider ce qu'il ferait; et les fils de l'homicide, pour dissiper leur chagrin, passèrent la nuit qui suivit leur entretien dans le vin et la débauche, livrés aux désordres que le courroux du ciel frappa jadis des plus terribles châtiments, quand son courroux embrasa les villes impures du Sodome et de Gomorrhe.

Pendant la diversion occasionnée par la révolte de Géorgim-pacha, les Souliotes, que leur polémarque Samuel réveillait de l'apathie qui leur était ordinaire quand le danger s'éloignait, firent des excursions où le courage de leurs guerriers brilla d'un vif éclat. Samuel était pour eux un génie inspirateur. On ignorait son pays; son origine, car il était apparu tel qu'un astre précurseur de la bonne fortune, au milieu des enfants de la Selléide, sous le nom de Jugement dernier, refrain et protocole ordinaire de tous ses discours. Le peuple, naturellement enclin au merveilleux, l'avait reçu comme un envoyé de Dieu; quelques chefs s'imaginaient reconnaître en lui un officier de distinction caché sous la haire d'un moine; et le divan, auquel on révéla son existence, pensa que c'était l'antechrist, attendu par les Turcs, comme le Messie l'est par les juifs; tandis que l'oracle de la diplomatie de Péra, le baron de Herbert, affirmait que c'était un jacobin. Ali, mieux informé, savait que c'était un fils de Saint-Basile, et c'est tout ce qu'on a jamais pu découvrir au sujet de cet être extraordinaire.

Animé de l'esprit de Jeanne d'Arc, du héros de Valmi, de Catelineau, et des hommes qui placent leur espérance en Dieu, pour le salut de la patrie, Samuel répétait aux Grecs que les temps étaient accomplis; et, plein d'un saint enthousiasme, au plus fort des adversités, ne cessait de s'écrier: «Les jours de grâce sont arrivés, et les » villes de l'Assyrien impie vont tomber comme les tentes dressées » pour la nuit, qu'on abat au lever du soleil 1. » Chaque angle de rocher était la tribune d'où il annonçait la parole divine au peuple, et l'autel sur lequel il sacrifiait au Dieu de la croix pour le salut des fidèles. Ses paroles et sa foi auraient transplanté les montagnes ; les palicares de Souli bondissaient à sa voix : hommes et femmes devinrent les guerriers du Jugement dernier, tous ne virent plus dans la perte de la vie que le chemin qui conduit à un avenir où, disait le nouvel hiérophante, la mort et la nature étonnées verront renaître la créature dans une gloire impérissable.

Souverain au conseil des vingt-cinq, serviteur des malheureux, orateur et soldat, Samuel, aussi actif que prudent, faisait creuser des retranchements, élever des tours, et dirigeait souvent lui-même deux petites pièces de canon qui composaient toute l'artillerie des Souliotes. Il disparaissait de temps en temps pour se rendre aux marchés circonvoisins, afin de procurer à la république des provisions, qu'il échangeait contre des chapelets, des reliques et des images: déguisé en mendiant, il pénétra plus d'une fois dans les camps ennemis; et, de retour dans les montagnes, on le vit toujours au poste du danger, entouré des chrétiens les plus fervents. Un pareil homme aurait changé les destins de la Grèce, si les volontés de l'Éternel eussent alors marqué l'époque immortelle de sa délivrance.

Il venait d'élever la forteresse de Sainte-Vénérande, située entre Cako-Souli et Kounghi, lorsque Photos Tzavellas, et Caïdos, sa sœur, à la tête de quarante palicares, se précipitant à la suite des avalanches dont les masses liquéfiées, en tombant dans l'Achéron, ouvraient les défilés de la Selléide, parurent dans la Thesprotie, pour en expulser les soldats qu'Ali-pacha y avait mis en cantonnement. Étonnés des prodiges de ces nouveaux dioscures, car le frère et la sœur savaient battre l'ennemi et chanter leurs victoires sur la lyre antique des héros, les Souliotes ne jurèrent bientôt plus que par le glaive de PhoIsaïe, ch. 24, v. 20.

Photos, comme tous les Épirotes de distinction, touchait si agréablement de la

tos, devenu aussi célèbre, que l'épée de Roland l'était parmi nos anciens chevaliers. La gloire qu'ils obtenaient chaque nuit en surprenant les postes des Turcs, révélait, au retour de la lumière, à leurs compatriotes, le riche butin qu'ils étalaient à leurs yeux, lorsqu'ils rentraient dans leurs villages, chargés des dépouilles des barbares. Tant de prospérités ne pouvaient être durables, et l'envie devait bientôt porter des coups funestes aux plus fermes soutiens de la Selléide.

A la nouvelle de ces désastres, Ali-pacha ordonna à son fils Mouctar de se rendre dans la Thesprotie, et de ne pas risquer d'affaire générale contre les chrétiens, mais de les traquer, de manière à les renfermer dans leurs montagnes. Il avait compris par l'expérience que c'était le seul moyen d'obtenir des succès, en combinant avec le blocus la ruse et la puissance corruptrice de l'or, moyens vainqueurs dans le monde, où les succès, regardés comme l'œuvre du génie militaire, ne sont, très-souvent, que le résultat de l'argent, de l'intrigue ou du hasard.

En vertu de ces instructions, Mouctar, au lieu de brusquer les attaques, se contenta d'abord de gagner du terrain; et maître, après quelques escarmouches, de l'entrée des défilés, il obtint au bout de peu de temps plus qu'il n'aurait gagné par des assauts meurtriers. Les Souliotes se trouvèrent, pour la première fois, véritablement assiégés; et comme ils ne voyaient plus de terme à leurs fatigues, l'aigreur, compagne de l'adversité, montra bientôt qu'ils n'étaient plus ces mêmes hommes qu'un intérêt commun attachait à la plus juste des causes. Quelques chefs, devenus riches, murmuraient contre l'éternité de la guerre, et jetaient de la défaveur sur les discours de Samuel, qui criait vainement aux armes, du haut de la forteresse de Sainte-Vénérande; sa voix ne retentissait plus que dans le désert. Travaillés d'un mal secret, de funestes divisions éclatèrent jusque dans les tribus, et Ali, dont elles étaient l'ouvrage, en profita pour entamer

lyre, qu'on le surnommait le Callilyre, ó xaλλíλúpog. C'était son usage de chanter les exploits des braves dans les repas militaires.

Au lieu de jurer par Dieu, les Souliotes attestaient leurs serments par l'épée de Photos, en disant : « Si je mens, que le glaive de Photos tranche mes jours; » "Av ψεύδωμαι, τὸ σπαθὶ τοῦ Φώτου νὰ μοῦ κόψῃ ταῖς ἡμέραις.

a Tous ceux qui seront parvenus à s'enrichir, croyez-moi, dit Hérodote, vous les verrez bientôt rebelles. CLIO. ch. 89; traduction de A. F. Miot.

des négociations plus dangereuses que ses armes. L'année 1802 s'ouvrit, pour les Souliotes, sous ces sinistres auspices.

Il est de principe en politique de ne négocier que les armes à la main, et de ne profiter de la victoire que pour obtenir des avantages modérés lorsqu'on veut qu'un traité soit durable. Ali semblait pénétré de cette vérité, lorsqu'il proposa aux Souliotes de terminer, par un pacte fraternel, les longues guerres qui désolaient l'Épire, en leur offrant d'acheter leur territoire au prix de deux mille bourses. La Porte Ottomane, à laquelle l'extension de la puissance de son vizir portait ombrage, lui avait ordonné d'en finir par un accord pacifique, chose qu'il eut soin de taire, quoiqu'il ne laissât pas ignorer aux chrétiens de la Selléide que Sélim III était dans des dispositions bienveillantes à leur égard. Pour les mériter il ne demandait plus la possession de leur territoire, mais la faculté d'arborer la pavillon impérial à Souli, où il ferait bâtir un fort, dont le commandement serait donné à George Botzaris, que le Grand Seigneur avait nommé polémarque, et où il n'entretiendrait qu'une faible garnison de quarante soldats de sa garde vizirielle. Enfin, pour prévenir dans la suite tout sujet de discorde, il n'ajoutait à cette condition que la clause préalable, d'éloigner des montagnes de Souli le capitaine Photos Tzavellas, qui aurait la faculté de se retirer et de vivre en paix partout où bon lui semblerait.

Les Souliotes, bloqués étroitement, ennuyés d'une guerre qui ne leur offrait que des privations et des maux sans nombre dans l'avenir, ébranlés par les discours de George Botzaris, que le vizir avait député vers eux en qualité de plénipotentiaire, se décidèrent à accepter les propositions qu'on leur faisait, sans perdre cependant l'idée de la perfidie de celui qui leur offrait la paix.

Cette résolution étant arrêtée, les gérontes appelèrent à un conseil privé le capitaine Photos, qu'ils conjurèrent d'obtempérer à une décision prise dans l'intérêt sacré de la patrie. Son absence devait être de peu de durée; il suffisait de deux ou trois mois pour juger si le satrape tiendrait sa parole. Dans le cas contraire, on dissimulerait assez de temps pour reprendre de nouvelles forces et montrer au sultan même que, loin d'être des rebelles, les Souliotes étaient ses soldats les plus fidèles, puisqu'ils n'avaient jamais résisté qu'à un ambitieux, qui ne soupirait après la réduction de Souli que pour y planter l'étendard de la révolte contre l'autorité souveraine.

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