Images de page
PDF
ePub

barils de poudre, il arrive, armé de pioches, avec son compagnon, au pied du rempart de Vilia. La maçonnerie peu solide des constructions albanaises leur permet de faire un large trou au pied d'une des tours, et ils y placent leur foyer destructeur. Alors le signal convenu est donné, l'embuscade se lève en poussant des hurlements prolongés, les Turcs paraissent sur la muraille du côté où le bruit se fait entendre, et le feu appliqué à la mine fait sauter la tour avec trente-cinq soldats accourus à sa défense.

A cette explosion, les Souliotes se précipitent par la brèche, et, sans être maîtres des plates-formes, ils s'occupent à vider les magasins, dont les femmes enlèvent les munitions, qu'elles se passent de main en main jusqu'à l'entrée du grand défilé de Souli. Après cette opération qui dura jusqu'à l'apparition des premières clartés du jour, Samuel intime, d'une voix éclatante, aux Turcs de se rendre, s'ils veulent avoir la vie sauve. Ils jettent leurs armes en signe d'adhésion; mais, perfidie! à peine les Grecs commençaient à les ramasser, qu'une fusillade meurtrière en tue un grand nombre. Irrités de cette déloyauté, une voix se fait entendre: Plus de quartier ! Le combat s'engage; et les Souliotes, roulant quelques barils de résine sur lesquels ils entassent des piles d'arbustes, allument un feu dévorant au milieu du donjon, où cent soixante Turcs sont dévorés par les flammes.

Ce coup d'audace épouvanta les postes mahométans campés dans les champs Élyséens, qui se prolongent jusqu'aux hauteurs de Paramythia; et la nouvelle du désastre de Vilia ayant été apportée à Janina, Ali entra dans un tel accès de fureur, qu'il parut frappé de démence. Agité des furies, il apostrophait des fenêtres de son palais ceux qui se trouvaient à portée de l'entendre, en disant d'une voix terrible: « N'y a-t-il plus de vrais croyants? jusqu'à quand, race timide, >> traînerez-vous une vie ignominieuse? Laisserez-vous une poignée >> de brigands désoler la Turquie? Attendrez-vous qu'ils se soient >> emparés de Janina? Que ceux d'entre vous qui sont fils d'Islam, >> viennent aussitôt s'enrôler sous mes drapeaux. » Il commande en même temps aux crieurs d'annoncer le danger public; il expédie des courriers pour accélérer la marche des contingents, qu'on vit au bout de quelques semaines, pareils aux torrents du Pinde à l'approche du printemps, se répandre dans le vallon de Janina au nombre de quatorze mille hommes.

Le despotisme a ses formes particulières. Il est si atroce qu'il lui est impossible de se calomnier, et personne n'en peut faire un portrait plus horrible que les historiens turcs. Ainsi on cessera d'être étonné de ce que j'ai raconté et de ce qui me reste à dire, si on réfléchit que les Orientaux entendent les notions du juste et de l'injuste en sens contraire des principes éternels de la morale, de la justice et de l'humanité.

Ali-pacha, irrité de ses défaites, ne connut plus de bornes à sa vengeance dès qu'il eut rassemblé une armée aussi formidable. Son premier soin fut d'imprimer son ascendant dans l'esprit de ses troupes, en leur montrant d'une part le gibet réservé aux lâches, et de l'autre pour récompenses, le pillage joint au plaisir de verser impunément le sang humain. Il parlait à des Schypetars, et avec de pareils esclaves on doit tout oser, quand on peut leur donner des peuples à dévorer. Dans la revue qu'il passa à Bonila, il leur offrit d'abord l'appareil des têtes de quelques prisonniers de guerre Souliotes, et le spectacle du supplice d'un habitant de Cormovo, qu'il aperçut dans les rangs des Toxides. Son ressentiment cherchait depuis vingt-cinq ans ce malheureux qui se croyait oublié, lorsque le tyran le reconnut. C'est ainsi que je punis mes ennemis, dit-il en le faisant pendre. Et les courtisans applaudirent à cet acte de férocité, en disant qu'Ali avait une mémoire imperturbable. Pour vous, ajouta-t-il en s'adressant aux soldats, à douze lieues d'ici, vous trouverez le prix de votre valeur. L'armée en conclut qu'on n'offensait jamais impunément un pareil maître; qu'il fallait vaincre ; et il donna l'ordre aux différents corps de prendre le chemin de la Thesprotie, en plaçant son fils, Véli-pacha, à la tête de toutes ces bandes armées.

Fidèle à son dernier plan de campagne dicté par une longue expérience, le vizir qui avait vu, ainsi que les Spartiates campés au pied du mont Ithome, lorsqu'ils assiégeaient les Messéniens, s'écouler dix hivers et autant d'étés depuis le commencement des hostilités contre Souli, répartit les postes entre ses lieutenants, sur une circonférence de douze lieues. Ce blocus aurait porté le désespoir parmi d'autres hommes que les chrétiens, qui se signalèrent par des actions extraordinaires de bravoure, malgré la désunion de leurs capitaines.

Samuel, mieux informé que ceux qui l'ont blamé depuis, conseilla aux Souliotes, sans leur en dire la cause, de ne pas s'éloigner de leurs montagnes, en poussant à de trop grandes distances leurs excur

sions. La défection des deux capitaines, Koutzonicas et Diamanté Zervas, l'avertissait que les défilés pouvaient être envahis, tandis que leurs défenseurs seraient occupés à fourrager. Il aurait voulu en dire davantage; mais, à cause de la discrétion imposée à son caractère par le secret attaché à l'un des plus augustes mystères de la religion, il ne pouvait s'expliquer qu'en termes généraux, et on n'écouta ses conseils que lorsqu'il n'en fut plus temps, un traître l'avait prévenu.

Pilios Gousis, c'était le nom de ce déloyal enfant de Souli, vivait loin des regards des siens, depuis qu'un manque de courage l'avait flétri dans un combat, où il prit la fuite à l'approche des Turcs. Le nom de lâche avait déchiré son oreille; son épouse n'était plus admise à puiser de l'eau au réservoir commun, qu'après les autres femmes souliotes; et cet affront de tous les jours, dont elle accablait son époux en rentrant dans ses foyers, envenimait sa blessure. Vainement on avait offert à cet homme le moyen de réparer sa faute par quelque action d'éclat; il avait constamment refusé de reparaître à la tête de sa compagnie. Il méditait la vengeance, et un premier oubli de ses devoirs le porta au plus grand des forfaits.

Depuis quelque temps, Pilios Gousis avait éloigné sa famille pour accomplir plus sûrement son coupable dessein. Plusieurs fois il s'était rendu sécrètement au quartier général de Véli, qui l'avait comblé de présents. Séduit par cet appât grossier, le traître convint avec l'ennemi de son pays, que dans la nuit du 22 au 23 septembre, il ferait monter à la faveur des ténèbres, deux cents Turcs qu'il cacherait dans sa maison, qui formait, ainsi que les demeures des grands du pays, une sorte d'enceinte crénelée, et située avantageusement à l'une des extrémités du village de Souli. « En même temps,» ajouta-t-il, « ton altesse paraîtra avec toutes ses forces devant le hameau, et au >> moment où elle sera aux prises avec les Souliotes, je les attaquerai » à l'improviste avec les deux cents soldats que tu m'auras confiés. » Le poste que je te propose d'assaillir ainsi sera d'autant plus facile » à emporter, qu'il ne se trouve maintenant à Kakosouli qu'une >> cinquantaine d'hommes capables de le défendre. »

Véli ayant consenti à cette proposition, elle fut exécutée avant que l'œil vigilant de Samuel eût découvert la trame. Souli fut enlevé, et ses défenseurs surpris n'eurent que le temps de gagner, en combattant héroïquement, l'église d'Aï-Donat, lieu consacré dans l'antiquité à la divinité terrible des enfers, sous le nom d'Aïdoneus ou Pluton.

Le même jour, Avaricos tomba au pouvoir de Véli-pacha, étonné d'un succès, dont il s'empressa d'informer son père, qui fit aussitôt partir Mouctar avec des renforts, en lui ordonnant d'attaquer l'ennemi de village en village; mais les Souliotes étaient revenus de leur terreur. La voix de leur polémarque, qui tonnait du haut de la forteresse de Sainte-Vénérande, avait arrêté les fuyards, comme les cris d'Achille suspendirent autrefois les efforts des Troyens prêts à enlever le camp des Grecs magnanimes, et rassura leurs esprits épouvantés. Les soldats du tyran reculèrent à l'aspect de l'étendard de la croix; une avalanche de rochers et de troncs d'arbres dispersa leurs hordes, et ils s'empressèrent de se fortifier dans les positions que la perfidie leur avait livrées.

Des combats partiels marquèrent tous les instants qui suivirent cet événement. Quarante jours environ s'étaient écoulés au milieu des alarmes, et les neiges commençaient à blanchir les faîtes des montagnes de la Selléide, lorsque, le 11 novembre, Ali-pacha exhuma du fond des cachots le trop confiant Photos. Leurs pourparlers amenèrent le captif, destiné à utiliser jusqu'à ses malheurs, à lui donner comme otages sa femme et sa famille entière, à condition de pouvoir faire sortir sa tribu de Souli, et de se retirer avec elle où bon lui semblerait. Le plan du satrape avait pour but de réduire ainsi le nombre de ses ennemis, de les diviser par le soupçon et de les décourager. Son prisonnier, n'ayant pour lui que la nécessité de feindre, accepta ce qu'on voulut, et se rendit, muni d'un sauf-conduit, au quartier général de Véli-pacha, afin d'aviser aux moyens d'exécuter la convention conclue avec son père. On décida en conséquence qu'il pourrait aller à Parga, où le vaivode Abdoullah-bey de Prévésa avait un délégué, et on lui délivra un passe-port, avec lequel il se rendit d'abord à Kiapha.

Il monte vers ce lieu où il avait été reçu tant de fois aux acclamations de ses compatriotes, lorsqu'il revenait chargé des dépouilles des Arnaoutes. Il y revoit la triste Caïdos et ses compatriotes, défiants comme la valeur trompée, occupés à délibérer sur les moyens de résister aux barbares. Ils savaient le sacrifice que Photos avait fait pour la patrie, et il leur découvrit en soupirant le fond de sa pensée : « J'ai >> promis au tyran de faire sortir ma tribu entière de nos montagnes, » et je viens vous offrir de déjouer sa perfidie, en renvoyant à la » place de mes palicares, les vieillards, les jeunes filles et les enfants

> incapables de soutenir le poids de la guerre, qui consument nos >> provisions. Dès que nous serons en mesure d'exécuter ce projet, » Ali me livrera des otages pris parmi les principaux chefs de son > armée, et, libres des bouches inutiles, nous répandrons le mécon> tentement dans le camp des Turcs, en retenant ces gages de notre >> sûreté, et en recommençant une guerre terrible. »

Le conseil, à ces paroles, loue la sagesse de Photos; on l'invite à se rendre à Parga pour obtenir qu'on y admette les enfants de la Selléide destinés à mourir loin des tombeaux de leurs ancêtres.

Une pareille démarche portait avec soi les couleurs de l'intrigue, et les Parguinotes accueillirent le fils de Tzavellas, comme ces guerriers qui, devenus lâches transfuges, après avoir fait la gloire de leur pays, ne cherchent à couvrir leur opprobre qu'en annonçant un retour à des principes qu'ils avaient longtemps combattus, afin de s'excuser de se ranger sous les bannières de la tyrannie. Il fut froidement reçu, et obligé de solliciter la faveur d'être entendu dans un comité composé de trois Parguinotes, qui s'engagèrent par serment à taire ce qu'il avait à leur révéler. « Mes amis, mes anciens >> compagnons d'armes, dit le brave, depuis le temps où la fortune > environnait Souli de gloire; si vous ignoriez les dures extrémités >> auxquelles est réduit ce pays qui fut toujours le boulevard de » votre liberté, j'essayerais, en vous faisant ici le tableau de nos » misères, d'émouvoir vos âmes; mais vous connaissez trop notre >position pour m'imposer la douloureuse nécessité d'en parler. >> Il leur raconta en détail ce qui s'était passé à Janina entre lui et le vizir Ali-pacha, son entrevue avec Véli, et la résolution prise à Kiapha par ses compatriotes. « Je ne vous demande donc, poursui»vit-il, que le passage sur vos terres, et des barques pour trans>> porter nos vieillards, nos filles et quelques jeunes enfants, à Paxos et » à Corfou. Tranquilles alors, nous pourrons prolonger notre défeuse, et peut-être parvenir à repousser les barbares de notre territoire. >> Les Parguinotes charmés de retrouver dans Photos un homme digne de leur estime, accédèrent à sa demande, en l'invitant à rester avec eux, pour attendre la réponse du gouvernement russe de Corfou, qui s'empressa d'accorder ce qu'ils souhaitaient. Mais, par une de ces fatalités qui ne sont que trop communes, quand il s'agit surtout de faire une bonne action, l'acte destiné à sauver tant de victimes n'ayant pu arriver au temps fixé, Photos, afin de ne pas donner de soupçons à

« PrécédentContinuer »