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L'orgueilleux vainqueur joignit à cette pièce une lettre adressée aux primats de Parga, par laquelle il leur permettait d'accorder asile et passage aux Souliotes. Cette dépêche, monument historique de la démence d'un homme qui ne devait ses succès qu'à la perfidie, portait la date du 15 décembre, vieux style, 1803.

Après avoir subi ces humiliations, ils partent, les vieux montagnards de la Selléide! Ils ont dit un dernier adieu aux rochers teints de leur sang, aux vallons jadis fertilisés par leurs sueurs, et aux églises de leur douce patrie. Ils s'éloignent sous la conduite de Photos, de Dimo-Dracos, du brave Dîmo-Zervas. Caïdos, la carabine en main, marche au milieu des femmes et des enfants; elles saluent, en poussant de longs gémissements, les tombeaux des ancêtres, et les prêtres portant la croix précèdent cette multitude affligée, qui prend la route de Parga. Les autres villages de la république sont évacués de la même manière; Koutzonicas, George Botzaris et Palascas, conduisent

armes, bagages, munitions, vivres, et ce qu'ils voudront emporter pour se rendre soit hors de l'Albanie, soit dans l'Albanie, et partout où bon leur semblera.

II. Je m'engage à leur fournir, et faire fournir gratuitement, les bêtes de somme nécessaires au transport de leurs effets, vivres, munitions de guerre, blessés, malades, femmes, vieillards et enfants, jusqu'au lieu où ils désireront se retirer.

III. Les otages reçus en vertu des ordres du vizir mon père seront rendus aux Souliotes.

IV. Ceux des Souliotes qui voudront rester dans l'Albanie et s'y fixer, auront gratis, en toute propriété, des terres, des villages, et trouveront à jamais honneur, sûreté et protection auprès de mon père et de notre famille.

V. Je jure que ce traité est sacré, qu'aucun des Souliotes ne sera jamais molesté, insulté, ni recherché pour sa conduite passée, par qui que ce soit. Si je contrevenais à ce pacte, ou s'il était violé par quelqu'un des nôtres, je me soumets, pour moi et les miens, à mériter le titre de musulman apostat. Puissions-nous alors être abandonnés de nos femmes, qui feraient le grand serment, tóv μéyav öpxov, et que nous soyons obligés de les reprendre après les avoir repudiées trois fois *.

Pour preuve de ma loyauté, copie de ce pacte sera délivrée aux Souliotes; et que Dieu m'écrase de sa foudre, si j'y contreviens.

Délibéré, arrêté, ratifié, et signé par moi et mes frères d'armes, musulmans sunnites.

Véli-pacha Ali Zadé.

Souli, 12 décembre (v. s.) 1803. Elmas, bey; Ismaël, bey de Conitza; Mouhamet, mouhardar; Ismaël Pachô, bey; Hassan, derviche; Hago, mouhardar; Abden Zarchan; Omer, derviche; Metche Bono; Hadji Bédo; Latif Codja; Chousa Toskas; Abas Tébélen.

* Les Tares répètent ici un anathème prononcé par Bajazet Ildérim contre Tamerlan, qu'il défiait de venir à sa rencontre en lui disant: Si tu ne te montres pas, ainsi que tes menaces me l'annoncent, je souhaite que tu sois obligé de reprendre une épouse que tu aurais répudiée par troie fois. Voy. Gott. Stritter. Tatarie., ch. 13, § 156.

d'autres tribus vers Zalongos. Quelques veuves des guerriers morts en combattant pour la patrie se retirent, en vertu d'une permission de Véli-pacha, au hameau de Regniassa; tandis que d'autres pharès se dirigeaient vers le mont Djourmerca, avec l'intention de passer de là dans les montagnes de l'Etolie, afin de s'y réunir aux armatolis, commandés par Paléopoulo.

Tandis que les Souliotes abandonnaient leurs montagnes, Samuel, qui n'avait pas voulu accéder à la capitulation, attirait l'attention des infidèles, qui n'attendaient que sa réduction pour fondre sur les chrétiens, auxquels ils avaient accordé un traité mensonger. Il arrêtait, depuis quarante-huit heures, le torrent des barbares qui débordait son enceinte à moitié démolie par les bombes, en signalant son courage par des prodiges de valeur. Il gagna ainsi, en cédant pied à pied un terrain qu'il ne pouvait plus défendre, le dernier retranchement qui renfermait le magasin des poudres. Là, plein de l'esprit du Dieu rédempteur qu'il adora, en présence des derniers enfants de Souli, il les exhorta à donner tête baissée sur les ennemis, dans les rangs desquels ils trouvèrent une mort glorieuse. Resté seul au milieu des ruines de sa patrie, il vit d'un front serein s'avancer les mahométans; il attendit qu'ils eussent pénétré dans l'arsenal, où, plus grand que Brutus, et sans blasphémer la vertu, il termina ses jours en mettant le feu aux poudres qui firent sauter avec lui une foule de mahométans.

Véli-pacha, témoin de ce désastre qui terminait la résistance héroïque des Souliotes, crie aussitôt à la violation du pacte qu'il leur avait accordé, et, profitant des ordres secrets que son père lui avait laissés pour massacrer les chrétiens dès qu'ils seraient hors des montagnes, il fait courir à leur poursuite. Douze cents hommes se mettent sur les traces de Photos et l'atteignent au moment où sa caravane touchait au territoire de Parga. Le fils de Tzavellas, qui marchait à l'arrière-garde avec sept soldats, découvrant de loin les barbares, ordonne de hâter le pas, s'embusque, arrête leurs bandes furibondes et, en sacrifiant quelques bagages, tous arrivent ainsi en pays ami.

Irrités d'avoir manqué leur proie, les Turcs s'exhalent en imprécations et en menaces contre les Parguinotes, puis, décampant presque subitement, ils se portent à marches forcées vers Zalongos. Les Souliotes s'y reposaient à peine depuis quelques jours, lorsqu'ils apercurent les troupes du pacha sur les hauteurs chassant devant eux

quelques bergers. A cette vue, George Botzaris, Koutzonicas et le traître Palascas, comprirent la faute qu'ils avaient commise en s'attachant au parti d'un tyran sans foi. Ils veulent parlementer; on leur répond à coups de fusil; la perte de tous était résolue; on ne pouvait plus se faire illusion.

Déjà une partie de la tribu se trouvait entourée sur une hauteur où elle s'était réfugiée à l'approche des Turcs, lorsqu'un hymne plaintif se fait entendre. Soixante femmes privées de leurs défenseurs, n'ayant pour ressource que la prière et les larmes, se recommandent à celui qui couvre d'un voile impénétrable ses grands desseins. Désespérées de n'avoir devant elles que la perspective de l'esclavage et l'opprobre de passer dans les bras des mahométans, elles lancent leurs enfants en guise de pierres sur les assaillants; puis, entonnant leur chant de mort et se donnant la main l'une à l'autre, elles se précipitent au fond de l'abîme, où les cadavres amoncelés de leurs enfants en empêchèrent quelques-unes de trouver la mort, objet de leurs vœux.

Témoins de cet acte de désespoir, les Souliotes de Zervatès qui étaient au nombre de plus de trois cents, retranchés dans le couvent de Zalongos, résolurent d'attendre la fin du jour, afin de se frayer un passage à travers les lignes ennemies. Le temps pressait, et, vers le milieu de la nuit suivante, quelques femmes portant leurs enfants à la mamelle, des vieillards donnant la main aux adolescents qui pouvaient suivre, sortirent de la place, précédés des palicares qui marchaient le sabre à la main. Quoiqu'on observât le plus profond silence, on fut découvert; et, après un combat livré corps à corps, cent cinquante individus, qui se dégagèrent, parvinrent à s'enfoncer dans les bois. Sans guides, sans signaux, errant à l'aventure au milieu des bêtes féroces moins avides de sang que les Turcs, on marche, on fuit d'un pas douteux. Des mères éperdues, pour dérober la trace de leurs pas, serrent la gorge de leurs enfants et les suffoquent pour empêcher leurs cris, lorsque, le premier crépuscule permettant de se reconnaître, quelques coups de sifflet donnent le signal de la réunion, et les restes de tant de malheureux gagnent par des faux fuyants le territoire de Parga, devenu l'asile sauveur des proscrits. Trop heureux d'échapper ainsi; car ceux qui tombèrent au pouvoir des Turcs furent envoyés au quartier général de Véli-pacha, qui rassemblait des victimes destinées à orner son triomphe.

L'affaire de Zalongos étant terminée, Jousouf Arabe vint prendre le commandement des troupes pour se porter à Regniassa, où s'étaient retirés les veuves et les enfants de vingt familles Souliotes. Comme ils étaient sans défense, on fit main basse sur eux. Le village retentissait de cris, lorsque Despo, veuve du capitaine George Botzi, qui habitait la tour de Dimoulas, dont les ruines subsistent encore, voyant le carnage, commença à faire feu sur les assassins. Leur attention se porte aussitôt de ce côté et ils l'attaquent avec furie. La généreuse Souliote, comprenant qu'elle ne pouvait pas résister longtemps, s'adresse aux femmes renfermées avec elle, et leur demande si elles veulent mourir libres ou vivres esclaves et souillées. Elles s'écrient qu'elles préfèrent la mort à la honte. Sans perdre de temps, Despo leur dit de se ranger autour d'elle, puis s'asseyant sur un caisson rempli de cartouches, elle y met le feu avec un tison, et toutes ensemble sautent avec la tour, devenue la proie des flammes qui dévorèrent leurs restes, sans laisser à leurs bourreaux le plaisir de repaître leur vue, en considérant les débris de leurs cadavres 1.

En abandonnant Souli, Kitzos et Nothi Botzaris, capitaines renommés par leur bravoure, s'étaient retirés avec leurs tribus à Vourgarelli, village du mont Djoumerca. Apprenant ce qui s'était passé dans la Cassiopie, ils s'empressèrent de ramasser des vivres, des munitions, et ils partirent pour se rendre à Seltzos, dans l'Agraïde. Forts de leur courage, ils avaient renversé les postes des Dervendgis; ils se frayaient un passage à travers l'Athamanie; ils débouchaient par le défilé de Théoudoria dans la vallée de l'Acheloüs, lorsqu'ils eurent avis qu'un corps de troupes commandées par Hagos Mouhardar et Békir Dgiocador expédiés pour les exterminer, se montraient sur leurs derrières.

Aussitôt ils font halte afin de donner le temps aux femmes, aux enfants et aux bagages, de prendre la tête de la colonne; puis, fondant

'Les noms des héroïnes qui périrent avec Despo furent : Tasso (Anastasie), fille de Despo; Nasto (Athanasie), fille de Tasso; Maro (Marie), fille de Tasso; Despo (Reine), seconde fille de Despo; Kitzia (Christine), troisième fille de Despo; Nicolas, fils de Kitzia; Sopho (Sophie), bru de Despo; Kitzo, fils de Sopho; Panagio (Toussainte), seconde bru de Despo; Catero (Catherine), fille de Panagio. Quant aux discours qu'on leur prête ici, il est tiré d'un chant populaire grec, composé sur cet évenement.

Du village de Vourgarelli à Véternitza, la distance est de huit lieues. Voyez mon Voyage dans la Grèce.

sur les Turcs, ils les dispersent. Mais à chaque défilé ceux-ci reparaissent, et de nouvelles escarmouches se succèdent pendant deux jours, car dès qu'il était nuit, les barbares retranchés sur les hauteurs veillaient dans de continuelles alarmes. Enfin le troisième jour de marche, les Souliotes voyaient devant eux les montagnes d'Agrapha, où les bandes de la Thessalie leur auraient fourni des renforts. Ils approchaient du terme de leurs fatigues; ils touchaient au pont de Coracos', lorsqu'une fusillade leur apprit que ce poste était occupé par les troupes du vizir, retranchées sur le mont Phrycias, dont les hordes, commandées d'un autre côté par les chefs que je viens de nommer, leur coupaient toute espèce de retraite. Au bruit qui venait de se faire entendre, les barbares doublent le pas, et les Souliotes, enveloppés, ne trouvent pour retranchement et pour abri que le rocher et le monastère de Veternitza. Ils s'y établissent au milieu d'une grêle de -balles, et ils parviennent, en leur rendant la mort avec usure, pousser les mahométans qui se retirèrent en formant un cercle autour des chrétiens qu'ils se proposaient d'immoler. Ainsi, les Souliotes étaient entourés de tigres altérés de leur sang; car les villages voisins s'étaient levés en masse contre eux; et toutes les issues leur étaient fermées.

Six semaines s'écoulèrent de la sorte, sans qu'aucun des soldats du satrape osât s'avancer dans la lice; comptant sur le secours de l'ennemi puissant qui réduit les citadelles les plus redoutables. Ils savaient que les chrétiens étaient pourvus de peu de vivres, et ils attendaient que la famine les livrât à leur discrétion pour les égorger. Avec quelle joie cruelle ils comptaient les heures et les moments! Pareils aux animaux féroces que le peuple-roi lâchait dans l'arène contre les martyrs de la foi, les mahométans guettaient leur proie. Les Souliotes, de leur côté, ne se faisaient pas illusion sur le sort qui les attendait. Ils sentaient l'étendue de leurs maux; leurs munitions s'épuisaient, les vivres avaient totalement manqué; et, avant d'être frappés d'inanition, ils résolurent de consacrer ce qui leur restait de forces à mourir de la mort des braves, en essayant de se frayer un passage.

A un signal convenu, trois cents d'entre eux s'élancent à découvert, la tête haute et le sabre à la main, contre les Schypetars mahométans.

Le pont de Coracos aboutit au mont Phrycias, qu'on croit être le Phricion des anciens, cité par Hérodote. Vie d'Homère, XIV, et Steph. Byzant.,in voc. Opíxɩov.

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