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En vain leurs guerriers périssent; ils ne connaissent plus de dangers; tout espoir de salut est loin d'eux, et ils nettoient la campagne des hordes ennemies; mais, revenus sur leurs pas, ils s'obstinent inutilement à franchir le pont fatal; les armes sont impuissantes contre des barricades. Nothi Botzaris tombe atteint de cinq blessures; et presque tous ses soldats y trouvent avec la mort la fin de leurs misères. Mais que deviennent les femmes et les enfants?... La vérité de l'histoire aura peine à faire croire, qu'après s'être battues à coups de pierre et quelques-unes à coups de couteau, un seul cri se fit entendre: Mourons!.... Et par un mouvement spontané, plus de deux cents femmes, embrassant leurs enfants, se précipitent et disparaissent dans les ondes rapides de l'Achelous qui les engloutit. Le seul Kitzos Botzaris, avec dix des siens, parvinrent, malgré leurs blessures, à se dégager, et son frère Nothi fut traîné dans les prisons de Janina.

J'ai connu ces deux chefs des Souliotes, lorsqu'ils servaient sous les drapeaux de la France, qui fut toujours la patrie protectrice des infortunés. J'ai entendu de la bouche de Kitzos le récit de cet événement et les regrets qu'il donnait à son pays, sans jamais dire ce qu'il fit pour sa défense, car il s'oubliait; et ses ennemis seuls m'ont parlé de son courage. Il avait quelque chose d'extraordinaire dans l'expression; et un secret pressentiment lui disait qu'il était destiné à tomber tôt ou tard entre les mains d'Ali-pacha. Cette pensée ne l'avertissait que trop bien.... Par une suite de vicissitudes qu'on était loin de prévoir, Kitzos Botzaris, remis au pouvoir de son ennemi par les agents de l'Angleterre, lâches complaisants de la tyrannie, sous la garantie fallacieuse d'être respecté, reçut le coup fatal de la main d'un nommé Gôgos, à l'Arta '.

Les desseins du satrape étant ainsi accomplis, il partit au commencement de mars pour se rendre à Souli, afin de présider aux exécutions, par lesquelles il se proposait d'inaugurer la prise de possession de cette contrée, qui était encore vierge de forfaits. Quoique le sang eût coulé à grands flots sous le glaive de ses lieutenants, il ne trouva encore que trop de vengeances à exercer contre les prisonniers qui restaient. Pendant huit jours entiers les exécutions se succédèrent, et, à la lueur des incendies qui dévoraient les villages de la Selléide, on ne vit que gibets, pals et supplices. On versait à quelques-uns de

⚫ Ce crime fut consommé par ordre d'Ali, au mois de janvier 1813.

la poudre dans les oreilles, à laquelle on mettait le feu. Les femmes étaient précipitées du haut des mornes dans les abîmes de l'Achéron; les enfants étaient vendus à l'encan; et comme le dixième des condamnés appartenait aux bourreaux, qui leur sauvaient ainsi la vie, on s'estimait heureux de devenir leur esclave, et leur part dans le butin ne fut pas la moins enviée.

Après ces premiers excès, le vizir reprit le chemin de Janina, en traînant à sa suite les débris de la population de Souli dont il orna son triomphe. Leurs tourments, dans les fêtes qui eurent lieu à cette occasion, furent aussi variés que les caprices de la soldatesque dont ils devinrent le jouet, sans qu'aucun des Souliotes, auxquels on offrait le moyen de l'apostasie pour se sauver, démentît son courage dans l'agonie des douleurs. On vit des soldats empalés, expirer, en invoquant le nom du Tout-Puissant; un jeune homme, auquel on avait arraché la peau du crâne, fut forcé, à coups de fouet, de marcher sous les fenêtres de Véli-pacha, charmé de voir jaillir le sang de ses artères. La ville était transformée en un cirque retentissant des acclamations féroces des barbares, mêlées aux gémissements et aux plaintes des martyrs.

Mais le juste ciel réservait un triomphe éclatant aux chrétiens, et le spectacle qui ferma les arènes fut illustré par le glorieux martyre1 de trois jeunes enfants d'une beauté ravissante. Je n'ai pu apprendre leurs noms pour les transmettre à la mémoire du monde chrétien. L'aîné de ces élus avait quatorze ans; sa sœur, onze, et elle marcha au supplice en conduisant par la main un frère plus jeune qu'elle. On leur avait arraché leurs vêtements!... Une douce sérénité brillait sur la figure de ces prédestinés, entourés d'une troupe de derviches frénétiques, auxquels on les avait livrés. Arrivés sous l'ombrage fatal des platanes de Calo-Tchesmé, lieu ordinaire des exécutions, la vierge se prosterne en élevant ses mains au ciel. Elle voit rouler à ses pieds

1. Certains casuistes ont prétendu que le titre de martyr accordé aux Grecs ne leur était pas applicable, à cause du schisme de l'église d'Orient. A cela nous répondrons que les chrétiens orthodoxes ne sont point morts pour des opinions de dissidence, mais pour confesser la foi de J.-C. et sa divinité. Or, comme il est écrit que celui qui donne sa vie pour la vérité du Dieu vivant ne peut la perdre, ni manquer d'avocat devant son tribunal pour la justification de ses œuvres, je crois donc que le titre glorieux de martyr est dû aux Grecs dans toute la latitude de cette expression. Un catholique, un Russe, un anglican se dévouant pour la divinité du Christ, sont égaux devant Dieu.

la tête de son jeune frère; et pendant que l'aîné luttait contre un ours auquel on l'avait livré on n'entendit sortir de sa bouche que ces paroles Père des miséricordes, Dieu exorable, Dieu des faibles, sainte reine couronnée, ayez pitié de mes frères, Christ adoré, secourez vos pauvres enfants!... En achevant ces mots, un des bourreaux frappa la victime sans tache. La rose de la Selléide tomba sur le sein de la terre, et les chœurs des anges reçurent les âmes de ces douces créatures, qui reposent dans le sein de la divinité.

Cesupplice glaça d'effroi les mahométans, les égorgeurs et le satrape, qui se contenta de disperser le restant des familles souliotes dans des lieux agrestes, où quelques-unes se sont soutenues jusqu'à la nouvelle ère de malheurs et de gloire qui a brillé sur la Selléide.

LIVRE DEUXIÈME.

CHAPITRE PREMIER.

Quæque ipse miserrima vidi.

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Campagne d'Ali Tébélen dans la Romélie. - Brigandages occasionnés par les débris des bandes des Passevend Oglou. Composition de l'armée d'Ali. Ses exploits. Murmures et indiscipline de ses soldats. Chants séditieux. caractéristique de génie par lequel il se sauve. Rentre en Épire. du primat d'Etolie, Sousmane, décapité par Véli-pacha. Diplas et de Cadgi Antoni. — Disgrâce du satrape. à sa place au sangiac de Thessalie.

Trait Assassinat Trait d'héroïsme de

Son neveu Elmas nommé

Meurt bientôt après. Douleur et rage

de Chaïnitza à ce sujet. - Mort de Véli Guegas. Célébrité de Cadgi Antoni. - Sabre de Condoïanis. Faux monnayeurs de Plichivitzas, recherchés et punis. - Origine de la fortune de Vasiliki, jeune fille que le vizir fait esclave.

J'ai écrit jusqu'à présent l'histoire des premiers orages de la Grèce, et celle d'un homme devenu fameux par le secours d'une fortune impie autant qu'aveugle, sur les récits de témoins oculaires et d'après quelques mémoires secrets. Il me reste maintenant à parler de choses qui précédèrent de peu de temps mon débarquement dans l'Épire, et d'événements arrivés pendant une résidence de dix années que j'ai passées en qualité de consul général de France auprès du vizir Alipacha de Janina.

Parvenu à cette partie des fastes du satrape de l'Épire, je fus effrayé de la carrière épouvantable qui s'ouvrait devant moi. J'avais à dévoiler tant de perfidies et de crimes; j'abordais un sujet si difficile à traiter, malgré la corruption de nos mœurs politiques, que je craignais, en rejetant des détails que la morale réprouve, de sembler partial à ceux mêmes qui se jouent de l'honneur et du sang des peuples, parce que leurs âmes, malgré le mépris qu'ils font de l'humanité, sont encore

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