Images de page
PDF
ePub

l'intérêt. Comme les querelles domestiques ne se terminent jamais que par la violence, dans un pays régi par le droit du glaive privé, on prit les armes; et les deux frères aînés, Salick et Méhémet, s'associèrent afin de chasser Véli, né d'une esclave, qui fut forcé de s'expatrier et de courir les chances de la profession des chevaliers errants albanais, qu'on appelle vulgairement Klephtes ou voleurs de grands chemins.

Au bout de quelques années de vagabondage, Véli-bey, enrichi dans ce métier, et fortifié par une bande aguerrie de partisans, reparut inopinément devant Tébélen. Passer le fleuve Voïoussa 1, pénétrer dans une bourgade ouverte, contraindre ses frères à se renfermer dans la maison paternelle, fut l'affaire d'un moment. En vain ceux-ci, barricadés, voulurent résister; Véli, après avoir forcé les portes, les poursuivit jusque dans un pavillon, auquel il mit le feu, et fit ainsi périr au milieu des flammes, ses frères, qui ne l'auraient sans doute pas plus épargné s'il était tombé en leur pouvoir.

Après cette expédition, Véli-bey, maître de la fortune entière de sa famille, riche des dépouilles amassées par ses brigandages, devint le premier aga de la ville de Tébélen, où il songea à se fixer, en renonçant au métier périlleux de voleur qu'il avait jusqu'alors exercé. Il avait déjà un fils d'une esclave, qui ne tarda pas à le rendre père d'un second enfant mâle et d'une fille. Malgré cette lignée, habile à succéder 2, il pensa à s'allier, par un mariage juridique, à quelque maison titrée du pays. Il rechercha, en conséquence, et obtint la main de Khamco, fille d'un bey de Conitza; union qui le mit en rapport de parenté avec les principales familles de la Toscaria, et surtout avec Courd-pacha, vizir de Bérat, qu'on disait issu de la noble race de Scanderbeg. Dans le cours de quelques années, il eut de sa nouvelle épouse Ali et Chaïnitza, qu'on verra figurer dans les événements tragiques de l'Épire. Depuis ce temps, Véli Tébélen, pour ne pas renoncer à ses premières habitudes, s'amusait à voler, de temps à autre, des moutons et des chèvres à ses voisins, et ses déportements le conduisirent à perdre une partie de ses biens. Il fut atteint d'une

1 Voïoussa, nom moderne de l'Aous, fleuve qui prend sa source dans le Pinde et se jette dans le golfe Adriatique auprès d'Apollonie. Voyez tome I, pages 156 à 253 de mon Voyage dans la Grèce.

? Les enfants issus d'une épouse ou d'une esclave sont également légitimes et babiles à succéder, suivant le code civil des Turcs.

maladie, attribuée à des excès bachiques, et il mourut à l'âge de quarante-cinq ans, laissant cinq enfants, au nombre desquels se trouvaient Ali et sa sœur Chaïnitza, qui étaient en bas âge.

[ocr errors]

Ces détails, que je tiens du vizir Ali lui-même, ainsi que les principales particularités de sa vie, m'ont été confirmés par un homme qui l'avait suivi dès sa plus tendre enfance. « Son esprit turbulent, >> me disait ce vieillard, se manifesta au sortir du harem; car on re>> marquait en lui une pétulance et une activité qui ne sont pas or» dinaires aux jeunes Turcs, naturellement altiers et d'un maintien composé. Dès qu'il put se dérober à la maison paternelle, ce fut » pour courir les montagnes, dans lesquelles il errait au milieu des neiges et des forêts. En vain son père voulait fixer son attention. >> Obstiné autant qu'indocile, il s'échappait des mains de son pré>>cepteur, qu'il maltraitait lorsqu'il était sûr de l'impunité. Ce ne >> fut enfin que dans l'adolescence, après avoir perdu son père, qu'on >> lui apprit à lire, et il parut s'apprivoiser. Il tourna alors ses affec»tions vers sa mère; il se soumit à ses faciles volontés, et il n'eut > plus d'autres règles que ses conseils. Elle lui apprit surtout à haïr ses » frères consanguins, en fomentant dans son cœur les passions ja» louses qui la dévoraient. >>

D

Les enfants qui naissent des polygamies simultanées n'ont jamais cette fraternité qu'on remarque dans les familles issues d'un même sang. Ils partagent, dès leur enfance, les dissensions du harem, en entrant dans les querelles de leurs mères, qui sont naturellenient portées à détester leurs rivales. Ainsi dès le berceau datent des ressentiments que le temps ne manque jamais de faire éclater, surtout quand ils perdent le chef qui les comprimait 2. C'était la position dans laquelle se trouvait la famille de Véli-bey, dont la mort avait été

Jérôme de la Lance, gentilhomme savoisien, qu'une affaire malheureuse avait obligé de quitter son pays, et de se réfugier auprès de Véli-bey. J'ai connu, en 1806, ce vieillard presque centenaire, qui exerçait la médecine à Janina, où il est mort.

2 Loin que les polygamies rendissent le mariage plus commode, le joug en était bien plus pesant. Tous les enfants d'une femme avaient autant de marâtres que leur père avait d'autres femmes; chacun épousait les intérêts de sa mère, et regardait les enfants des autres femmes comme des étrangers ou des ennemis. De là vient cette manière si fréquente de parler dans l'Écriture : C'est mon frère et le fils de ma mère. On voit des exemples de ces divisions dans la famille de David, et encore de bien pires dans celle d'Hérode. - Mœurs des Israélites, par l'abbé Fleury, chap. 14, page 63, édit. in-12.

précédée de celle de son esclave favorite, qui laissait ainsi les enfants du premier lit à la disposition d'une marâtre jeune, et douée d'un caractère qu'on était loin de lui supposer.

Tant que Véli-bey avait existé, Khamco n'avait paru qu'une femme ordinaire; mais, dès qu'il eut fermé les yeux, renonçant tout à coup aux habitudes de son sexe, elle quitta les fuseaux, abandonna le voile, et, nouvelle amazone, elle prit les armes. Sous prétexte de soutenir les droits de ses enfants, elle réunit autour d'elle les partisans de son époux auxquels elle prodiguait ses faveurs; et elle parvint, de proche en proche, à engager dans sa cause ce que la Toscaria avait d'hommes dissolus et dangereux. Les peuplades voisines de Cormovo et de Cardiki, alarmées de cette influence extraordinaire d'une femme, et craignant pour leur indépendance, qu'elle menaçait, se préparaient à combattre l'orgueilleuse maîtresse de Tébélen, qui les prévint en leur déclarant la guerre. Après cette résolution, elle marcha aussitôt à la tête de ses bandes, bravant les dangers, combattant parfois et intriguant sans relâche, jusqu'au moment où, trahie par la fortune, elle tomba dans une embuscade de ses ennemis, qui la traînèrent avec Ali et Chaïnitza dans les prisons de Cardiki triomphe fatal aux vainqueurs, comme on le remarquera dans la suite de cette histoire.

Les Cardikiotes en jugeaient bien autrement alors. La famille de Véli-bey semblait devoir succomber dans cette circonstance; car déjà Khamco était accusée d'avoir empoisonné le fils aîné de son époux, né de l'esclave dont le second enfant végétait dans un état d'imbécillité qu'on lui attribuait. Mais, par une de ces fatalités qui s'expliquent, l'état d'une jeune femme, intéressante par son courage, inspira de la pitié. Ses jours furent respectés; on négocia son rachat, ainsi que celui de ses enfants; et un Grec d'Argyro Castron, G. Malicovo, fournit leur rançon, qui fut fixée à vingt-deux mille huit cents piastres 3.

Khamco, rendue à la liberté, ne s'immisça plus dans les guerres civiles de l'Épire. Occupée du soin de rétablir sa fortune, sans réformer les

'Toscaria. C'est sous ce nom qu'on désigne la haute Albanie ou Illyrie macédonienne. Voyez tome II, pages 501 à 508.

[ocr errors]

3 Cardiki, ville de l'Épire située dans la Chaonie. Voyez tome I, pages 253, 333, 358 de mon Voyage dans la Grèce.

* Environ soixante et quinze mille francs. Ce négociant, auquel Khamco et sa famille durent la liberté, a été empoisonné en 1807, à Élevthéro-Chori, près Salonique, par ordre d'Ali-pacha.

déréglements de sa vie, elle élevait le jeune Ali comme devant être son vengeur; et elle l'entretenait de ces maximes funestes, qui ont fait le destin de sa vie : Mon fils, lui disait-elle sans cesse, celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu'on le lui ravisse. Souvenez-vous que le bien des autres n'est à eux que parce qu'ils sont forts; et si vous l'emportez, il vous appartiendra. Par ces conseils pernicieux, elle formait son élève au brigandage, en lui répétant que le succès légitime tout. Enfin, elle favorisait ses plus coupables désirs, en insistant sur cet adage que Spartien met dans la bouche de l'incestueuse Julie, en parlant à son beau-fils: cuncta licet principi 1.

Ali, qui se plaisait à raconter les particularités de sa vie, s'animait en parlant de cette sorte d'éducation première. « Je dois tout à ma » mère, me disait-il un jour; car mon père ne m'avait laissé en > mourant, qu'une tanière et quelques champs. Mon imagination > enflammée par les conseils de celle qui m'avait donné deux fois la vie, » puisqu'elle m'a fait homme et vizir, me révéla le secret de ma des» tinée. Dès lors je ne vis plus dans la bourgade de Tébélen que l'aire » natale de laquelle je devais m'élancer pour fondre sur la proie que » je dévorais en idée. Je ne rêvais que puissance, trésors, palais, > enfin ce que le temps a réalisé et me promet encore; car le point » où je suis arrivé n'est pas le terme de mes espérances. »

De quelles espérances se repaissait donc Ali, élevé au plus haut point des grandeurs auxquelles un sujet puisse aspirer? Cette réflexion me conduit à retracer sa position au moment où il prit son essor, pour se précipiter dans la carrière du crime.

L'Épire était alors gouvernée par trois pachas, qui étaient ceux de Janina, de Delvino, et de Paramythia. On regardait comme cantons et villes libres, sous leur patronage, la Chimère, Cardiki, Zoulati, Argyro Castron et Souli. Courd-pacha3, vizir puissant et redouté, gouvernait la moyenne et la basse Albanie; et tous les Schypetars étaient à ses ordres. Il n'y avait donc aucune apparence d'innovation; le temps semblait même avoir cimenté la liberté anarchique de l'Épire; car lorsqu'un canton était menacé par quelque voisin ambitieux, les autres venaient à son secours et rétablissaient l'équilibre. Il y avait, de cette

' Æl. Spart. in vitâ Antonin. Caracall.

2 Tanière; l'expression du vizir est trypa, tрúra, un trou, pour désigner sa maison paternelle.

* Dont la famille était originaire du Curdistan.

manière, au sein de la barbarie, une espèce de balance politique, composée de ligues cimentées par le hasard, réglées par l'habitude, et dirigées par une politique d'instinct.

Un pareil état de choses aurait arrêté un homme capable de calculer les difficultés qu'il opposerait à ses entreprises; mais Ali était loin d'en apprécier les conséquences, parce que ses projets ne se sont développés qu'à mesure qu'il s'est agrandi. Ainsi, il faut réduire les vues qu'on lui a prêtées au terme ordinaire de celles des individus qu'on regarde comme des êtres prodigieux, parce qu'ils font des choses étonnantes, sans réfléchir que c'est par les moyens placés sous leur main qu'ils deviennent conquérants, puissants et fameux, plutôt que par leur propre génie, quoique le hasard ne fasse rien qu'en faveur des hommes animés d'une véhémente ambition. Aidé de quelques vagabonds, Ali débuta à la manière des anciens héros de la Grèce, en volant des chèvres, des moutons; et, dès l'âge de quatorze ans, il avait acquis, dans ce genre d'exploits, autant de célébrité que le divin fils de Jupiter et de Maïa. Il pillait ses voisins, et il se trouva, au moyen de ses rapines, jointes aux économies de sa mère, dans le cas de solder un parti assez considérable pour former une entreprise contre la bourgade chrétienne de Cormovo, objet de ses ressentiments. Il se mit à la tête des bandes de Toxides et de Iapyges qu'il avait rassemblés; mais cette première campagne ne donna pas une idée avantageuse du courage d'Ali, qui lâcha pied et se sauva à toutes jambes à Tébélen. Khamco, trompée dans ses espérances, éclata en injures en revoyant son fils; et lui présentant sa quenouille, qu'elle avait reprise depuis le temps de sa captivité: Va, lui dit-elle, ldche, va filer avec les femmes du harem; ce métier te convient mieux que celui des armes.

1

C'est à cette époque que ceux qui ont débité tant de fables sur le compte d'Ali, prétendent qu'il trouva dans les ruines d'une église, un trésor avec lequel il releva son parti 2. Honteux et humilié, le jeune

Peuplades Schypes de la haute et de la moyenne Albanie. - Voyez mon Voyage dans la Grèce, pour l'historique de ces hordes, tome III, et pour la topographie en général des localités mentionnées dans le cours de cette histoire.

2 C'est un aventurier, que j'ai vu à Janina, qui a propagé ce conte, qu'il tenait de Psallida, professeur au collège de cette ville : « J'étais, fait-il dire à Ali, retiré dans >> les ruines d'un vieux monastère, réfléchissant à ma situation fâcheuse. Je fouillais > machinalement la terre avec la pointe de mon bâton, lorsque tout à coup j'entendis >> résonner quelque chose qui résistait. Je continuai à fouiller, et je trouvai un >> coffre rempli d'or, qui me servit à enrôler deux mille hommes, avec lesquels je

« PrécédentContinuer »