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dont tous les Ayans étaient opposés aux nouvelles institutions militaires de Sélim III.

Les Kersales, espèce de condottieri composés d'un ramas de Bulgares, de Triballes et d'Esclavons commandés par des chefs audacieux, dévastaient les environs de Philippopolis et les vallées du mont Pangée, en poussant leurs excursions jusque dans la Pélagonie. Les caravanes ne pouvaient plus circuler, les travaux avaient cessé dans les campagnes, les courriers étaient dévalisés et l'autorité mé

connue.

Depuis que George Petrowitz, surnommé Czerni ou le Noir, homme qui réunissait aux connaissances militaires une bravoure à toute épreuve, avait conclu un armistice avec Békir-pacha, les armatolis du mont Olympe accourus à son secours, ayant repassé le Danube, désolaient la Macédoine. On soupçonnait les pachas de Smocôvo, et d'Uskiup, d'être intéressés à soutenir ces brigands, et il devenait instant de remédier à de pareils désordres. Telle était la tâche qu'on donnait à remplir au vainqueur de Nicopolis et de la Selléide; mais tant d'honneurs cachaient une arrière-pensée du ministère ottoman. Le vizir de Janina lui portait ombrage; on croyait, en flattant son ambition, le compromettre en le chargeant d'une pareille expédition, et parvenir à le perdre en lui faisant éprouver des revers, ou bien à le saisir pour s'en défaire, dès qu'on l'aurait attiré hors des frontières de son gouvernement.

Ali-pacha, qui n'avait aucune donnée sur ces desseins, mais justement défiant, prit ses mesures comme s'il eût été environné d'ennemis. Il rassembla, en vertu du diplôme impérial qu'on lui avait adressé, dix mille soldats albanais, avec lesquels il franchit le Pinde, et vint camper à Bitolia, au printemps de 1804. Après avoir purgé les environs de quelques essaims de voleurs, et réuni les forces des Ayans de l'Illyrie et de la Macédoine cisaxienne, il passa le Vardar à Tchiouperli. Il comptait alors sous ses drapeaux, indépendamment de ses troupes particulières, les contingents du pacha de Delvino, du vizir de Bérat, des beys du Muzaché, des Vaivodes de la Taulantie, du sangiac de Scodra, terre nourricière des braves; des chefs des Dibres, d'Ochrida, du Lakoulak, de Baxor, canton du mont Bôra, de Calcanderen, de Pristina, et de tous les spahis de la Thessalie. En avançant par les sources des fleuves qui arrosent la Macédoine transaxienne, il vit arriver à son quartier la cavalerie de Serrès, les

agas du territoire de Thessalonique, les timariots de Mélénik, de la Cavalle, de Drama, de Démir-Hissar, de Radovich, de Koumlèkeu, de Doubnitza, le drapeau entier de Sophia, et il parut aux portes de Philippopolis, à la tête d'une armée de plus de quatre-vingt mille hommes.

Ayant dressé ses pavillons hors de la ville, au milieu des plaines de la Thrace, il cita à son tribunal les chefs des rebelles qui étaient déjà pris, fit décapiter les pachas d'Uskiup et de Smocôvo, hommes d'une taille gigantesque qu'il craignait personnellement, et livra au glaive quelques êtres insignifiants, en se contentant de retenir en otage les chefs de parti les plus influents. Il avait levé des contributions dans les villes situées sur son passage; il exigea des sommes considérables de tous les grands vassaux qui l'approchaient; et sa marche, non moins étonnante que son activité, fit croire qu'il allait porter un coup fatal à l'empire. Déjà son camp retentissait de murmures extraordinaires; on affectait de ne prononcer qu'avec mépris le nom du sultan; chaque soir on chantait la carmagnole sous les tentes de son Tatare aga on parlait d'arborer des couleurs nouvelles, lorsqu'une insurrection éclata subitement parmi tant d'hommes divisés d'idiomes et d'intérêts 2.

1

Ce mouvement était la suite d'un coup d'État médité par le divan, qui crut le moment propice pour se défaire d'Ali-pacha. On courait déjà aux armes; on se disposait à marcher contre son quartier général, lorsqu'il se montra aux séditieux, entouré de ses fidèles Schypetars. « Vous voulez, s'écria-t-il, sortir de l'inaction; j'applaudis à votre >> résolution. Qu'on abatte les tentes, et que chacun me suive au >> rendez-vous que j'assigne à Sophia! » Après avoir prononcé ces paroles, il se met en marche, persuadé que ce signal serait celui de la dissolution des corps les plus mutins, qui profitèrent effectivement de l'occasion pour retourner dans leur pays. Il reprit de son côté la route de Bitolia; et les ministres du sultan ne cessèrent de craindre

'Tatare aga, chef des Tatares ou courriers: poste important à la cour des satrapes, où il est essentiel d'être bien informé, et d'empêcher le public de savoir ce qui se passe.

2 La plupart de ces troupes parlaient le turc, l'esclavon, le valaque, le bulgare; et chaque nation, animée par d'anciennes rivalités, faisait de cette armée un assemblage hétérogène qui ne pouvait tarder à se dissoudre. Quant au complot contre Alipacha, il ne tarda pas à en acquérir les preuves; et ses ressentiments contre le sultan Sélim, auquel il l'attribuait, ne connurent plus de bornes.

qu'il ne vint faire la police à Constantinople, que lorsqu'ils apprirent son retour au delà du Vardar. Il respira lui-même en se retrouvant dans son pays; et comme il demanda carte blanche, si on voulait qu'il rentrât en campagne, on s'empressa de le remercier, en lui annonçant que sa hautesse, satisfaite de sa conduite, révoquait les pouvoirs dont elle l'avait investi.

La charge de Romili Vali-cy est regardée comme onéreuse pour ceux qui l'obtiennent; mais Ali, accoutumé à tirer parti de tout, épuisa les provinces, en les frappant de contributions, rançonna ceux qu'il aurait dû punir; enleva des places fortes l'artillerie susceptible d'être transportée, et rentra à Janina chargé des dépouilles de la Romélie. Par calcul politique et par avidité, il ne laissa qu'un pays épuisé à son successeur, auquel il suscita des embarras nouveaux, en relâchant, quelque temps après, les chefs de bandes qu'il avait emmenés en otage à Janina.

C'est une question de savoir si un État est moins malheureux lorsque son chef est méchant, que lorsque ses favoris le sont; et la réponse pourrait être facile, si on admettait que des sujets éclairés peuvent redresser un prince vicieux; car des courtisans sans foi sont forcés de vivre en dehors de la société, et ne peuvent par conséquent changer en bien. Chez Ali, ainsi qu'à la cour des tyrans, il n'y avait qu'hypocrisie, parjure, déloyauté; le maître et les esclaves étaient également criminels. Dès qu'il fut rentré dans ses États, il s'annonça aux Epirotes, tel qu'un père qui revoit toujours avec plaisir ses enfants. Riche et heureux, on lui donna des fêtes, qu'on aurait célébrées avec un égal transport si on eût appris que sa tête venait d'être attachée aux portes du charnier impérial de Constantinople, terme fatal de toutes les ambitions. Il était persuadé de cette vérité aussi la diminution des impôts qu'il avait promise dans le danger fut-elle ajournée; et les corvées, loin d'être allégées, prirent une extension nouvelle. Ce fut donc à dater de la consolidation de son pouvoir, que l'Épire ressentit le poids de la tyrannie, et les paysans n'eurent pour consolation que de voir renverser les donjons et les tourelles des beys, leurs anciens oppresseurs, rangés sous le niveau du despotisme, qui n'admet, comme l'anarchie, que l'égalité de la misère pour les peuples. Vainqueur des grands, Ali ne s'appliqua plus qu'à briser quelques résistances; et, sous le prétexte banal de complicité aves les Souliotes, il fit périr les riches propriétaires de l'Acarnanie et de l'Etolie,

qui furent accusés successivement de connivence avec ses ennemis. Un seul d'entre eux parut l'arrêter; le sang des anciens rois serviens qui coulait dans ses veines, son intégrité, ses vertus, l'environnaient de tant de respect, qu'il n'avait jusqu'alors osé l'attaquer. Chousmane ou Sousmane 1, c'était le nom de cet homme cher aux Étoliens, qui avait pour crime, aux yeux du vizir, non sa naissance, puisqu'en Turquie il n'existe aucune aristocratie, mais ses richesses, qui sont, dans les États de pouvoir absolu, plus dangereuses que des crimes. Déjà le tyran avait égorgé un des frères de ce sujet paisible, sous le faux prétexte d'avoir fourni des secours à Paléopoulo; et, pour feindre de ne pas participer à ce nouveau meurtre et se trouver en mesure de le désavouer, il chargea Véli-pacha d'éteindre une famille dont il convoitait les biens.

Le fils du tyran qui s'était déjà largement signalé dans la carrière des assassinats, partit en conséquence de Janina, au mois de janvier 1805, sous prétexte d'aller faire une espèce d'inspection militaire dans le midi de la Grèce. Il traversa le Xéroméros et la Carlélie, pour se rendre à Missolonghi, sans que Sousmane, qui lui envoya les présents d'usage, se présentât pour lui rendre l'hommage que tout particulier opulent doit en pareil cas à son seigneur. Loin d'en paraître offensé, Véli s'empressa d'agréer les excuses de Sousmane, en les expliquant dans leur sens naturel, qui était celui d'une juste défiance. Il lui écrivit donc qu'étant son meilleur ami, il sentait parfaitement l'embarras de la position dans laquelle de faux bruits l'avaient mis auprès du redoutable vizir, son père; qu'il avait eu raison de craindre son ressentiment, mais cependant qu'il fût sans aucune inquiétude ; que ce qui avait eu lieu était un nuage passager, qu'il se chargeait d'arranger ses affaires, et qu'il le préviendrait quand elles seraient terminées à sa satisfaction.

La tranquillité reparut dans la famille de Sousmane, qui songeait néanmoins à s'enfuir dans les montagnes d'Agrapha avec sa famille, afin de s'y mettre sous la protection de Paléopoulo et des armatolis, mais il résolut de savoir auparavant le succès des négociations de Véli.

Le résultat s'en fit attendre le temps nécessaire à augmenter sa

Sousmane descendait des anciens rois de Servie, vulgairement appelés Triballes, qui avaient conquis l'Étolie. Voyez Cantacuzen., tome I, pages 263, 264; Niceph. Gregor., tome I, page 281, ad ann. C. 1331 ad 1453; Chalcondyl., page 27.

sécurité. Quelques mois s'écoulèrent, et Véli-pacha, étant venu à l'Arta pour l'ouverture des pâturages, qui a lieu à la Saint-George, écrivit à l'Etolien que le Janina Vali-cy, son père, dont il avait baisé pour lui les bolles d'or, daignait rendre ses bonnes grâces à son fidèle raïa Sousmane; qu'il l'invitait à ne pas différer de venir à l'Arta avec son fils, pour recevoir l'assurance du pardon d'un aussi grand prince que le vizir Ali, qui le portait dans son cœur. « Je suis votre ami, ajoutait-il de sa main au bas de la lettre 1, » jamais votre défenseur. Si cette garantie ne suffisait pas, je la >> change en serment que je fais de vous défendre, et je vous jure une amitié éternelle, au nom de ma religion et par la tête de mes » enfants. »

D

« et je serai à

En lisant l'histoire de Turquie, de Perse et de tous les gouvernements absolus, qui unissent la faiblesse à la férocité, on ne voit, comme dans la lettre de Véli, que des phrases caractéristiques de l'injure faite à la probité et à la morale : « celui-ci,» trouve-t-on à chaque page, «< dut la conservation de sa fortune; un autre, celle de » son emploi, ou même de la vie, à tel ou tel protecteur; » parce que là où la loi n'existe pas, tout est soumis aux caprices des eunuques, des odalisques et de quelques histrions qui font agir le despote. Sousmane ne vit donc dans ce qu'on lui écrivait que le style ordinaire d'un homme empressé à le servir pour lui arracher des présents, et il consentit à ce sacrifice, afin de vivre à l'abri des persécutions. Ainsi, ce fut sans succès que sa famille le dissuada d'aller à l'Arta; vainement, en passant à Prévésa, quelques amis l'engagèrent à rebrousser chemin il le pouvait encore; mais les remontrances et les avis ne servirent qu'à faire courir plus promptement à sa perte celui qui pouvait trouver un asile chez les armatolis, et se réfugier avec ses richesses à Leucade, où les Russes lui offraient une retraite assurée.

Sousmane et son fils s'embarquent; un vent propice les porte à Salagora, où ils trouvent, en abordant, des chevaux de main et une garde d'honneur qu'on leur avait envoyés. Complimentés par un Grec nommé Dherman, alors commandant des forces navales du vizir, ils partent avec lui, et traversent l'Amphilochie, entourés d'un

t Cette manière d'apostiller les lettres est regardée, dans l'Orient, comme une trèshaute faveur qu'un prince accorde à son inférieur.

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