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Ce fut un spectacle nouveau pour les Ioniens de voir Cadgi Antoni couvert d'armes brillantes se présenter, entouré de ses cinq frères, au nombre desquels on citait George et Lepeniotis. Ce dernier avait pris son surnom d'un village qui a succédé à l'antique Stratos, place voisine de l'Achéloüs, où il avait reçu le jour dans la cabane d'un berger. Christakis de Prévésa, Chamis Caloyeros, Christos Vlakos, Skylodimos, Zongos ou Zongas, alors protopalicare du chef des bandes étoliennes Nothis et Kitzos Botzaris, qui venaient de donner des armes au jeune Marc, l'honneur futur de la Hellade, convoqués au nom de l'empereur Alexandre, lui prêtèrent serment de fidélité perpétuelle, pour servir contre ses ennemis. Cadgi Antoni, agissant au nom de tous ses capitaines, jura de ne poser les armes qu'après avoir reconquis l'indépendance de la Grèce, sous la suzeraineté puissante de l'autocrate orthodoxe de Russie, et on attendit les jours de grâce qui ne devaient pas tarder à briller pour la Hellade.

Tandis que ces événements se préparaient, le tyran arrachait des bras d'Ibrahim-pacha la dernière de ses filles, pour la donner en mariage à son neveu Aden-bey, second fils de l'incestueuse Chaïnitza. Ainsi fut consommé le malheur du vizir de Bérat, qui aurait pu, en unissant la plus jeune de ses filles à quelque voisin puissant, s'en faire un appui et se ménager un asile contre les malheurs dont il était menacé ; mais il devait, ainsi que ces oiseaux timides, qui se laissent, dit-on, fasciner, tomber sous la dent meurtrière du serpent destiné à le dévorer. Cependant on crut entrevoir un rayon d'espérance, lorsqu'en contractant cette alliance, le fils d'Ibrahim fut fiancé avec une fille de Véli-pacha. Mais Ali n'avait feint ce croisement de familles, qu'afin de placer un agent secret auprès du fils d'Ibrahim, si le mariage se contractait; et, dans le cas contraire, il trouvait un moyen de prolonger l'illusion d'une famille qu'il voulait anéantir.

Cependant des nuages présageaient une rupture prochaine entre la Russie et la Turquie. Un écrit publié sous le nom de Tchélebi effendi, adressé aux musulmans pour les engager à substituer aux hordes des janissaires le nizam-y-dgédid ou milice disciplinée à l'eu

Dans leurs traités ou capitulations avec la France et l'Angleterre, ces mêmes soldats en prenant du service, exceptèrent toujours le cas d'être employés contre la Russie, avec laquelle ils étaient liés par un serment religieux.

2 Voyez cet écrit dans l'ouvrage de Wilkinson, traduit et imprimé à Paris en 1821.

ropéenne, circulait dans le public. L'auteur annonçait que « le Dieu » très-haut ayant voulu que la race des hommes, depuis Adam » jusqu'au jour du jugement dernier, fût condamnée à souffrir, la » Providence avait créé un empereur du monde (le sultan distribu>>teur de couronnes), pour administrer les affaires de toute la com->pagnie de ses serviteurs. >>

Partant de ce préambule, après avoir jeté un coup d'œil sur les différents royaumes, indigné de voir une secte de gens attachés aux vieux usages, il s'écriait : « Voulez-vous que je vous fasse le récit des

troubles survenus sur la terre avant que le nizam-y-dgédid existât? » Voyez les désordres arrivés dans l'Asie mineure par les Courdes » Gellali; l'insolence de Sarry-bey Oglou ; les brigandages des Waha>> bites, etc. est-ce le nizam-y-dgédid qui a fait tout cela?.... Et >> cependant une canaille composée de la lie du peuple, se réunissant » dans les boutiques des barbiers, des cafés, oubliant ce qu'elle est, >se permet d'injurier la sublime Porte, et, comme elle n'a pas été » visitée par le châtiment, elle s'est enhardie à dire tout ce qui lui

plaisait. Mais rappelez-vous et qu'elle se rappelle le temps de Soli>> man le Canonique. Alors, comme aujourd'hui, le peuple raison»nait; sur quoi l'empereur fit couper la langue des médisants et les >> oreilles de ceux qui les écoutaient, et les fit clouer, pour servir >> d'exemple au public, au haut d'une petite porte près du palais du » sultan Bajazet. Comme cet endroit était un lieu de passage, ceux >> qui avec leurs yeux contemplaient ce spectacle apprenaient à ne >> pas écouter et à retenir leur langue. >>

Malgré cette éloquence à l'usage des Orientaux, la nouvelle milice n'en resta pas moins odieuse au peuple, qui fit justice de cet écrit, comme d'autres brochures arrivées de France, pour engager les musulmans à reprendre le rang d'enfants de la dévastation dans l'Europe civilisée.

Mais avant d'aborder ce sujet, il convient de reprendre le récit sommaire de quelques événements qui précédèrent ceux de l'année 1806, afin de montrer les moyens que la Providence préparait pour changer la face de l'Orient, en dévoilant la faiblesse du gouvernement turc aux Grecs impatients du joug sous lequel ils gémissaient.

La première idée d'une milice permanente en Turquie avait été donnée par le général Aubert-Dubayet; et quoique le corps qu'il forma à Constantinople fût dissous à sa mort, ses leçons ne furent pas

perdues auprès d'un ministre tel que le grand amiral Hussein-pacha. Ce chef, qu'on a vu figurer au siége de Viddin, ayant pris à son service plusieurs étrangers, en avait formé un régiment qu'il se plaisait à rassembler tous les vendredis, et à faire manœuvrer à l'européenne. La contenance de ces vieux soldats, leur habillement, l'éclat de leurs armes, l'ensemble et la précision de leurs mouvements, étonnaient les spectateurs. Devenus l'objet de l'attention du gouvernement, après la guerre contre les Français en Egypte, on avait résolu de former plusieurs corps sur ce modèle, et le mufti Véli Zadé secondant Hussein-pacha, on procéda à leur organisation.

Uniforme, armement, discipline, règlements, argent nécessaire à l'entretien du nizam-y-dgédid, tout fut réglé avec tant de sagesse, que les fonds qui s'élevaient, en l'année 1800, à cinquante millions de piastres, se montaient, en 1806, à plus de soixante et quinze millions'. Sélim III se complaisait dans l'idée que cette milice, en comprimant ses pachas, servirait à remplacer les janissaires dégénérés, et à restaurer l'empire des sultans. Deux renégats, l'un Grec connu sous le nom d'Aga, et l'autre Prussien appelé Soliman, avaient été choisis pour chefs de ce nouveau corps, dans lequel on enrôlait tous les militaires Francs qui consentaient à renoncer à la foi de leurs pères pour parvenir au grade d'officier, qu'une foule d'Allemands obtinrent à cette condition infamante. On avait aussi tout organisé : la marine, l'artillerie, l'armée de terre et l'administration florissaient. Les progrès de l'esprit, qui ont une marche victorieuse, enveloppaient le trône du sultan, étonné de s'en voir entouré; la Turquie se ranimait, et le nouveau corps avait montré, avant même d'avoir reçu cette extension, qu'il était supérieur aux hordes indisciplinées de Hadgi Betcktadgé.

Pendant les années 1803 et 1804, des bandes de brigands commandées par les chefs qu'Ali-pacha avait relâchés après sa campagne dans la Romélie, avaient été vaincues au nombre de plus de trente mille par les nizam-dgédites. Ces exploits étaient l'ouvrage de deux bataillons sortis de Constantinople, d'une compagnie d'artillerie légère, de deux escadrons de cavalerie et de trois régiments formés dans la Caramanie. Mais autant ces succès éclatants flattaient le sultan,

Voyez, pour l'organisation du nizam-y-dgédid, l'Histoire des révolutions de Constantinople, en 1807 et 1808, par Juchereau de Saint-Denis.

autant ils affligeaient ses pachas, qui entrevoyaient dans l'extirpation de l'anarchie, le terme de leur existence dévastatrice, lorsqu'un édit impérial (hattichérif), en date du mois de mars 1805, mit le comble à leurs anxiétés.

Cette déclaration souveraine, discutée au banc des ministres, sanctionnée par le mufti, et datée de l'étrier impérial du successeur des califes, ordonnait de choisir dans les villes et villages de la Turquie, parmi les janissaires et jeunes gens de l'âge de vingt à vingtcinq ans, les hommes les mieux constitués pour être incorporés dans les nizam-dgédites. Il n'en fallut pas davantage pour mettre les suppôts des abus en fureur. Et comme on attribuait la suggestion de cette mesure aux Français, la légation russe qui avait intérêt à maintenir les Turcs dans une longue nullité, celle d'Angleterre, excitée par la compagnie du Levant, la diplomatie et l'ignorance se réunirent pour exciter une fermentation générale.

On reçut à coups de bâton, à Andrinople, le maître des requêtes qui vint y proclamer l'édit de recrutement du Grand Seigneur. A Rodosto, le cadi chargé de son exécution fut massacré par la populace. Le hattichérif fut brûlé à Janina; et ces tristes présages firent qu'on n'osa le publier à Constantinople, où le mufti sut contenir l'uléma, ou corporation des gens de loi, par une sage fermeté.

Cependant l'horizon s'obscurcissait; et Napoléon, qui n'aima jamais les Grecs 1, avait mis à contribution le savoir de nos orientalistes et les presses de son imprimerie, afin d'adresser aux mahométans un écrit intitulé: Voix d'un muezzin, avec la traduction en turc, arabe et persan des bulletins de ses grandes armées, pour l'édification des ennemis du nom chrétien. Le conquérant prétendait enflammer les Osmanlis par le récit pompeux de ses batailles qui, loin de leur inspirer du courage, ne tendaient qu'à les alarmer. Pour surcroît de malheur, on se défia du héros qui voulait tout entraîner dans son orbite funeste, et une lettre en date du 24 juin 1806,qu'il écrivit à Alipacha, fut reçue avec tiédeur, parce qu'il parlait de la gloire de l'empire ottoman à celui qui ne voulait que son humiliation.

Le calme était néanmoins rétabli dans la Romélie, quand le général

'J'ai entendu raconter qu'étant à Sainte-Hélène, Napoléon, entraîné dans une discussion relative aux projets de la Russie contre la Turquie, s'écriait : Non, je ne souffrirai jamais qu'Alexandre renverse l'empire ottoman..... Puis, abaissant ses regards vers la mer, il dit en soupirant : Il le peut maintenant.....

Sébastiani arriva à Constantinople en qualité d'ambassadeur de France. La mission qu'il avait remplie en 1803, lorsque Napoléon, occupé de la conquête de l'Inde de concert avec la Russie, songeait à établir son point de départ d'Alep, avait décidé l'empereur à faire choix d'un homme digne de sa confiance pour une opération d'une autre nature. Il s'agissait maintenant de profiter de toutes les circonstances pour entraîner la Porte dans une guerre contre la Russie, et le consul de Janina avait ordre d'engager Ali-pacha à seconder cette mesure par l'influence que celui-ci exerçait dans le divan.

La conduite des hospodars C. Hypsilantis et A. Morousi, qui gouvernaient alors la Valachie et la Moldavie, permettait de soupçonner leur fidélité. L'ambassadeur Sébastiani en fit part au divan, qui n'ignorait rien de leurs intrigues; et quoique la Porte eût stipulé dans son dernier traité avec la Russie, qu'aucun gouverneur des provinces ultradanubiennes ne pourrait être destitué que dans le cas où le ministre de cette puissance reconnaîtrait la justice de sa déposition, on ne fut pas arrêté par ces considérations. Les hospodars furent remplacés par Suzzo et Callimacki. Morousi revint à Constantinople, tandis que Hypsilantis, constant dans sa haine contre les Turcs, parvenait, de la Transylvanie où il s'était réfugié, à soulever contre le sultan, Czerni George et les Serviens, qui venaient de conclure un armistice avec l'empire ottoman.

1

La guerre devait être la conséquence inévitable de ce qui se passait. Néanmoins, M. Italinski ouvrit des négociations de concert avec M. Arbuthnot, ambassadeur d'Angleterre, et la Porte hésitait quand le général russe Michelson entra, au mois de novembre 1806, sur le territoire ottoman, précédé d'une proclamation qui con

1 Son ultimatum était : 1o que la Porte revînt sur sa résolution relative aux hospodars; 2° qu'elle rejetât la demande faite par la France de fermer le passage des Dardanelles aux vaisseaux russes et anglais.

1 Proclamation du général Michelson, publiée au nom de S. M. l'empereur de

Russie.

« La sollicitude paternelle et la vigilance constante avec laquelle nos ancêtres » ont cherché de tout temps à préserver ce pays de tous malheurs, à maintenir la » sûreté du clergé, de la noblesse et des habitants de la Moldavie et de la Valachie; » le soin qu'ils ont pris lors de la conclusion des traités, d'assurer votre bien-être » et votre prospérité, ont engagé le souverain de Russie à se nommer, et à être » effectivement le protecteur de votre pays. Du moment où nous sommes monté

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