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liter les Turcs aux yeux de l'Europe. Elle se serait complu à rappeler leur bravoure, et à répéter comment, le 2 mars suivant, les Anglais, informés qu'on fortifiait les Dardanelles, se hâtèrent de repasser ce détroit formidable, si ce même peuple n'eût, par la plus infâme des révoltes, égorgé les ministres sauveurs de l'État, auxquels il avait inspiré son courage, et le meilleur de ses souverains, sultan Selim.

<< Précipiter les affaires, c'est donner lieu à de grandes fautes, » que suivent souvent de terribles punitions, » disait alors au prince des croyants le mufti chérif Zadé Alta-effendi. Il proposait en conséquence de former loin de la capitale plusieurs corps réguliers, et de dompter les janissaires de Constantinople, en les enveloppant dans un réseau de fer, et en les traitant comme Pierre Ier avait traité les strélitz. Sa proposition fut goûtée sans être complétement adoptée. Poussé, sans le savoir, par l'influence du satrape de Janina, il détermina en même temps le divan à nommer Molla pacha, à la place de Passevend Oglou qui était mort au mois de février précédent, et le sultan déclara ensuite Moustapha-Baïractar ayan de Routchouk, commandant de l'avant-garde de l'armée du Danube.

Ces mesures se compensaient, mais la Porte se trouva bientôt engagée dans des événements que toute la sagesse humaine n'aurait pu conjurer. L'amiral sir John Duckworth, jaloux de réparer l'échec qu'il avait éprouvé devant Constantinople, méditait une entreprise qui tendait à arracher à l'empire ottoman une de ses plus belles provinces, en s'emparant de l'Égypte.

Une sourde fermentation régnait dans cette contrée, où Ali-pacha forçait à se réfugier tous les Schypetars de l'Épire et de l'Illyrie macédonienne, qu'il persécutait. Des compagnies entières de Guègues et de Toxides avaient fait voile pour cette nouvelle terre de promission ouverte à leurs brigandages. Ralliés sous les drapeaux d'un de leurs compatriotes, Tahir-pacha, ils avaient successivement élevé et renversé Khoreb-pacha, et leur chef même 1, lorsqu'ils furent armés et divisés par deux ambitieux qui se disputaient les dépouilles ensanglantées de l'Égypte, au moment où les Wahabites s'emparaient de la Mecque. Méhémet Ali, natif de la Cavalle en Macédoine, et Khourchid - pacha étaient ces antagonistes, destinés sans doute

་ Voyez pour de plus amples détails l'histoire de l'Égypte sous Mahomet, Ali, pacha d'Égypte, par F. Mangin, Paris, 1824.

par la Providence à jouer un rôle important dans les affaires de l'Orient.

Nous ne dirons point quelle série de vizirs assassinés, déposés ou décapités se succédèrent avant l'intronisation du Géorgien Khourchidpacha, auquel succéda Méhémet Ali, que la Porte confirma au poste de pacha du Caire, le 2 novembre 1806. Nous nous contenterons également de montrer, comme groupés autour de ce vice-roi, Sélim Coka de Delvino, Omar-bey, plus connu sous le nom d'Omer Brionès, et Hassan-pacha, à cause de la place qu'ils tiendront, ainsi que Koreb et Khourchid, dans l'histoire de la régénération de la Grèce. Nous parlerons aussi succinctement de la seconde expédition des Anglais en Égypte, qui eut lieu le 13 mars 1807. Une trahison préparée de longue main leur livra Alexandrie; et les troupes de S. M. B., battues bientôt après par les Schypetars, furent réduites à capituler avec Méhémet Ali, le 22 août de la même année, pour l'évacuation de l'Égypte.

La Porte, qui avait longtemps hésité à rompre avec l'Angleterre, lui avait déclaré la guerre dès qu'elle fut informée de l'agression hostile de sir John Duckworth contre Alexandrie. Une flotte de neuf vaisseaux de ligne, commandée par Seid Ali d'Alger, fut envoyée aux châteaux des Dardanelles, que les lieutenants généraux français Foy et Haxo avaient mis en état de défense; et comme on ne craignait plus rien de ce côté, l'attention du sultan se porta vers le Danube.

Des ordres avaient été donnés au vizir de Bosnie pour se porter contre les Serviens, qui avaient un point d'appui en Valachie. Le Romili vali-cy devait se diriger avec tous ses contingents vers Choumlé; Ali-pacha s'était fait dispenser de coopérer à la défense de l'empire, sous prétexte qu'il devait surveiller les Russes, qui étaient maîtres des îles Ioniennes; le vizir de Scodra était tenu en échec par les Moscovites cantonnés à Cattaro et par les Monténégrins. Pour balancer ces chances, le général Lauriston se trouvait à Raguse, le maréchal Marmont occupait la Dalmatie, et Napoléon, embrassant le nord de l'Europe avec ses armées, faisait que la Turquie, après un siècle d'humiliations, ne s'était pas trouvée dans une aussi belle position qu'à l'ouverture de la campagne de 1807.

Moustapha Baïractar, qui avait le commandement exprès de rester à Routchouk, ayant réussi à organiser un corps de douze à quinze mille hommes, était devenu un personnage aussi important et aussi dévoué,

que Molla-pacha, lié d'intrigues avec Ali Tébélen, était suspect au sultan. Engagé dans les errements de son prédécesseur Passevend Oglou, on savait qu'il était le fauteur secret de tous les mécontents, et semblait appréhender l'approche de l'armée impériale, plus que celle du général russe Michelson.

On attendait néanmoins sur le Danube l'arrivée du Chatir Azem ou grand vizir Ibrahim-pacha, qui sortit de Constantinople au mois d'avril, emmenant à sa suite le banc entier des ministres, et les janissaires commandés par leur Aga, homme favorable aux institutions militaires des Européens, qu'on voulait introduire dans l'armée1. Cependant on n'osa pas faire marcher sous ses drapeaux les nizamdgédites, et, jusqu'au moment de pouvoir les utiliser, ceux de Constantinople furent répartis dans les batteries du Bosphore.

Au milieu de ces mouvements, les Turcs, alliés de Napoléon, ne parlaient que de reconquérir la Bessarabie, la Crimée, et de relever même le trône de Pologne. On était, à Constantinople, dans le délire des illusions, quand le caïmacan Mousta-pacha, excité par le parti des étrangers à la tête duquel Ali Tébélen agissait par l'entremise de ses émissaires, résolut de s'emparer des sceaux de l'empire, en fomentant une insurrection. Incapable de supplanter ses rivaux autrement que par des intrigues de cour, dès qu'il apprit la mort du mufti, qui avait contenu les oulémas et les janissaires avec une rare prudence, il songea à se faire donner une créature digne de seconder ses entreprises.

Le cazi-asker ou grand juge de Romélie fut ainsi promu au poste de cheik-islam; et cet homme, aussi fourbe que le caïmacan, s'entendit bientôt avec lui pour renverser le ministère, et, s'il le fallait, pour déposer le sultan. Ils craignaient également un monarque éclairé qui, en travaillant à civiliser son pays, sapait l'influence des ulémas et l'existence anarchique des gens d'épée. Les deux factieux feignirent de se brouiller, pour masquer leurs projets, en propageant le mécontentement et en répandant l'argent qu'une main invisible leur pro

1 Le ministère suit constamment le grand vizir à l'armée, et il ne reste dans ce cas auprès du sultan que des caïmacans ou substituts, dont l'autorité ne s'étend pas dans le rayon occupé par l'armée. Il y a, de cette manière, double gouvernement de fait dans l'empire, depuis que les sultans, qui ne commandent plus leurs soldats en personne, sont en quelque sorte réduits à la condition des rois esclaves de nos maires du palais.

diguait pour consommer un forfait dont l'empire ottoman ébranlé ne se relèvera jamais 1.

On avait laissé, comme on l'a dit, la garde des batteries du Bosphore aux nizam-dgédites, auxquels on adjoignit deux mille yamacks épirotes et quelques Lazes des environs de Trébizonde. Le sultan s'était flatté par ce rapprochement qu'ils se fondraient dans les nouveaux corps, mais son espoir ne tarda pas à tourner contre lui-même. Le caïmacan, qui avait eu soin de réveiller la haine des janissaires contre les nizam-dgédites, ayant préparé de concert avec le mutti la conspiration, ordonna à Mahmoud, ancien reis-effendi, de se rendre aux châteaux pour payer les yamacks, et porter avec lui quelques uniformes de nizam-dgédites, afin d'essayer s'ils seraient disposés à s'en revêtir.

Étranger à ce qui se tramait, Mahmoud-effendi se rend à RoméliCavack, la plus considérable des batteries du Bosphore sur la côte d'Europe, paie les yamacks, et, profitant de la satisfaction qu'ils éprouvaient de recevoir leur solde, leur fait connaître le désir du Grand Seigneur. Il ordonne de dérouler devant eux quelques habits de nizam-dgédites; il les invite à s'en rêvetir, il leur ordonne!... On répond par un cri de fureur. Les yamacks se précipitent sur lui pour l'étrangler. Les nizam-dgédites le protégent; une lutte sanglante s'engage. Mahmoud, justement effrayé, se jette dans son bateau, aborde à Bouiouk-Deyré, où une horde d'Albanais, initiés au complot, l'atteignent et l'égorgent en mettant pied à terre.

La nouvelle du meurtre arrivée à Bouiouk-Deyré vole de bouche en bouche; le commandant en chef des batteries est assassiné et jeté à la mer, et les nizam-dgédites expulsés des châteaux par les janissaires réunis aux yamacks, rentrent dans leurs casernes de Constantinople.

Ces crimes devaient être punis; le caïmacan avait des forces suffisantes pour en imposer aux révoltés; mais il trompa le sultan, en produisant de faux rapports. Il abusa également les ministres en les assurant que le mouvement de deux mille misérables, le rebut de la nation, n'avait rien de dangereux, et en promettant de châtier les plus coupables. L'indolence des grands fonctionnaires se contenta de

Voyez pour de plus amples détails, l'Histoire des révolutions de Constantinople, par Juchereau de Saint-Denis, tome II, Paris, 1819.

cette déclaration et plongea le sultan dans une sécurité fatale. Sur ces entrefaites le bostandgi-bachi, à qui la police du Bosphore appartient, s'étant présenté à Bouïouk-Deyré pour prendre des renseignements sur l'assassinat de Mahmoud-effendi, avait été reçu à coups de canon par les yamacks, qui avaient tiré à boulets sur son bateau. Ce nouvel attentat, rapporté au sultan, aurait dû lui dessiller les yeux; mais on lui persuada que les séditieux n'avaient d'autre but que d'éviter d'être contraints de faire partie du nizam-y-dgédid, et qu'ils rentreraient dans le devoir si on les rassurait à cet égard par une proclamation officielle.

Le criminel Mousta-pacha, qui donnait ces conseils, soulevait les janissaires en leur faisant sentir que le moment d'anéantir les nizamdgédites était venu. Ses émissaires avaient soin d'exalter la fureur du peuple contre les ministres. Au milieu de cette sourde rumeur, le mufti et les princes de l'uléma semblaient tranquilles, quoiqu'ils laissassent déclamer les imans qui leur étaient subordonnés.

Mille rapports contradictoires se succédaient, les faubourgs s'agitaient sans but apparent; on remarquait que le peuple recevait de l'argent aux portes des mosquées, lorsqu'on apprit que les yamacks, réunis dans la vallé de Bouïouk-Deyré, venaient d'élire pour chef Cabakdgi-Oglou, qui était un de leurs camarades.

Cette mesure n'avait altéré en rien la sécurité du divan, quand le marquis d'Almenara, envoyé d'Espagne, l'avertit des dangers qui menaçaient son existence et les jours de Sélim III. On lui répondit qu'on savait à quoi s'en tenir, et on ne crut à l'insurrection que le 29 mai, au moment où Cabakdgi-Oglou s'acheminait vers Constantinople à la tête de six cents yamacks.

Il y était appelé par le caïmacan Mousta-pacha, qui faisait inviter ses collègues à se rendre à son palais. Il ordonnait simultanément de consigner les nizam-dgédites dans leurs casernes, et les révoltés entrèrent en ville aux acclamations générales d'une populace effrénée. Ils apprennent que Mousta-pacha a fait décapiter les ministres qu'il venait de mander auprès de lui. Cabakdgi se rend aussitôt à l'hôtel de l'aga des janissaires, où sa bande se grossit de huit cents hommes. Il réunit avec un égal bonheur les galiondgis ou soldats de marine, ainsi que les canonniers d'élite, tandis que les nizam-dgédites, informés de cette défection et de ce qui était arrivé chez le caïmacan, se barricadaient dans leurs casernes et se préparaient à une vigoureuse résistance.

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