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Libre de toute crainte, et traînant à sa suite une soldatesque aussi vile que la race des Turcs de Constantinople, Cabakdgi vient s'établir sur l'hippodrome. On lui dresse un tribunal non loin du trépied antique de Delphes, conservé sur cette place, et il mande les colonels des janissaires, auxquels il ordonne de faire apporter sur-le-champ les kasans ou marmites de chaque chambrée des prétoriens circoncis. On lui obéit. Les crieurs publics ou muezzins annoncent du haut des minarets la sortie des marmites on court aux armes, Constantinople est sur pied.

Pouvoir fragile du despotisme,chimère des tyrans ! les rois ne sont véritablement grands que par les lois : car la religion même, entre les mains des hommes, n'est souvent qu'un glaive homicide qui arme le bras des factieux, surtout quand ses ministres s'élèvent audessus du prince en lui parlant de droit divin pour en faire leur esclave.

Cependant chaque marmite, précédée de son colonel et suivie de ses officiers, portée à pas lents et en silence, venait d'être déposée sur l'hipprodrome, par ordre de numéro, autour du siége de Cabakdgi, qui prit la parole en ces termes : « Frères et compagnons, la réunion >> de nos marmites est le signe évident de la concorde des enfants de » Hadgi-Bektadgé. Le moment est venu d'écraser nos ennemis. Le >> ciel nous favorise; arrachons du milieu de nous la secte qui avait >> résolu de détruire le corps invincible des janissaires et de nous assi>> miler aux infidèles. Que le nizam-y-dgédid soit aboli, que ses » soldats rentrent dans leurs foyers, et que notre vengeance retombe » sur les ministres qui furent nos persécuteurs. »

En achevant ces mots, Cabakdgi-Oglou montre une liste de proscription qui lui avait été adressée par le caïmacan; et, le 30 mai au soir les têtes des ministres à portefeuille, sans portefeuille, ou retirés depuis longtemps des affaires, figuraient, au nombre de dix-sept, autour des vénérables marmites. Il n'en manquait qu'une seule, c'était celle du bostandgi-bachi. Il était renfermé au sérail et réfugié dans le sein même de Sélim III, auquel les courtisans conseillaient vainement d'abandonner cette victime à la rage du peuple. La lutte se prolongeait, lorsque le bostandgi-bachi, se prosternant aux pieds du sultan, le supplia de le faire mourir pour conserver ses jours précieux.

<< Puisque tu consens à ce sacrifice, s'écria le malheureux Sélim en

» versant un ruisseau de larmes, meurs, mon fils, et que la bénédiction du ciel t'accompagne. >>

L'infortuné se dérobe aux regards du padicha, appelle le bourreau, s'incline sous le glaive, meurt, et sa tête jetée à travers un des créneaux du sérail est recueillie par les yamacks, qui la déposent aux pieds de Cabakdgi-Oglou.

Le nizam-y-dgédid fut ensuite supprimé par un rescrit impérial; les janissaires triomphaient, mais Sélim III régnait encore, et le chef de l'insurrection résolut d'en finir avec un prince que ses lumières rendaient odieux aux défenseurs des abus et de l'antique anarchie militaire de la Turquie.

Arrivé le 31 mai, au lever du soleil, sur l'hippodrome, l'agent du crime félicite les janissaires sur les concessions qu'ils ont obtenues, leur peint les dangers sans cesse renaissants pour eux de la part d'un souverain intéressé à se venger de leur rébellion, et s'écrie : « Si Sélim » cessait de régner, toutes nos craintes s'évanouiraient. Mes paroles » vous plaisent, braves janissaires; mais ce n'est pas à nous seuls qu'il > appartient de décider cette importante question : consultons le » mufti, il nous révélera si Sélim a mérité d'occuper plus longtemps » le trône des Osmanlis, ou s'il convient de lui donner à l'instant un

» successeur. »

Le traître donne ensuite lecture de la question destinée à être soumise au mufti : Tout empereur qui, par sa conduite et ses règlements, combat les principes religieux consacrés par le Coran, mérite-t-il de

rester sur le trône ?

Le mufti, qui avait dicté ce cas religieux, reçut les députés du peuple avec une sorte d'abattement. Il gémissait, et, pour commenter indirectement sa sentence, il s'écria en soupirant : Malheureux prince, tu as été égaré par les vices de ton éducation; la faiblesse de mon prédécesseur a comblé ton aveuglement. Les conseils perfides des ministres que la justice du peuple vient de frapper t'ont entraîné loin de tes devoirs. Pourquoi as-tu oublié que tu étais le chef des vrais croyants? Au lieu de mettre ta seule confiance en Dieu qui peut pulvériser les plus fortes armées, tu as voulu assimiler les Osmanlis aux infidèles. Allah, que tu as négligé, t'abandonne; tu ne peux plus régner d'après nos lois que tu as voulu changer et que tu méprises. Les soldats qui devaient le défendre n'ont plus confiance en toi; ta présence sur le trône ne servirait qu'à perpétuer nos discordes.

Il se retira ensuite pour écrire son fetfa, et il mit au bas de la question qui lui était adressée au nom du peuple : - Non, Allah sait le meilleur.

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Cette décision réformait celle du mufti, qui avait homologué les règlements du nizam-y-dgédid et le nouveau fetfa devint la sentence de Sélim III. Nous ne voulons plus qu'il soit notre souverain, répétèrent mille et mille voix aussitôt que l'oracle du cheïkislam fut proclamé ; qu'il soit déposé; il est l'ennemi du peuple. Vive le sultan Moustapha IV! il fera notre bonheur.

Cabakdgi, prenant aussitôt la parole, déclare que Sélim III, fils de Moustapha, a cessé de régner, et que le sultan Moustapha, fils d'Abdoul-Hamid, est devenu le légitime empereur des Osmanlis. Il ne s'agissait plus que de notifier cette résolution à l'empereur déposé, qui tenait entre ses mains le prince qu'on déclarait souverain à sa place; et on jeta les yeux sur le mufti, que son caractère mettait à l'abri de la peine capitale qu'il avait si légitimement méritée.

L'hypocrite, couvert du manteau de la religion, accepte la mission qui lui est confiée par les révoltés. Le sérail s'ouvre à son approche, et il aborde le sultan qu'il trouve dans la salle où il avait coutume de donner audience à ses ministres. Il tombe à ses pieds, et, d'une voix entrecoupée de sanglots, il lui conseille de s'humilier devant les décrets de la Providence en cédant le trône à son neveu Moustapha.

Sélim entendit son arrêt avec calme. Jamais sa figure noble et belle n'avait paru plus sereine. Après avoir pendant quelque temps promené ses regards sur les spectateurs qui l'entouraient, comme pour leur dire adieu, il s'achemina lentement vers les appartements qu'il avait occupés avant son avénement au trône.

L'auteur de cette histoire se trouvait au sérail d'Ali-pacha, quand la nouvelle de la révolution opérée par Cabakdgi-Oglou fut reçue de celui que Sélim avait comblé de ses bienfaits. Son messager lui remit un billet qu'il parcourut rapidement. J'allais me retirer pour lui laisser lire ses dépêches lorsqu'il me retint, et, ayant fait signe à tout le monde de s'éloigner, il me dit d'un air satisfait: Sélim est détrôné; son neveu Moustapha le remplace.... pour quelque temps !... Tout va changer!... Tout était effectivement changé.... L'empire tombait avec Sélim; sa déposition avait retenti jusque sous la tente de Napoléon.

Les intérêts de la Porte Ottomane avaient été sacrifiés à Tilsitt.

Elle ne pouvait plus se fier à un allié qui n'avait stipulé pour elle qu'un armistice trompeur, et elle dut naturellement rechercher l'appui de l'Angleterre qu'on est toujours assuré de trouver généreuse quand cela s'accorde avec sa politique. Ali pouvait s'honorer dans cette circonstance, s'il n'eût pas voulu faire prévaloir ses passions sur les vues de son gouvernement. Mais, peu inquiet de voir la Turquie seule en présence des Russes, au lieu de rechercher le secours de la Grande-Bretagne, sans se brouiller avec les Français, il ne songea qu'à provoquer des hostilités imprudentes qui pouvaient tout perdre. Le divan, souvent raisonnable quand il a peur, ne demandait qu'à rétablir ses relations avec l'Angleterre sur le pied où elles étaient en 1806; mais Ali, entassant mensonge sur mensonge, persuada aux agents anglais qu'il avait eu des liaisons avec Bonaparte, en prétendant qu'il s'était brouillé avec lui parce qu'il n'avait pas voulu accéder au démembrement de la Turquie. Il affirmait que les armées de Marmont, de Lauriston et celle des îles Ioniennes, étaient prêtes à fondre sur la Grèce. On avait déjà fait une tentative, en lui redemandant le château de Buthrotum; des ingénieurs français étaient répandus de tous côtés pour lever des plans; il avait fabriqué des correspondances qui prouvaient des projets très-étendus, et il était urgent de venir au secours de l'empire.

Tel était l'État des affaires publiques, lorsque l'émissaire du vizir revint de Tilsitt. Il n'avait réalisé aucune des espérances de son maître, et il en fut reçu très-froidement, quoiqu'il rapportât une lettre de l'empereur, signée, disait son ministre, avec la même plume qui avait servi à souscrire le traité de paix entre la France et la Russie. Cette phrase sentimentale ne toucha point Ali, qui régala son envoyé d'épithètes telles que celui-ci ne put se défendre de s'en plaindre amèrement, ainsi que de l'ingratitude de son maître, en racontant l'accueil officiel qu'il avait reçu au quartier impérial.

La disgrâce est causeuse; l'émissaire du vizir qui revenait de Tilsitt divulgua les intrigues du pacha. On sut ainsi qu'il venait d'expédier à Malte Marc Gaïos, neveu du dernier archevêque de Janina, afin de presser les Anglais d'attaquer les îles Ioniennes, et de renouer leurs négociations avec la Porte Ottomane, où un certain Khalet-effendi était très-influent depuis la déposition de Sélim III.

Un Turc de Salone, Seïd Achmet, fut, en même temps, expédié à Londres avec des instructions surchargées d'une foule de demandes

particulières. On l'embarqua au port Panorme, muni de la somme exiguë de cent louis, pour subvenir aux frais de sa mission. C'était à peine de quoi vivre pendant un mois; mais en revanche Ali, à qui cela ne coûtait rien, lui assigna un crédit illimité sur les marchands de capes de Calarités, qui étaient établis à Malte. Ce fut donc par une avanie faite aux Valaques épirotes, que le diplomate du vizir débuta dans sa légation. Le gouverneur anglais de Malte lui procura ensuite le passage gratuit sur un bâtiment de l'État, et, arrivé à Londres, la munificence de lord Castlereagh pourvut à l'entretien du ministre de son glorieux allié.

Après cette expédition, le sérail d'Ali prit subitement un aspect guerrier. On n'y parlait plus que de guerre depuis que la paix était faite; le satrape était d'une témérité exagérée, parce qu'il n'avait aucun ennemi en tête; et à sa cour, où chacun criait : Nous sommes braves, on était dans des transes dès qu'on apprenait l'arrivée d'un renfort de quelques centaines de Français à Corfou.

Celui qui s'imaginait avoir trompé tous les regards reprit en même temps son attitude amicale vis-à-vis des autorités françaises, auxquelles il ne cessait de demander Parga, objet d'une négociation que le consul français de Janina eut le bonheur de faire échouer, et il se mit à parcourir ses États.

Le satrape était sans cesse en mouvement; et tel que Genséric, appareillant du port de Carthage, il aurait pu répondre à ceux qui lui demandaient de quel côté il voulait tourner ses pas : Vers ceux sur lesquels la colère de Dieu veut s'appesantir1.

Ce fut sous cette influence sinistre d'agitations et d'intrigues que j'eus occasion d'accompagner Ali-pacha, dont je vais faire connaître les mœurs et les habitudes, telles que je les observai à cette époque, où je dressais l'acte d'accusation historique du moderne Jugurtha. Ce tableau servira également à dévoiler à quel degré de malheur les Grecs étaient descendus à cette époque, sans exemple dans les annales du monde.

1 Δηλονότι ἐφ' οὕς Θεὸς ὤργισαι. PROCOP., Bell. Vandalic., lib. I, c. v.

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