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paix était conclue avec les Russes, un émissaire nommé Hadgi Ali, muni d'un firman de mort délivré par le grand vizir, s'était dérobé aux regards pour surprendre Cabakdgi Oglou.

Ce coryphée de l'anarchie vivait retiré avec ses yamacks à Phanaraki, château situé à l'embouchure de la mer Noire, lorsqu'au bout de trente-six heures de marche Hadgi Ali, suivi d'une escorte de cavaliers, entoure nuitamment sa demeure. Accompagné de quatre hommes déterminés, il frappe à la porte, en annonçant une dépêche pressée du caïmacan. On ouvre; Hadgi Ali s'empare du portier qu'il livre à ses soldats, pénètre dans le harem, saisit Cabakdgi au milieu de ses femmes éplorées, et l'entraîne. « Qu'ai-je fait? Que voulez» vous de moi? Permettez-moi de faire mes prières ! » Meurs scélérat! et Cabakdgi tombe sur le seuil de sa demeure percé d'un coup de poignard. Sa tête aussitôt coupée, est remise à un cavalier chargé de la porter à Moustapha Baïractar, qu'il trouva avec le grand vizir à dix lieues de Constantinople.

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Le sultan, qui est toujours informé le dernier de ce qui se passe, délibérait pendant ce temps; et quand il apprit par les lettres que lui adressèrent son grand vizir et Baïractar qu'ils ne demandaient que le licenciement des yamacks, le changement du mufti et des têtes, il respira. «Qu'on tue ceux qu'ils voudront, » dit-il, « qu'on confisque > leurs biens et qu'on me les donne: je consens à tout ce qu'on voudra, » pourvu qu'on me permette de régner. »

Aussi vain que barbare, Moustapha IV se rendit dès le lendemain au camp de son grand vizir, où il caressa beaucoup Baïractar, qu'il nommait son libérateur.

Celui-ci, feignant autant de modestie que de douceur, semblait être un génie tutélaire suscité pour réparer les maux de l'empire. On était charmé de ses manières affectueuses! Il répondit aux ambassadeurs qui venaient le visiter, « qu'il remerciait le ciel d'avoir pu délivrer » le Grand Seigneur de l'oppression sous laquelle il gémissait, et » qu'il ne lui restait d'autre désir que de retourner le plus prompte»ment possible sur le Danube, dès que son armée serait remise de » ses fatigues. >>

Baïractar restait ainsi tranquille au camp, mais ses amis agissaient; et, au bout de quelques jours, tout étant prêt, on profita d'une promenade que le sultan faisait sur le Bosphore pour accomplir le grand œuvre de la restauration de Sélim III.

On en fait part au grand vizir, qui hésite. Baïractar lui arrache alors le sceau de l'empire, qu'il convoitait, le constitue prisonnier, commande aux soldats de prendre les armes, et se dirige vers Constantinople. On publie que la paix est conclue avec les Russes à des conditions avantageuses. La joie est générale ; des acclamations accompagnent l'armée jusqu'à l'entrée du sérail. Les janissaires s'inclinent à la vue du sangiac chérif, et laissent pénétrer dans la première cour la colonne nombreuse qui l'accompagne. Elle approche de la seconde enceinte, quand la herse qui en ferme la porte tombe, et arrête les flots du peuple prêt à pénétrer dans l'intérieur du palais.

Les gardes de Baïractar commençaient à l'ébranler, quand le chef des eunuques blancs se présenta aux créneaux et demanda ce qu'on voulait.—Ouvre, répond d'une voix tonnante le Bulgare, je viens rapporter le sangiac chérif!

On allait lui obéir, quand le bostandgi-bachi, repoussant l'eunuque, déclara qu'on n'entrerait pas sans une permission du sultan Moustapha. — « Il ne s'agit plus de Moustapha, » s'écrie Baïractar, «< c'est >> au sultan Sélim à commander! il est notre empereur, notre maître ! >> nous venons l'arracher à ses ennemis, et le remettre sur le trône de >> ses ancêtres. >>

Pendant ce conflit, le sultan Moustapha était rentré au sérail par une porte secrète que les conjurés avaient négligé de faire garder. Instruit de la demande des révoltés, il leur fait annoncer par l'organe d'un eunuque que Sélim allait bientôt paraître, et qu'ils eussent à se tranquilliser.

Il était un peu plus de midi; Sélim III s'acquittait de la prière canonique, quand le kislar-aga, ou chef des eunuques noirs, entra dans l'appartement du prince. Profitant du moment où il s'inclinait en prononçant le nom de Allah! ses satellites lui enlacent un cordon autour du cou, et, après une vigoureuse résistance, la victime royale tombe suffoquée! Son cadavre est déposé aux pieds du tigre couronné, qui l'attendait dans l'antichambre: Remettez, dit-il ironiquement, le sultan Selim à Baïractar, puisqu'il le demande. Des eunuques le transportent au guichet de la seconde enceinte. La herse se lève; Baïractar se présente pour offrir ses hommages à son maître: il n'aperçoit que son cadavre mutilé! Malheureux prince! s'écrie-t-il, qu'ai-je fait! J'ai voulu te rétablir sur le trône et je suis la cause de ta mort! Était-ce là le sort réservé à tes vertus ? Il tombe à

genoux, baise ses pieds et ses mains, verse des larmes, fait entendre des sanglots. Il s'oubliait, lorsque le capitan-pacha, Seïd-Ali, le relève en disant: Convient-il au pacha de Routchouk de pleurer comme une femme? Selim veut être vengé. Ne permettons pas à un lâche tyran de jouir du fruit d'un allentat et de s'affermir sur le trône par l'assassinat du dernier des rejetons d'Ottman, Mahmoud II.

Baïractar, sortant d'une espèce d'assoupissement, donne ordre d'arrêter le sultan Moustapha et de proclamer Mahmoud II sultan. Il s'écrie en rugissant : Que les têtes des esclaves qui ont porté les mains sur Selim III tombent à l'instant!

On obéit conseillers, eunuques exécuteurs meurent percés de coups. Moustapha IV, arrêté, est traîné en prison; deux de ses sultanes, enceintes, sont précipitées dans le Bosphore, et Mahmoud, caché sous une pile de tapis, est amené couvert de poussière devant Baïractar, qui le salue padischa. Il baise la terre près de ses pieds, il attend que le monarque lui ordonne de se relever pour lui souhaiter un règne prospère; et le même jour témoin de la mort de Sélim III, de l'incarcération de Moustapha IV, le 28 juillet 1808, vit monter au trône le fils d'Abdoulhamid, Mahmoud II, prince que l'enfer destinait à se signaler par la grande persécution de l'Église de l'Orient.

Ce fut ainsi, sur les débris fumants du trône de son oncle et de son frère, que Mahmoud, blessé dans la lutte qui précéda son intronisation, ceignit le sabre d'Ottman. Il fit aussitôt périr un fils de son frère Moustapha, âgé de trois mois, et coudre dans des sacs de cuir quatre sultanes enceintes, qu'il ordonna de jeter dans les flots du Bosphore. Ainsi la terreur s'assit avec le nouveau prince au timon de l'État, et ses premiers édits furent des arrêts de mort, présages terribles d'un règne conçu au sein d'un double régicide, annoncé par des sacriléges, perpétué par le meurtre et destiné à inonder de sang chrétien les plus belles contrées de l'ancien continent.

Encore étourdi de la commotion populaire qui l'élevait à l'empire, Mahmoud II, entouré de cadavres et de têtes, aperçut au milieu de la tourmente les dons qu'Ali-pacha s'était empressé de lui offrir. Deux mille bourses en or (un million), reste des sommes que ces capitchoadars avaient touchées pour exciter le soulèvement dans lequel Sélim avait péri, frappèrent les regards du jeune sultan. Flatté de cet hommage, il daigna en témoigner sa satisfaction au vizir de Janina son esclave dévoué, en lui envoyant un poignard enrichi de quelques

diamants, et les barats, ou lettres patentes qui le continuaient, ainsi que ses fils, dans leurs charges et dignités. La commission de Kourchid-pacha fut en même temps révoquée, avec ordre de se rendre à Alep, où des séditions alarmantes s'étaient manifestées.

Tant de changements imprévus portèrent subitement Ali de la crainte au dernier degré de l'orgueil et de l'arrogance. Aussi incapable de supporter l'adversité que la bonne fortune, il osa se vanter hautement que la révolte des janissaires et le régicide de Sélim étaient son ouvrage. Il ne craignit pas, dans son délire, de nommer ses complices, et il eut la témérité de reproduire la question de la guerre contre la France.

A ce signal, les émissaires du cabinet britannique, qui avaient fui pendant le choc des partis, comme les alcyons aux approches de la tempête, accostèrent de nouveau les rivages de la Grèce. Ils apportaient des dons magnifiques aux modernes Atrides, et depuis la capitale du Péloponèse, où siégeait le rejeton du crime, Véli Ali-Zadé aux mœurs dissolues, jusqu'au fond de la Hellopie, on ne rencontrait que gens en uniforme de la yeomanry, voyageant avec de larges parasols, qui venaient faire leur cour à l'assassin de Sélim III. Ils lui devaient de la reconnaissance, car il était depuis deux ans un des instruments de leur politique. Son agent, Seïd Achmet, venait de l'informer que lord Castlereagh s'était décidé à envoyer aux Dardanelles un plénipotentiaire chargé de travailler au rétablissement de la paix.

La Porte Ottomane qui met son orgueil à être recherchée des souverains, sans jamais demander l'amitié d'aucun prince chrétien, avait exigé cette déférence: et le rapprochement avec l'Angleterre avait été sagement résolu dans le divan, depuis qu'on y avait eu connaissance du résultat de l'entrevue des empereurs Napoléon et Alexandre. On était révolté du partage qu'ils s'étaient fait, en adjugeant à la Russie les provinces ultra-danubiennes, tandis que Napoléon confisquait le trône d'Espagne au profit de sa famille. L'Angleterre, indignée alors de voir parquer les peuples comme des troupeaux, qu'on brocante avec les terrains vagues sur lesquels ils habitent, avait crié au scandale et à l'immoralité. Malgré cette juste indignation, ses négociations furent conduites avec une indifférence si mystérieuse, qu'on n'y ajouta foi qu'en voyant arriver M. Adair à Constantinople, où il déploya le caractère d'ambassadeur de S. M. B. Les vanités drogmaniques furent confondues. Les salons ministériels dominants

se trouvèrent désappointés ; et Ali, qui n'était jamais plus content que quand il croyait avoir compromis son gouvernement, tressaillit comme un tigre ravi d'entendre ouvrir les barrières du cirque, où il va s'enivrer de carnage et de sang. Il s'imaginait que Napoléon allait lancer ses armées dans l'Orient; il ne voyait que le plaisir de dévaster en attendant Parga, sans se douter, l'insensé qu'il était, qu'une volonté de ce monarque pouvait l'anéantir.

Bonaparte n'avait pas songé à briser les fers des Grecs. Le divan ne prit jamais d'alarmes à cet égard sur le compte de l'enfant du destin1, qui eût été calife dans Byzance, avec autant de philanthropie qu'il était empereur à Paris. Mais il ne fut pas sans quelques inquiétudes, lorsque le prince Prosoroffski, commandant en chef des armées russes du Danube, notifia aux plénipotentiaires ottomans réunis à Bukarest, qu'en vertu d'une disposition spéciale du traité de Tilsitt, l'empereur Alexandre ayant accédé au système de blocus continental, il n'entendrait à aucune proposition avant que sir Adair ne fût éloigné des possessions ottomanes. Cette déclaration apportée à Pera par le colonel Bock, aide de camp du généralissime russe, ayant été signifiée au divan par M. Florimond de la Tour Maubourg, chargé d'affaires de France, fut reçue comme elle le méritait, auprès d'un ministère qui se souvient encore parfois de son ancienne énergie. Le sultan rappela ses envoyés qui se trouvaient à Bukarest, et on se prépara de part et d'autre à la guerre.

Mahmoud, en parvenant à l'empire, se trouvait sans conseil, sans finances et presque sans armées; car, quoique les journaux de Vienne, obséquieux serviteurs de tous les sultans, lui entretinssent une armée formidable de janissaires et de cavalerie, il y avait à peine trente-cinq mille hommes au camp de Choumlé. On fit donc circuler des firmans d'un bout à l'autre de l'empire, pour appeler les vrais croyants à la défense de la religion et du trône. On lut ces diplômes dans les mosquées; on les publia à Janina, et le calchas d'Ali-pacha Méhémetchérif, qui n'était pas membre de la milice combattante, s'écria dans le divan de son maître, qu'il fallait retrousser ses manches et marcher sabre en main aux infidèles, sans que les proclamations ni ses cris donnassent de soldats.

Le fanatisme, qui n'a plus pour aliment le prosélytisme ou la per'Surnom que les Turcs donnaient à Napoléon, qu'ils regardaient comme l'envoyé de Dieu et son bras vengeur.

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