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sécution, ne pousse depuis longtemps les Turcs qu'aux séditions et aux désordres. On voulut cependant encore toucher la corde vermoulue de la superstition, en faisant entrer processionnellement à Janina un poil de la barbe de Mahomet, que des hadgis ou pèlerins rapportaient de Médine. Une nombreuse mascarade de derviches sortit à la rencontre de la relique en psalmodiant des versets du Coran, et on la déposa entre les mains d'un santon janiote, qui jouissait d'une haute réputation parmi les Schypetars mahométans.

Jousouf, c'était le nom de ce cheik, muni de la relique précieuse, ne tarda pas à lui faire rendre des oracles, non moins véridiques que ceux de Dodone. Du fond de son hiéron, établi dans une cabane voisine de la mosquée de Calo-pacha, qui a succédé à l'église de Saint-Michel archange, depuis l'année 1447', il leva la main contre le sérail du tyran pour le maudire s'il ne consentait à laisser partir les timariots et les spahis, qu'il avait empêchés de marcher depuis le commencement de la guerre, contre les Russes. Il lui ordonna d'armer ses fils Mouctar et Véli, que le sultan appelait vainement sous le sangiac chérif; et celui au nom de qui tout tremblait dut incliner sa tête devant un pauvre faquir couchant sur une natte de paille, vivant de pain, d'olives, et n'ayant pour boisson que l'eau du lac. On lui offrit un palais pour acheter son silence, il le refusa; on lui présenta de l'or, il le repoussa; on voulut l'intimider, il tonna! et des centaines de Schypetars, accourus à sa voix, demandèrent à s'enrôler. Ses paroles rassuraient les soldats destinés à former les contingents des fils du satrape, car la renommée portait sa voix jusqu'au sein des montagnes du Péloponèse. Le peuple prétendait que le cheik Jousouf avait la faculté de se transporter sept fois où bon lui semblait. Ainsi, il savait à point nommé, qu'une jeune fille, traînée sur un char aérien par deux dragons ailés, descendrait du ciel, et que, suivie de quarante mille serpents, elle dévorerait les armées rebelles des Serviens, qui avaient été soulevés et longtemps soutenus par le prince Constantin Hypsilantis, hospodar de Valachie, réfugié à Témeswar.

Rassurés par cette prophétie, et munis d'une poudre propre à aveugler les Russes, que cheik Jousouf leur distribuait, quand on en viendrait à l'arme blanche, les beys du Chamouri se mirent en route.

Ce fut en 1447, sept ans avant la prise de Constantinople, qu'Amurat II ordonna de transformer toutes les églises de l'Épire en mosquées, et de forcer les habitants à embrasser le mahométisme.

Quant aux fils d'Ali, ils temporisèrent et ne partirent que le plus tard qu'ils purent pour se tenir le plus loin possible des baïonnettes moscovites.

Tandis que la superstition prêtait ainsi son appui au sultan, contradictoirement aux vues d'Ali-pacha, obligé de reculer devant l'autorité du cheik Jousouf, que sa propre crédulité considérait comme un oracle; le capitaine Leack que j'avais entrevu à Prévésa, lorsqu'il y toucha pour communiquer au vizir les premières espérances d'un rapprochement entre l'Angleterre et la Turquie, venait de reparaître dans ce port. Il y arrivait à bord d'un vaisseau de transport chargé d'artillerie et de munitions de guerre, que lord Castlereagh envoyait à son allié Ali-pacha. Placé au voisinage de nos nouvelles possessions dans la mer Ionienne, on se flattait que sa turbulence occasionnerait une rupture entre la France et la Porte Ottomane, et on le caressait. On faisait différentes versions à ce sujet ; on parlait encore une fois de guerre contre Napoléon, et le vieux satrape devait être l'Agamemnon d'une ligue mahométane qui amusait les Français plus qu'elle ne les inquiétait.

Malgré cette attitude, le tyran se trouvait néanmoins sans sécurité aussi longtemps que son antagoniste Baïractar, fléau déclaré de tous les régicides qui avaient participé au meurtre de Sélim III, resterait au timon des affaires de l'Etat. Ne pouvant espérer de le corrompre, il avait chargé ses agents de profiter des moindres circonstances pour le décrier, et l'intronisation de Mahmoud II, qui fut célébrée le 11 août 1808, leur en fournit bientôt le prétexte.

Le Bulgare, au lieu de paraître à la cérémonie, suivant la coutume des grands vizirs, avec un entourage de valets de pied et de bâtonniers, s'y était montré entouré de trois cents Schypetars guègues, armés de toutes pièces et tenant un pistolet à la main. Les ulémas crièrent aussitôt au scandale. Excités par quelques présents que les émissaires d'Ali firent aux plus adroits, ils représentèrent d'abord le chatir azem comme un aventurier insolent. On murmurait lorsque, pour prévenir leurs manœuvres, Baïractar fit trancher la tête à Tayar-pacha, auquel il devait son élévation; exila le capitan-pacha Seïd-Ali, accusé de fomenter des troubles, en faisant prévenir les fanatiques qu'il briserait toute espèce de résistance à coups de sabre, s'il entendait à l'avenir parler de mécontentement.

Les intrigants furent consternés. Cette espèce d'hommes dont l'es

prit est dépourvu de talents, et l'âme de vertus, qui abondent en tout pays, et auxquels il ne manque que du courage pour devenir de grands criminels, garda le silence; et le mufti ayant rendu des oracles conformes aux volontés de Baïractar, qui lui prescrivait ses réponses, il reprit en sous-œuvre le projet de rétablir sous une autre dénomination le nizam-y-dgédid.

Persuadé qu'on s'y était jusqu'alors mal pris pour arriver au but qu'il se proposait, en croyant que si Pierre Ier avait réussi à métamorphoser les Moscovites en hommes, il pourrait également transformer les janissaires en soldats, il n'annonça qu'une réforme dans ce corps. A l'instigation de ses conseillers, il résolut de suivre une route nouvelle. Oubliant qu'il n'existe pas de nation partout où le monarque est absolu, il décida sans s'en douter d'en créer un simulacre, en convoquant à Constantinople un grand divan, composé des notables de l'empire, afin de reviser et faire exécuter les statuts de Soliman le Magnifique.

On adressa à ce sujet des lettres de convocation aux vizirs, pachas, ayans et grands feudataires de l'empire, en leur enjoignant de se rendre à la Sublime Porte de félicité dans le courant de la lune de rebewl-alker, correspondant au mois d'octobre 1808. On leur accordait la faculté de s'y présenter avec une escorte ou par représentants auxquels on donnait la même prérogative : l'ordre était si impératif que les deux tiers des députés étant arrivés dans la capitale, le vizir suprême s'empressa de faire l'ouverture du grand divan des notables dans la salle d'audience de son palais.

Baïractar, entouré des ministres, des conseillers d'État et des mollas, après avoir exposé à cette assemblée la gloire primitive de l'empire ottoman, la perte de quelques-unes de ses provinces, les abus qui avaient dégradé le corps des enfants de Hagdi Bektadgi, proposa 1o de détruire la vénalité des emplois dans les ortas; 2° de caserner les janissaires non mariés; 3° de n'accorder de solde qu'à ceux qui seraient en activité de service; 4° de défendre la vente de la solde par anticipation; 5° de reviser le tableau des pensions accordées; 6° d'améliorer les règlements sous le rapport de l'habillement et des subsistances; 7° d'obliger les janissaires à se conformer aux canons de Soliman pour la discipline et les exercices; 8° d'ordonner l'adoption immédiate dans toutes les troupes ottomanes de certaines armes perfectionnées, et de quelques manœuvres qui donnent aux infidèles des avantages énormes sur les mahométans.

Le grand vizir, après avoir exposé ce tableau de mesures salutaires, ne dissimula point à l'assemblée qu'il allait soulever contre lui une foule de personnages puissants qui retiraient des profits considérables des vices de l'administration militaire; qu'on traiterait ses réformes d'innovations impies, mais qu'il comptait sur l'appui des honnêtes gens. Il finit par proposer l'établissement de quelques corps réguliers sous la dénomination de seymens bachis, en invitant chacun à émettre librement son opinion par écrit et en s'engageant à soutenir le hattichérif impérial, qui énoncerait la décision de l'assemblée.

Les propositions de Moustapha Baïractar passèrent à l'unanimité; chacun souscrivit l'obligation de former une armée régulière, et Cadi, pacha de Caramanie, qui avait amené trois mille hommes avec lui, s'en déclara le champion. Le représentant d'Ali Tébélen y donna son adhésion, promit secours et argent, le mufti accorda son fetfa de ratification, et on crut au retour des siècles glorieux de l'empire ottoman.

Jusque-là tout réussissait à Moustapha Baïractar, à qui la modération aplanissait des difficultés regardées comme insurmontables. Il triomphait de ses ennemis, mais il ne s'était pas encore trouvé aux prises avec la fortune et les flatteurs qui en forment le cortége ordinaire. Ses succès lui firent croire que, désigné depuis longtemps dans le livre des destins pour changer la face du monde, il était l'homme de son choix. Il dédaigna ses amis, négligea leurs conseils, les abusa par de fausses espérances, ne montra plus que perfidie, violence, et n'eut bientôt pour partisans que ceux dont la chute devait accompagner la sienne.

Marchant à grands pas à son but, le sultan n'était plus compté que comme une espèce royale destinée à végéter au fond du harem. Pour prouver même qu'on pourrait se passer de lui, l'audacieux Baïractar fit faire publiquement des compliments, et envoya des présents à Sélim Guerai descendant des kans de Crimée, qui se trouvait à Andrinople. Il voulait par ce moyen donner à entendre à Mahmoud II qu'il était dans sa dépendance, et que, si les princes de la maison ottomane embrassaient le parti de ses ennemis, il trouverait dans les descendants de Gengiskan un appui de sa cause et un nouveau maître pour l'empire. On dit même qu'il avait résolu de procéder par ce grand coup d'État à la réforme générale de la Turquie d'Europe

et d'Asie.

Quinze mille hommes que Baïractar avait amenés de Routchouk, et cinq mille soldats commandés par Cadi-pacha, étaient suffisants pour effrayer la cour, les ulémas et les janissaires. Ses ennemis s'adressèrent à Ali-pacha, qui eut bientôt trouvé le moyen d'ébranler le colosse, en le faisant inquiéter par Mola-Aga de Widdin.

Cet ambitieux remplaçait, comme on l'a dit, Passevend Oglou; et, devenu le chef des mécontents, il ne tarda pas à faire quelques incursions dans le pachalik de Routchouk. A cette nouvelle Baïractar détacha six mille hommes pour protéger un gouvernement dont il s'était réservé le titre et les revenus. La guerre civile commença ; ses chances furent variées; Baïractar se dégarnit des troupes qu'il avait à Constantinople, et, au lieu de se recruter, il logea les derniers six mille hommes qui lui restaient dans différents quartiers de Constantinople.

Le mois de rhamazan qui est le temps où les Turcs se réunissent commençait, et chacun passant alors les nuits dans les cafés y censurait la conduite de Baïractar, qu'on représentait comme le plus cruel des oppresseurs qui eussent encore pesé sur le peuple d'Islam. Des murmures, on en vint aux cris, et bientôt aux placards, dans lesquels on annonçait que les fêtes du Baïram ne se passeraient pas sans que le vizir azem payât de sa tête les outrages qu'il faisait aux musulmans.

Baïractar, insensible à ces vociférations, dédaignant les conseils de ceux qui l'engageaient à se rendre à Andrinople avec les sultans Mahmoud et Moustapha, à rappeler ses troupes, persista à rester dans la capitale et à défendre sa province, en défiant les janissaires et les ulémas. On était alors au 14 novembre 1808, et, devant rendre une visite d'étiquette au mufti, il voulut braver la populace en sortant avec une garde de deux cents soldats.

Les rues étaient remplies de spectateurs tranquilles, attirés par un motif de curiosité, quand Baïractar ordonna à ses gardes de préparer leurs armes, et à ses estafiers de disperser la multitude à coups de bâton. Le peuple fuit à cet aspect, mais, avant que la place ne fût évacuée, plusieurs personnes avaient été estropiées et blessées. Cependant la visite eut lieu, et le Bulgare rentré dans son palais, après avoir rendu ses hommages au mufti, alla s'enfermer au fond de son harem pour s'y livrer aux plaisirs du vin et de l'amour.

Ily oubliait et la ville et les soins de l'empire, tandis que la popu

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