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tions guerrières des enfants de la sauvage Épire. Après s'être baigné dans le sang chrétien, on donna des fêtes. Ali, le plus agile Albanais de son temps, et qui n'eut jamais de mahométan que le nom, conduisit les chœurs de la pyrrhique et de la kleptique, ou danse des voleurs. On se régala de vin, de moutons, de chèvres et d'agneaux, rôtis devant d'énormes bûchers. On distribua des prix aux vainqueurs à la cible et à la lutte. On partagea le butin, les esclaves, les troupeaux; et les Iapyges, traités comme le rebut de l'armée, emportèrent dans les montagnes de l'Acrocéraune, les portes, les fenêtres, et jusqu'aux tuiles des maisons, avant de les livrer aux flammes.

Ibrahim, successeur et gendre de Courd, pacha de Bérat, ne put voir avec indifférence les empiétements du satrape de la basse Épire, qui envahissait ainsi des cantons dépendants de son sangiac. Il réclama, il négocia, et, n'ayant pu obtenir satisfaction, il fit marcher un corps d'armée composé de Toxides Musachéens, dont il donna le commandement à son frère Sepher, bey d'Avlone, qui prit pour son lieutenant Mourad-bey de Cleïsoura, époux de Pachéna, fille de Chaïnitza, née de son premier mariage.

Ali, dont la politique fut toujours d'opposer des mahométans aux chrétiens, et des chrétiens aux mahométans, appela à son secours les + armatolis. Paléopoulo, Canavos, Boucovallas et son gendre Stathas, descendirent des montagnes d'Agrapha, d'Olympe et du Pinde, amenant avec eux leurs bandes indomptées. Suivant l'usage, on plaça à la tête de ces troupes grecques un Turc, qui fut encore Démir Dost. Comme il arrive dans les guerres civiles d'Albanie, où l'on fait plus de démonstrations que d'actes de bravoure, il y eut quelques villages brûlés, des paysans pillés, des troupeaux volés; et Ibrahim-pacha, qui ne soupirait qu'après le repos, ne tarda pas à demander un arrangement.

La négociation fut conduite, conformément aux coutumes des tribus schypes, par Éminé, épouse vertueuse du plus criminel des hommes. Il fut stipulé qu'Ali garderait ses conquêtes, qui seraient considérées comme la dot de la fille aînée d'Ibrahim, qu'on donna en mariage à Mouctar, son fils aîné. Celui-ci s'empressa de répudier une Turque de Janina, qu'il avait épousée au capin (espèce de mariage à

Voyez la partie du Voyage intitulée : Mœurs des Schypetars. Tome II, ch. 63, et suiv.

terme), qu'on donna pour femme à Démir Dost, avec une somme provenant des contributions de guerre. Les chefs des armatolis et leurs soldats reçurent des esclaves, de l'argent, et dès lors les voluptés, et l'insatiable cupidité, qui pousse ordinairement la jaunesse à servir les tyrans et à opprimer les peuples, rendirent le dévouement des Schypetars au satrape tel, qu'ils n'y mirent plus de bornes. Ils auraient marché à la conquête du monde, si un autre Pyrrhus se fût réveillé dans l'Épire, avec autant de zèle qu'ils manifestaient d'indifférence en égorgeant leurs propres compatriotes: tant la démence égare les esclaves dressés au carnage par un chef ambitieux.

Les noces qui scellèrent le traité garant de la tranquillité des Albanies étaient à peine finies, qu'on vit éclater une discorde nouvelle entre les familles de Bérat et de Janina. Des lettres anonymes, mystérieusement adressées et remises à Ibrahim-pacha, le prévenaient que son épouse cherchait à l'empoisonner, dans l'intention de se marier à Ali-pacha, qu'on accusait de lui avoir suggéré ce dessein. Le prétendu complot était masqué des couleurs les plus spécieuses; et, auprès de tout autre Turc, une pareille révélation, devenant une réalité, aurait été, sans examen, suivie d'un arrêt de mort. Mais Ibrahim démêla les projets de son ennemi ainsi que l'innocence de celle qu'il voulait perdre, à cause de la fermeté de son caractère.

Cette intrigue ténébreuse, dont la prudence avait dévoilé l'iniquité, demeura ensevelie dans le secret de la famille. Mais si Ibrahim eut le bonheur de se garantir d'un crime qui aurait fait le malheur de sa vie, car cet homme juste craignait Dieu et respectait la justice, il ne put prévenir une autre embûche de son implacable ennemi. Ali avait trop bien apprécié la faiblesse de celui auquel il venait d'arracher d'importantes concessions, pour le redouter; mais il voyait avec inquiétude Sépher-bey, frère d'Ibrahim, et il entreprit de s'en défaire; chose d'autant plus difficile que celui-ci était sur ses gardes.

On sait que le Zagori est de temps immémorial en possession de fournir des médecins à une grande partie de la Romélie. Ce fut à un des charlatans de ce pays qu'Ali-pacha eut recours afin d'exécuter

'Eschin. in Timarch., page 290. A. orat. vet., Steph. 1575, in-folio. 2 Tome I, ch. 12 du Voyage dans la Grèce.

son projet, en lui promettant quarante bourses s'il parvenait à le débarrasser de Sépher-bey. Pour masquer sa démarche, aussitôt que l'empoisonneur eut pris la route de Bérat, le pacha l'accusa d'évasion et fit arrêter comme complices de ce délit sa femme et ses enfants, qu'il retint, en apparence, en qualité d'otages, mais pour gages du secret de l'attentat qu'il était chargé d'exécuter. Sépher-bey, informé de cet acte de rigueur par les lettres d'Ali, qui écrivait au vizir Ibrahim de lui renvoyer son transfuge, ne doutant pas qu'un homme persécuté ne méritât sa confiance, le prit à son service. Ce premier pas étant fait, l'assassin, aussi souple que perfide, s'avança tellement dans les bonnes grâces de son protecteur, qu'il devint son apothicaire, son médecin, son confident; et à la première incommodité, il lui administra la potion fatale. Dès qu'il aperçut les symptômes du poison, il prit la fuite, et, favorisé par les émissaires d'Ali, l'homicide arriva à Janina pour recevoir le prix de son forfait. Il fut félicité sur sa dextérité; Ali l'adressa à son trésorier pour toucher le prix du sang; et, au sortir du sérail, afin d'effacer l'unique témoin de son crime, il fut étranglé par des bourreaux qui l'attendaient au passage.

Le satrape, habile à rétorquer les crimes les plus révoltants contre l'innocence même, tira avantage du supplice de ce médecin, en disant qu'il avait puni l'assassin de Sépher-bey, et en publiant le récit de son empoisonnement, dont il laissa planer le soupçon sur l'épouse d'Ibrahim-pacha, qu'il accusait d'être jalouse de l'ascendant que son beau-frère exerçait dans sa maison. Il en écrivit dans ce sens à ses créatures, à Constantinople, et partout où il avait intérêt à décrier une famille dont il avait juré la perte. Il se doutait bien qu'il ne serait pas cru de tout le monde; mais il savait que si les blessures faites par la calomnie guérissent, leurs cicatrices sont ineffaçables! A la faveur de ces bruits qu'il propageait, il armait, disait-il, pour venger la mort de Sépher-bey; et, sous ce prétexte, il se proposait de nouveaux envahissements, lorsqu'il fut arrêté dans ses projets par Ibrahimpacha, qui fit agir la ligue du Chamouri ou Thesprotie.

Les beys de cette contrée mirent aussitôt en avant les Souliotes, qui avaient eu récemment quelques communications avec des émissaires étrangers. Tel fut le motif de la première guerre des chrétiens indépendants de la Selléide contre Ali-pacha, guerre entreprise pour seconder les projets de la Russie, qui agitait de nouveau la Hellade afin d'appuyer les vues ambitieuses de Catherine II.

CHAPITRE III.

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Patriotisme. Voeux, espérances des Grecs. - Projets de Catherine II, et de Po-
temkin. Correspondance entre Catherine et Voltaire. Naissance d'Alexandre
Petrowitz. Portrait de Potemkin. - Inquiétudes qu'il cause aux Turcs.-
Enthousiasme des Grecs pour la Russie. — Naissance du grand-duc Constantin.
- Concession arrachée au divan. - Voyage de l'impératrice en Crimée. - En-
trevue avec Stanislas, roi de Pologne. - Arrivée de Joseph II. - Son séjour à
Kerson. - Fêtes, déceptions. Guerre entre la Russie et la Turquie.-Intrigues
du cabinet moscovite. Émissaires grecs à Pétersbourg. Accueil qu'ils re-
çoivent. Espérances qu'ils donnent à leurs compatriotes. Sotiris se rend à
Souli. Aventures de Lambros Catzonis. - Arrivée de Tamara à Ithaque pour
soulever la Grèce. — Part que prend Andriscos aux événements. — Guerre des
Souliotes en 1790 et 1791 contre Ali-pacha. - Mort de Potemkin. — Ibrahim
marie sa seconde fille à Véli, fils d'Ali. Ses noces. - Assassinat des beys de
Cleïsoura. Licence introduite à Janina. Paix entre la Porte Ottomane et la
Russie. Départ de Tamara d'Ithaque. - Lambros Catzonis prend le titre de roi
de Sparte.-Déclare la guerre au sultan; -est battu;- se retire à Pétersbourg.-
Arrestation et mort d'Andriscos.-Ali prend les armatolis à son service. — At-
taque les Souliotes qui le battent. Sa politique envers les Epirotes.-Essaye
de surprendre Souli. Lettre de Tzavellas.-Ali accusé de félonie
comment.

-

se justifie,

Le sentiment de la liberté tient à l'essence du territoire que les Grecs habitent; il semble s'en exhaler comme le souffle prophétique des oracles de la Hellopie, au siècle de Thémis. On le respire avec l'air vital; on le trouve dans les paysages poétiques, et dans les aspects du ciel de leur douce patrie. Courbés, depuis plusieurs siècles, sous un joug de fer, ils ont été successivement conquis, tributaires, mais toujours Grecs, et non pas entièrement asservis. Les intrépides capitaines de l'Étolie, du mont Olympe, des rochers de la Selléide, de l'Eleuthero-Laconie, et des monts Blancs de l'île de Crète, n'ont à aucune époque mis bas les armes devant les dévastateurs de la Grèce. Les services que les Turcs en exigeaient, les redevances que ces atroces dominateurs leur arrachaient, n'étaient pas un aveu de la faiblesse de ces fiers courages, mais les signes d'une transaction temporaire, qui leur permettait de réserver leurs bras pour des temps plus heureux.

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Le passé est, comme l'avenir, le patrimoine des malheureux. S'ils aiment à porter leurs regards vers des jours plus fortunés, ils se consolent également en entendant le récit de leur gloire historique. Les ministres du vrai Dieu n'osaient dire que les sultans étaient des tyrans impitoyables, mais ils en insinuaient la pensée, par les tableaux séduisants des beaux siècles de la Hellade, qu'ils rattachaient au règne de la croix, et ils excitaient des regrets qui n'étaient tempérés que par l'espoir d'un changement inévitable. Ainsi, en leur parlant au nom d'une religion qui, en faisant un devoir des souffrances, n'aurait inspiré qu'un courage passif et aurait avili les opprimés, leurs discours corrigeaient ce que ce précepte d'humilité pris à la lettre avait de dangereux.

Les peuplades des montagnes de la Hellade ne perdirent donc jamais l'espoir d'une noble émancipation, lors même qu'elles n'entrevoyaient, ni les chances, ni même la possibilité d'un pareil événement.

Cette pensée plus dissimulée existait également chez les chrétiens qui habitent les plaines et les villes, où les Turcs envient aux vaincus maisons, biens, et jusqu'aux tombeaux ! A la vérité ceux-ci se contentaient, au lieu de tenir une attitude armée, de chanter le règne de J.-C., la restauration de la sainte Sion, et le triomphe céleste de l'église militante, emblèmes sous lesquels ils ne soupiraient pas seulement après les jouissances ineffables de la cité de Dieu. Leurs mélodies, pareilles aux chants d'Orphée, suspendaient les douleurs du Tartare et endormaient la fureur des princes de l'Erèbe, tandis que la seule insurrection légitime se formait en faveur des enfants de J.-C., contre des barbares que l'humanité désavoue aussi solennellement, que la morale et la religion réprouvent leur existence politique.

On prétend communément que le règne d'une femme est toujours glorieux, parce que ce sont alors les hommes qui siégent au timon de l'Etat, et que tous les sujets prennent alors le rôle d'adorateurs. L'avènement de Catherine au trône ensanglanté de Pierre III semblait avoir justifié cet adage; et, comme il arrive dans presque toutes les révolutions, l'ascendant du génie reprenant ses droits, chacun s'était mis à sa place.

· Μηδὲ γεωργεῖν τὸν μὲν πολλὴν, τῷ δ ̓ εἶναι μηδὲ ταφῆναι. Aristohp., Eccl.

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