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Il n'entre pas dans mon sujet de rapporter comment Potemkin, né en 1736 de parents obscurs, quoique nobles, si l'on veut, parce qu'ils possédaient quelques serfs, quitta l'éducation monacale de l'université de Moscou, pour se rendre à Pétersbourg, afin d'y suivre la carrière militaire. Je passerai également sous silence les vicissitudes d'adresse, d'intrigue, et la persévérance qu'employa cet homme, repoussé d'abord par sa souveraine, devenu bientôt après l'arbitre de son cœur, auquel il renonça sans l'offenser, pour s'asseoir à côté du trône de celle que l'histoire a déjà placée au-dessus de cette reine de Babylone qui traîna, dit-on, des monarques et l'Orient tout entier enchaînés à son char de victoire.

Potemkin était âgé de trente-huit ans quand il abdiqua le favoritisme, et, dès ce moment, son histoire fut liée à celle de son pays : grand par instinct et par calcul, aussi étonnant par la hauteur de ses projets que par les moyens hardis et souvent bizarres qu'il employait pour les exécuter, occupé d'affaires publiques et de passions particulières, actif et indolent, rapace et dissipateur, ambitieux et égoïste, fastueux sans magnanimité, plus flatté de rendre la Russie imposante qu'heureuse. Une circonstance, insignifiante au fond, qui exalta l'imagination de l'impératrice et de ce ministre, porta leurs vues vers l'accomplissement du projet, regardé alors comme gigantesque, de chasser les Turcs de l'Europe.

Catherine, qui était en correspondance avec Voltaire, lui ayant mandé la première grossesse de sa bru la grande-duchesse, le patriarche de Ferney, pour répondre d'une manière galante à sa souveraine, lui annonça, d'un ton solennel et prophétique, que l'enfant à naître serait un fils, un nouvel Alexandre, lequel, marchant à grands pas dans la route ouverte par le génie de la Sémiramis du Nord, renverserait l'empire des Turcs, leur arracherait leurs usurpations, et rétablirait les anciennes républiques de la Grèce '.

L'impératrice qui reçut cette prédiction avec enchantement, la communiqua à Potemkin; celui-ci en fut également transporté. Le prince dont Voltaire avait été en quelque sorte le parrain, reçut le jour, et fut nommé Alexandre. On frappa des légendes représentant le nouveau-né tranchant le noeud gordien. Une carte de Russie, qui renfermait la Turquie d'Europe, fut publiée. Dès ce moment la con

Voyez Vie du feld-maréchal prince Potemkin. Paris, 1808.

quête de l'empire ottoman sembla arrêtée entre Catherine et son ministre, qui se promirent de diriger leur politique vers ce but. La première y voyait un moyen de satisfaire l'amour qu'elle avait pour la gloire; l'autre y découvrait l'espoir de se former une souveraineté de quelques débris du vaste empire dont il méditait la ruine.

La force et les ressources de la Russie, sa position, le nombre, la valeur et la discipline de ses soldats, l'esprit de ses généraux, l'unité de volonté de son gouvernement, la faiblesse, l'incapacité, l'ignorance et l'imprévoyance des Turcs, la facilité d'insurger les chrétiens orthodoxes, pouvaient faire prévoir le succès de ce dessein. Tout était en sa faveur, excepté l'homme qui le dirigeait.

L'esprit de Potemkin, qui formait les plans les plus vastes, combinés avec le plus d'art et de sagacité, était, comme sa personne, une erreur de la nature. Un habit gris en soie, des culottes vert-pomme, des bottes en maroquin jaune; des cheveux négligemment attachés avec un nœud, recouverts d'un chapeau de paille entouré d'un large ruban bleu de couleur tendre, flottant par les extrémités, lui donnaient l'air des Céladons, qu'il quittait parfois pour se revêtir de l'acier des batailles'. Nul ministre, par la variation et la paresse de son caractère, n'était moins capable de conduire à sa fin un projet enfanté par l'enthousiasme : c'est le propre de tout homme d'Etat qui n'a que de l'imagination. Ainsi il est probable que des plans conçus dans un moment d'exaltation n'auraient eu d'autre résultat pour la Russie que la création ruineuse d'un papier-monnaie, qu'il fallut émettre afin de faire face à de ridicules profusions, et n'auraient offert aux Grecs que des illusions, si Catherine, irritée contre le roi de Prusse, qui contrariait ses vues, n'était revenue par dépit à son idée de conquérir la Turquie.

Potemkin ne s'occupa plus de l'exécuter, et il commença à donner aux Turcs ces inquiétudes qui sont les avant-coureurs d'une rupture en forme. Dès l'année 1778, sous prétexte que la Porte avait violé le traité de 1774, en faisant assassiner l'hospodar Ghikas, on fit des réclamations. Le ministre jetait pendant ce temps les fondements de deux cent quarante villes dans le gouvernement d'Asof. Elles n'existaient encore, à la vérité, que sur la carte; mais quand les Turcs virent s'élever les forteresses d'Ekaterinostof, de Kerson et de Marienpol,

1 Il Tartaro di CASTI.

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ils commencèrent à s'effrayer; et la grande-duchesse, mère d'Alexandre, étant accouchée d'un fils qui reçut le nom de Constantin, l'alarme devint générale à Constantinople. Des nourrices grecques qu'on fit venir pour allaiter ce prince, un collége qu'on composa de jeunes Hellènes destinés à être les compagnons de son enfance et ses frères d'armes un jour, leur langue qu'on se proposait de lui apprendre, comme cela eut lieu, la carte qui englobait la Turquie dans l'empire russe, les médailles frappées à la naissance du grand-duc ne permirent plus de douter que l'intention de l'impératrice était de relever le trône des Constantins. Chaque jour des partis considérables de Grecs arrivaient en Russie pour y prendre du service; des grades dans l'armée de terre, ou sur la flotte, attendaient tous ceux qui se présentaient; enfin l'émigration devint si considérable, qu'on vit des papas, la croix en main, précédés des bannières de leurs paroisses, traverser la Thrace suivis de leurs ouailles, pour se rendre dans les Etats de la czarine. L'image de cette souveraine était suspendue dans l'intérieur des autels de chaque église, entre celles du Christ et de la Vierge. On priait publiquement pour elle, et, par sa tolérance, elle semblait devoir opérer un changement immense dans l'Orient 3,

Ce corps de cadets est composé de deux cents élèves. Ils sont admis dans cette institution à l'âge de douze à seize ans, après avoir été agréés par les consuls russes résidant en Turquie, qui les envoient à Pétersbourg aux frais du gouvernement. Ils portent un uniforme. Ils ont vingt-cinq instituteurs qui leur enseignent, independamment de ce qu'on apprend aux jeunes militaires, les langues hellénique et italienne. Quand leur éducation est finie, les élèves ont le choix de devenir officiers, interprètes, ou de retourner dans leur pays.

2 Les médailles frappées à la naissance du grand-duc Constantin représentaient les trois vertus cardinales tenant un enfant, et l'étoile du Nord guidant un vaisseau vers Sainte-Sophie, basilique couronnée de croix. A l'exergue on lisait ces mots : AVEC ELLES, MET' AYTON. D'autres montraient une ville turque renversée d'un coup de foudre parti d'une croix élevée dans les airs. Une troisième designait la religion indiquant aux Grecs enchaînés une ville où son culte était rétabli. — Voyez Extrait du journal d'un voyage fait en 1784, dans la partie méridionale de la Russie, Paris, 1798, chez Déterville.

Elle avait nommé un archevêque catholique et établi un séminaire de jésuites à Mohilof, en même temps qu'elle favorisait l'islamisme en Crimée, où elle faisait répandre le Coran avec autant de ferveur qu'on propage maintenant la Bible dans l'Univers connu. Voulant donner un exemple solennel de la tolérance qu'elle accordait à tous les cultes, qui n'étaient pour elle que des instruments de sa politique, le jour de la bénédiction des eaux (6 janvier v. st.), elle rassemblait à une table commune les ministres de toutes les religions de son empire,

lorsque la Porte, frappée de terreur, osa demander des explications à Bulgakof, ambassadeur de Russie.

Il hésita; il n'avait pas d'instructions pour répondre il finit par proposer de nommer des commissaires chargés d'examiner les griefs dont on s'accusait mutuellement. C'était le moyen de tout embrouiller, et on n'était encore venu à bout de s'entendre sur aucun point, quand par un manifeste, en date du 10 avril 1783, la Russie changea son droit équivoque de suzeraineté sur la Crimée en possession absolue, au titre de souveraineté pleine et entière.

Potemkin avait repris l'élévation, l'énergie et le zèle, qui l'animaient pour le service de cette souveraine, dont la gloire lui était si chère. Poursuivant l'accomplissement de ses grands desseins, il n'eut pas plutôt réuni à son empire la Chersonèse Taurique, qu'il provoqua de nouveau les Turcs, en leur demandant la conclusion d'un traité de commerce qui avait été proposé en 1779.

Au point où en étaient les choses, on ne devait guère présumer que la Porte fût disposée à accorder de nouveaux avantages aux Russes; mais Abdulhamid, trompé par son divan que Potemkin avait corrompu à prix d'argent, accéda à tout. Non content de cette condescendance, il abandonna la rédaction du traité aux soins des princes grecs du Phanal, qui dressèrent quatre-vingt-un articles, dont chacun pouvait offrir le prétexte plausible d'une guerre à la Russie, à la première occasion qu'elle voudrait saisir. En vertu de ces principales dispositions, la Moldavie et la Valachie se trouvaient, à proprement parler, sous la suzeraineté de l'impératrice; la marine grecque de l'Archipel pouvait prendre son pavillon; les raïas qui s'habillaient d'un frac vert, devenaient ses sujets au moyen de brevets qu'on leur délivrait gratuitement; et il y eut en Turquie deux autorités de fait, dont la moins influente n'était pas l'ambassadeur de Russie à Constantinople.

Marchant à découvert, on vit bientôt après Potemkin, sapant les bases du trône d'Ottman, réduire et subjuguer les Tartares-Lesguis, sujets des sultans, troubler le royaume d'Imirette, obliger Héraclius, czar de la Kertaline, à se reconnaître vassal de la Russie, et étendre ses machinations jusqu'en Égypte ', afin de susciter de toutes parts

'Il s'y était ménagé des intelligences par le moyen du baron de Tholus, consul général de Russie à Alexandrie. Pierre Fièri, autre consul de cette puissance à Smyrne, agitait l'Asie mineure. L'empire ottoman était en combustion,

des embarras à la Porte, quand il voudrait lui porter le grand coup qu'il méditait. Il croyait tout prévu ! Les Turcs étaient consternés, les Grecs vivaient pleins d'espérance; il ne restait plus qu'à étonner l'Europe par une de ces pompes qu'on n'entrevoit qu'à travers le prisme des temps mythologiques de l'Orient. Un rival dangereux qu'il venait de renverser, Yermolof, lui avait suggéré l'idée de faire triompher Catherine, en la conduisant entourée de prestiges depuis Pétersbourg jusque dans la Chersonèse Taurique.

Voltaire avait salué Catherine, fière de ce titre, du nom de Sémiramis ! Ninus reposait dans la tombe; le malheureux Ivan et la princesse Taracanof étaient effacés du livre de vie: aucun fantôme n'agitait la paix du palais de la souveraine, à laquelle on s'était préparé à présenter des scènes plus grandes que les jardins suspendus de Babylone, ses enceintes et les canaux dans lesquels l'Euphrate portait ses ondes captives. Des rois allaient accourir sur son passage et grossir son cortége! Catherine sortit, le 2 janvier 1787, de sa résidence impériale avec les grands-ducs Alexandre et Constantin 1, au bruit du canon, longtemps suivie des acclamations d'un peuple innombrable, qui faisait retentir les airs de vœux pour son voyage et son prompt retour. Les comtes de Cobentzel, ambassadeur d'Autriche, Ségur et Fitz Herbert, l'un ministre de France, et l'autre d'Angleterre, l'accompagnaient, fort honorés de s'asseoir tour à tour dans son carrosse, à côté de Momonof qui était le favori du jour. Au milieu des glaces de l'hiver, on trouvait à chaque station des maisons commodes, des palais élégants dans les solitudes, où l'on était servi jusqu'à la profusion, sur de la vaisselle plate et en linge neuf, qu'on abandonnait en présent aux hôtes, et on ne séjonrna, à proprement parler, qu'à Smolensko, au sein de la famille de Potemkin. Des manœuvres brillantes, l'hommage du chef des Kirguis que l'impératrice reçut dans cette ville, firent que le printemps la surprit bien loin du terme de son voyage.

Ce retard ménagé à dessein par Potemkin, lui procurait la facilité

La rigueur de la saison et les fatigues de la route ne permirent pas de faire continuer le voyage à ces deux jeunes princes, qu'on fut obligé de reconduire à Pétersbourg. Parmi les courtisans qui formaient la suite de Catherine, on citait le grand écuyer Narislhkin, Ivan Tchernichef, les deux Schouvalof. Le cortège se grossit à Kiof des princes Sapicha, Lubomirski, Potocki, Branitzky, et d'une foule de Polonais; du prince de Nassau Siegen, etc.

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