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de faire naviguer sa souveraine sur le Borysthène, dont le lit avait été rendu praticable jusqu'à la grande cataracte. Un ciel pur, un rivage fleuri, les enchantements que le ministre avait fait naître sur ces bords, conduisaient Catherine d'illusion en illusion. Des maisons de campagne, des villages, des bosquets, disposés sur une ligne de cent lieues; des populations aussi étrangères au pays que ces merveilles construites pour la fête d'un moment; des troupeaux bêlants', l'aspect de l'allégresse et de la prospérité qui l'entouraient, l'escortèrent jusqu'à Kaniof, où le roi de Pologne, Stanislas-Auguste, se présenta pour lui rendre ses hommages. C'était encore Poniatowski; mais ce n'était plus cette Catherine qu'il avait tant aimée, et qui le paya d'un si tendre retour. L'étiquette des cours les réunit sans les rapprocher. Stanislas, fêté, caressé, abusé, se retira, en saluant son auguste protectrice par un magnifique feu d'artifice, emblème de l'éclat des grandeurs humaines, qui fut presque aussitôt suivi d'un naufrage dans lequel Sémiramis manqua de trouver son tombeau dans les flots du Borysthène. Cet accident, sans l'avertir de sa condition mortelle, car tout est menteur pour les rois, ne rendit son voyage que plus piquant jusqu'à Kaïdak, où elle fut reçue par l'empereur Joseph II, qui fit son entrée avec elle à Kerson.

Le port était rempli de vaisseaux, les chantiers bien pourvus, les magasins fournis de marchandises, qu'on avait fait venir à grands frais de Moscou et de Varsovie, les rues pleines d'une population nombreuse, qui s'arrêtait devant une porte au-dessus de laquelle se trouvait une inscription que l'impératrice lut avec ravissement : C'EST ICI QU'IL FAUT PASSER POUR ALLER A BYZANCE. L'expulsion des Turcs fut mise sur le tapis. On en parlait, dit le prince de Ligne, avec une légèreté admirable; enfin, on divaguait, on se perdait en projets, quand un courrier vint annoncer à Joseph II la révolte du Brabant.

Le ciel voulait sans doute que le signal de la délivrance de la Grèce

Il y avait même des troupeaux de chèvres en bois et des moutons en carton plantés sur les coteaux qui bordent le Borysthène. Ses courtisans imitaient ainsi, sans s'en douter, ce qui eut lieu dans un pareil voyage de Sémiramis, où l'on vit figurer, dit Diodore, de faux éléphants pour grossir son cortége militaire. Diodore, lib. 1, § XVI.

* On remarquait parmi les étrangers de distinction accourus à cette pompe, Édouard Dillon, Alexandre Lameth, et Miranda, qui fut depuis général au service de France, sous le commandement de Dumouriez.

ne sortit pas d'un congrès politique, et ce fut en vain qu'on persista dans ce dessein; les temps n'étaient pas accomplis. Les fêtes cependant continuaient ; Catherine parcourut la Crimée, reçut les adorations des peuples; et Potemkin, désirant à tout prix obtenir le cordon militaire de Saint-George, le seul dont il n'était pas encore décoré, persista à faire la guerre aux Turcs, afin de le mériter: vanité des vanités ! A son retour, l'impératrice prit sa route par Pultava, où son ministre lui donna le simulacre de la mémorable bataille dans laquelle Pierre Ier vainquit Charles XII; et Joseph, qui l'accompagna jusqu'à Moscou1, promit, dit-on, à la czarine, de l'aider à faire couronner son petit-fils à Constantinople.

Potemkin s'était arrêté à Pultava; il voulait la guerre pour gagner un cordon. Elle fut déclarée le 18 août 1787, par la Turquie. La nouvelle en parvint à Pétersbourg le jour de la fête de Saint-AlexandreNewski, au moment où la cour allait se réunir pour un bal, auquel cet événement tant désiré donna une vivacité toute particulière. Aussitôt, les émissaires de la Russie entrèrent en campagne, pour inviter les Grecs à se soulever et à reconquérir leur indépendance. Mais le souvenir des désastres de la Morée et de la plupart des îles de l'Archipel était encore trop récent, pour qu'ils s'attachassent à une puissance qui les avait sacrifiés jusque dans les prétendues garanties qu'elle avait stipulées en leur faveur. La Hellade resta donc tranquille jusqu'à la fin de 1789, époque à laquelle de soi-disant députés, qui s'annonçaient comme ses mandataires, partirent pour Pétersbourg, sans l'aveu de leurs compatriotes, afin de solliciter des secours que le peuple ne demandait pas.

Ce fut à leur retour que Sotiris, primat de Vostitza, s'adressa aux Souliotes, que le vizir Ibrahim de Bérat et les agas de la Thesprotie venaient de soulever contre Ali-pacha, pour commencer des hostilités qui devaient être le signal d'un embrasement général. Il leur raconta, et c'était le dire à tous les mécontents, comment les envoyés du Péloponèse et des îles de l'Archipel avaient été accueillis 2, en leur an

Où elle rentra à la fin de juillet 1787, après une absence de six mois quatre jours, pendant lesquels la dépense se monta à sept millions de roubles.

2 La pétition des Grecs présentée à l'impératrice Catherine est du mois d'avril 1790; elle était signée par trois de leurs députés, appelés Panos Kiris, Christos Lazotis, et Nicolas Pangalos, natif de l'île de Zéa; ils furent présentés à l'impératrice par le comte de Zubof. Conduits de ses appartements à l'audience des deux grands-ducs

nonçant qu'un nouveau Constantin, fils de Paul Ier, allait relever le trône des empereurs chrétiens de Byzance.

La guerre était allumée depuis plus de deux ans entre la Russie et la Porte Ottomane, qui s'étaient mutuellement aigries en publiant des manifestes propres à fanatiser des peuples également superstitieux. La sortie de l'étendard de Mahomet à Constantinople; les prophéties des patriarches orthodoxes, Jérémie et Nicon, qui prédisaient la chute prochaine de l'empire ottoman, publiées à Moscou ; les oracles d'un nommé Mansout-bey, descendant de Gengiskan, à la voix duquel les tribus tartares s'étaient armées, avait signalé une lutte qui aurait été à l'avantage de Catherine, si la Suède n'eût pas entravé sesefforts. Malgré cette diversion inattendue, la discipline militaire avait procuré des avantages constants aux Russes. Les prétendus députés de la Grèce, qui n'étaient autres que des créatures de la politique du cabinet de Pétersbourg, en rendant compte de ces événements à leurs compatriotes, leur racontaient la prise de Khoczim, l'assaut d'Oczakof, au plus fort de l'hiver de 1788 à 1789, sans tarir sur les louanges de Potemkin.

Ils l'avaient contemplé dans l'éclat de sa gloire, au milieu de son armée, revêtu du cordon de Saint-George, objet de ses désirs, tenant en main un bâton de commandement enrichi de diamants et entouré d'une guirlande de laurier, dont les feuilles étaient en or. Ils avaient vu le sauvage Souwarof, vêtu d'un frac usé, assis sur une botte de paille, la tête ombragée d'un panache de diamants, conduisant, par son exemple, ses soldats à la victoire! Qui pouvait se refuser à croire qu'avec de pareils hommes les chrétiens de l'Orient ne seraient pas bientôt affranchis?

Sotiris, qui racontait ces merveilles aux guerriers de la Selléide, leur remit, en même temps, un de ces manifestes que Catherine répandait alors avec profusion dans la Grèce. Elle invitait, en son nom, comme elle l'avait fait en 1769, les Hellènes « à prendre les armes,

Alexandre et Constantin Paulowitchs, Pangalos, de qui je tiens ces particularités, m'a raconté que, s'étant avancé vers le grand-duc Alexandre pour lui baiser la main comme à l'empereur futur des Grecs, S. A. I. montra aux députés le grand-duc Constantin, en leur faisant observer que c'était à lui qu'ils devaient rendre cet hommage; ce prince prit alors la parole, et répondit en grec à la harangue des députés, auxquels il dit en finissant : Allez, et que chaque chose arrive selon vos désirs, Υπάγετε· καὶ ὅλα νὰ γένουν κατὰ τὰς ἐπιθυμίας σας.

» à l'aider à chasser les ennemis 'du nom chrétien des pays qu'ils >> avaient usurpés, à reconquérir leur ancienne liberté et leur indé» pendance nationale. >>

Tel est le sentiment patriotique des Grecs que, sans craindre la vengeance des Turcs, dont ils avaient éprouvé la fureur, ils se préparèrent à courir les chances d'une nouvelle insurrection. Le premier moteur des idées d'affranchissement, Tamara, allait reprendre en sous-œuvre les projets que la Russie avait constamment désavoués, sans jamais les abandonner.

Catherine, calculant le parti qu'elle pouvait tirer des Grecs, avait, depuis longtemps, choisi les îles vénitiennes pour être le centre de ses intrigues politiques avec le continent de la Hellade. Elle y avait accrédité des consuls choisis parmi les Grecs et les Albanais chrétiens, qui conservaient un parti puissant dans leur patrie. De ce nombre étaient Liberal Benaki, fils du primat de Calamate, qui avait été un des coryphées de l'insurrection de 1770, qu'elle nomma consul général à Corfou. Un certain Comnène fut placé, dans la même qualité, à Céphalonie. Le vice-consulat de Zante échut en partage à un nommé Zagouriski, ancien chef de bande du mont Pélion, lié, par une parenté très-étendue, avec tous les plus braves armatolis des montagnes de la Thessalie.

Ces agents du cabinet de Pétersbourg n'avaient pas cessé de soutenir les espérances des chrétiens, lorsqu'on apprit, en 1787, le commencement des hostilités entre la Russie et la Porte Ottomane.

A cette nouvelle, les Grecs du Péloponèse établis à Trieste, se cotisèrent, et formèrent les fonds suffisants pour armer, sous pavillon russe, plusieurs corsaires, dont le commandement suprême fut confié, par ordre de Catherine, à Lambros Catzonis, de l'île de Céos. On ne pouvait faire un choix plus judicieux. Homme de génie, quoique illettré, Lambros Catzonis allait prouver que les individus propres à changer les États ne sortent pas du sein des illustrations! La fermeté de son caractère, son activité, l'étendue et la justesse de son coup d'œil lui avaient mérité le grade de major au service de Russie, lorsqu'il appareilla de Trieste avec une vieille frégate marchande armée de trente canons, suivie de huit barques hydriotes, portant de six à huit canons. Ses équipages étaient faibles; mais il eut à peine touché aux terres de la Grèce, qu'ils se complétèrent; et le port de Céos, qu'il choisit, devint le rendez-vous d'une foule de

marins de l'Archipel, qui n'étaient pas moins empressés que lui à se venger des Turcs.

On annonçait qu'il devait être bientôt secondé par une division. navale, également sortie de Trieste, sous les ordres d'un nommé Guillaume, qui, après avoir longtemps fait la course sous le pavillon de la religion, avait obtenu le grade de major russe. Il montait une belle frégate de quarante canons, qu'il avait prise aux Turcs, et il avait sous ses ordres cinq à six armements de dix-huit à vingt canons ; mais au lieu de se réunir à Lambros, comme lui prescrivaient ses instructions, il fit la guerre pour son compte, et rentra à Malte, où, incarcéré par ordre du grand maître, il ne recouvra sa liberté que pour vivre en paix du produit des prises qu'il avait faites.

Il n'en était pas de même de Lambros,qui,combattant pour sa patrie, ne faisait usage du produit de ses captures que pour solder ses équipages. Sa générosité, les promotions de capitaines et d'officiers qu'il faisait en leur délivrant des brevets auxquels il apposait sa signature et le sceau de l'impératrice de Russie, en firent une puissance telle, que cette souveraine ordonna de prendre des mesures pour lui fournir des provisions et des fonds. Un nommé Psaro, Grec de l'Archipel, et l'ancien insurrecteur Tamara, se rendirent en conséquence, l'un en Sicile et l'autre à Ithaque, pour diriger les opérations des Grecs. Ce dernier avait ordre de sonder les dispositions des chrétiens du continent, en suscitant des insurrections partielles, et il s'adressa, comme on l'a rapporté, aux guerriers de la Selléide par l'entremise de Sotiris de Vostitza, qui n'eut pas de peine à les déterminer à s'armer contre Ali-pacha.

Si on se rappelle ce que j'ai dit en parlant de la topographie de Souli et des usages des Souliotes, on saura qu'ils avaient coutume d'évacuer les villages de la plaine, au premier signal d'une rupture avec les Turcs. Ils emportaient les vivres, ils emmenaient les bestiaux qu'ils pouvaient nourrir, et ils se retranchaient dans leurs rochers. Telle fut encore leur tactique; et trois mille hommes qu'Ali-pacha avait détachés contre eux, les trouvèrent embusqués dans leurs montagnes, sans oser les y attaquer. Voyant donc qu'ils ne pouvaient rien entreprendre contre des hommes que près de deux siècles de victoires avaient enorgueillis, ils se répandirent dans les campagnes, en faisant main basse sur les paysans chrétiens.

1 1 Tome II, ch. 34, de mon Voyage dans la Grèce.

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