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A cette vue, les Souliotes indignés firent sortir de leurs défilés un détachement de deux cents palicares, précédés de leurs drapeaux, qui étaient semblables à ceux de Saint-Jean de Jérusalem; et, tombant sur les mahométans, dont ils firent un grand carnage, ils arrachèrent de leurs mains ceux qu'ils traînaient en esclavage, reprirent les dépouilles dont ils étaient chargés, et les poursuivirent jusqu'à Janina, en brûlant maisons de campagne et mosquées.

Ali-pacha comprit, par le résultat de cette première entreprise, que les descendants des Selles n'étaient pas des ennemis ordinaires ; et il en eut bientôt d'autres preuves. Il rugissait de leurs triomphes, lorsqu'il reçut l'ordre du sultan de se rendre à l'armée du Danube, destinée à combattre les Russes et les Autrichiens. C'était une occasion propre à réparer le tort que les Souliotes venaient de faire à sa réputation militaire. Bien convaincu qu'ils ne pouvaient ni insurger l'Épire, ni faire aucune conquête en dehors de leurs montagnes, il ne manqua pas d'obéir aux firmans, moins dans l'intention de se distinguer comme général, que dans la pensée de faire connaissance avec les pachas de l'empire, réunis sous l'étendard du prophète, de pénétrer leurs dispositions à l'égard du souverain, et surtout de s'en faire des amis.

On connaît les résultats de cette campagne dans laquelle les Russes furent toujours vainqueurs des Turcs, et les Autrichiens constamment battus par ces barbares qui ne sont plus connus depuis longtemps que par leur lâcheté. Ali, qui n'avait vu que la fumée des bivacs allemands, rentra en quartier d'hiver à Janina, traînant à sa suite, à défaut de captifs enlevés à l'ennemi, quelques centaines de Serviens et de Bulgares, sujets pacifiques du Grand Seigneur, dont il forma deux petites colonies dans l'intérieur de l'Épire.

Ali, comprenant que les armatolis seraient un obstacle perpétuel aux projets qu'il avait formés d'asservir l'Épire, résolut de leur ôter un point d'appui formidable dans la personne d'Andriscos. Domicilié depuis près de quinze ans à Prévésa, les capitaines d'Agrapha l'invitaient à leurs fêtes, et l'appelaient à leurs conseils, chaque fois qu'il s'agissait de cérémonies publiques ou de prendre quelque résolution importante. C'était un vétéran de la gloire qu'on aimait à revoir au milieu des braves! Il venait de se rendre à Pétersbourg pour y obtenir le grade de major, qu'on accordait à tout Grec un peu marquant, aussi facilement que Pierre le Grand donnait des titres de noblesse à

ses boyards 1, et il ne fut pas difficile de le perdre. Dénoncé à la Porte Ottomane par Áli-pacha, il n'en coûta à ce gouvernement que la peine de le demander au provéditeur de Venise, pour qu'il le lui livråt. Andriscos, arrêté à son retour, au moment où il abordait à Cattaro, fût traîné à Constantinople et renfermé dans le bagne 2. Cet affront ne tarda pas à être vengé !

Dès le printemps de l'année 1791, on vit les Souliotes, qui s'étaient tenus tranquilles pendant l'absence d'Ali-pacha, sortir de leurs retraites, pour le braver et ravager l'Amphilochie. Pillant amis et ennemis, ils poussèrent l'imprudence jusqu'à se brouiller avec les chefs des armatolis et les Turcs de la Thesprotie. Le commerce fut interrompu dans la basse Albanie. On ne pouvait plus passer les défilés des Cinq-Puits, ni de Coumchadez, sans de nombreuses escortes, qui étaient souvent battues par ces audacieux montagnards. Ils osèrent même se répandre dans le Pinde, et ils ne regagnèrent leurs rochers qu'aux approches de l'hiver, temps où les neiges rendent inaccessibles les régions escarpées de l'Épire.

Ali-pacha profita du répit que lui donnait cette saison, afin de faire des alliances. Potemkin, qui disposait en maître du pouvoir d'un vaste empire, venait de mourir loin des champs de bataille, au bord d'un grand chemin 3, après avoir obtenu ce cordon ensanglanté, prix de sa folle vanité; et la Russie n'ayant pas réalisé l'annonce des secours qu'elle avait promis aux chrétiens, la Grèce était demeurée calme. Alors Paléopoulo ramena les armatolis dans le parti du satrape, qui lui donnait toujours à entendre qu'en se rendant un jour indépendant, il n'y aurait plus dans ses États de différence entre les Turcs et les raïas. Ali eut moins de peine encore à persuader à Ibrahim, vizir de Bérat, qu'il était de leur intérêt commun de lui laisser anéantir la puissance des guerriers de la Selléide, qui tendaient à détruire celle des mahométans. Ces raisons n'étaient que spécieuses; car les Souliotes, sans l'appui d'une grande puissance, n'avaient pas des forces suffisantes, et était surtout trop décriés, pour changer la

Boyard, Miles, soldat, chevalier, titre honorifique du moyen âge.

Il y mourut de la peste en 1797, malgré toutes les sollicitations du général Aubert-Dubayet, auquel le capitan-pacha Kutchuck Hussein répondit: Je vous donnerais trois millions, plutôt que de relâcher cet homme.

Le 15 octobre 1791, âgé de cinquante-deux ans, dans les bras de sa nièce, la princesse Galitzin.

face des choses. Ibrahim, en faisant ces réflexions, aurait évité de se rendre aux avis de son antagoniste. Mais telle est la haine de tout musulman contre les chrétiens, qu'il crut faire une œuvre méritoire en abandonnant ceux qui, les premiers, avaient embrassé sa défense. Il fit plus, il scella ce nouveau rapprochement par le mariage de la seconde de ses filles avec Vély-bey, fils d'Ali, et cette alliance mit le comble aux vœux d'Éminé.

Ces sortes de solennités se passent ordinairement avec beaucoup de pompe chez les satrapes d'Albanie; Cervantès avait assisté à quelqu'une de ces fêtes barbares, quand il écrivait la scène des noces de Gamache. On était dans l'allégresse à Janina; mais les flambeaux de l'hymen devaient, avant de s'éteindre, éclairer une scène digne de la cour des Atrides.

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On a dit que Chaïnitza avait marié sa fille à Mourad-bey de Cleïsoura. Ce seigneur, que rien n'avait pu détacher de ses devoirs envers le vizir Ibrahim, était, depuis la mort de Sépher-bey, l'objet de la haine d'Ali, qui ne voyait que lui pour obstacle à ses desseins. Cette antipathie n'était point ignorée à Bérat; et, afin de lui ménager une réconciliation honorable avec son oncle, les chefs des deux familles, Ibrahim et Ali, l'avaient choisi pour être 1 le parrain de la couronne. A ce titre, il était chargé de conduire, et de remettre la fille bien-aimée d'Ibrahim entre les bras du jeune Vély-bey. Sa commission était remplie et les fêtes continuaient, lorsqu'on apprit inopinément qu'Ali-pacha avait été manqué d'un coup de fusil. Des témoins irrécusables attestaient le fait; on n'avait pu saisir le coupable; et, comme il arrive en pareil cas, on en conclut qu'il existait une conspiration. Afin de donner à ces bruits un air complet de vraisemblance, on feignit de faire des recherches ; et le soupçon, qui n'atteignait personne en particulier, plana sur toutes les têtes. Le satrape, prétextant alors d'être environné d'ennemis, fit annoncer qu'il ne donnerait que des audiences particulières, où l'on serait

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Les Turcs de l'Épire ont emprunté cet usage aux Grecs. J'ai dit, tome Ier, page 130, et tome IV, page 383, de mon Voyage, que dans les cérémonies nuptiales, il y a un parrain de la couronne appelé Nonos, Nóvos et Ilápoyos ; quand le témoin du mariage est une femme, on la nomme Paranymphe; l'un ou l'autre montaient anciennement sur le char nuptial, entre l'époux et l'épouse; ils recevaient pour ceux qui se présentaient, ainsi que cela a lieu de nos jours, les présents de noces, l'aux, et ils entonnaient l'épithalame, Taμλtov, qu'on chante en se rendant à la maison de Γέρους Γαμβρός.

admis sans armes, et dans un local construit à cet effet auprès du lac.

Cette salle de réception était une chambre bâtie sur voûte, à laquelle on arrivait par une échelle aboutissant à une chausse-trape qui y donnait entrée. Ce fut dans cet antre aérien, qu'au bout de plusieurs jours Ali-pacha manda son neveu Mourad, sous prétexte de l'entretenir d'affaires importantes. Celui-ci, plein de confiance dans les saintes lois de l'hospitalité, se rendit à l'invitation, croyant, comme il le dit à son frère et à quelques amis, qu'il s'agissait de recevoir les cadeaux d'usage. Il monte sans hésiter; la porte s'ouvre devant lui et se referme sur ses pas; le page qui l'introduit dans la salle de réception disparaît; le bey se trouve seul, et il allait se retirer, lorsqu'un coup de pistolet, tiré d'un lieu obscur, lui traverse l'épaule d'une balle, et le renverse. Revenu de la commotion, il se relevait, quand Ali-pacha, sortant de sa cachette, fond sur lui avec la fureur d'un tigre. Malgré sa blessure, Mourad se défend; il lutte pour fuir, il veut crier, lorsque son oncle, saisissant une bûche enflammée qu'il arrache du foyer, le terrasse, l'en frappe au visage, et l'assomme avec cette arme que le feu rendait plus terrible et plus meurtrière. L'assassinat consommé, le tyran pousse des hurlements, demande du secours, se montre couvert de sang, en disant qu'il vient de tuer à son corps défendant le scélérat qui en voulait à ses jours, et par lequel il avait été manqué précédemment.

Il le prouva au moyen d'une lettre qu'il avait eu soin de glisser dans la poche de celui qu'il venait d'immoler. Comme cet écrit enveloppait le frère de la victime dans le complot qui s'y trouvait détaillé, on s'assura de sa personne; et, sans autre forme de procès, le même jour vit, par un double forfait, éteindre la seule famille qui portait ombrage au satrape de Janina. On prétend que, depuis cette catastrophe, Éminé se sépara de son homicide époux, et conçut de tristes pressentiments sur son propre avenir.

La joie reparut dans le palais du meurtrier! On remercia le ciel de la découverte d'une trame pareille, par un courban ou sacrifice, cérémonie pratiquée lorsqu'on a échappé à quelque danger imminent. Ali mit des prisonniers en liberté, afin, disait-il, de rendre grâces à la Providence; reçut des visites de félicitation, et composa son apologie, qui fut sanctionnée par un ilam ou déclaration juridique du cadi, dont cette sentence réhabilita la mémoire de Mourad et de son

frère. L'assassin envoya en même temps des procureurs et des troupes, afin de s'emparer du bien des beys qu'il avait égorgés; et son crime lui valut la possession de la partie de l'Épire qui s'étend depuis les sources de la Desnitza jusqu'à son confluent avec l'Aous 1. Il releva à cette époque, pour tenir les Albanais en bride, le château de Cleïsoura, qui commande l'entrée orientale des monts Asnaus et Ærope. Quant à Ibrahim-pacha, abandonné de ses plus braves défenseurs, il dut se contenter de lever les yeux au ciel, et se résigner à souffrir ce qu'il n'était pas en son pouvoir d'empêcher; enfin, il eut même la faiblesse de coopérer à l'extension de la puissance de son infatigable ennemi, en contractant avec lui une ligue offensive et défensive, qui le mettait à peu près à sa discrétion.

Depuis que Janina était tombée sous le joug d'Ali, les mœurs sévères de ses habitants y avaient fait place à la dissolution. Le satrape délaissé par Éminé, qu'il avait reléguée dans l'intérieur du palais (sort assez ordinaire aux femmes légitimes, qui n'ont guère en partage que les peines domestiques), remplissait son harem d'une foule d'odalisques empressées à lui plaire; et celui qui se glorifiait de n'avoir pendant longtemps connu que son épouse s'abandonna à la fougue de ses sens. Je n'aimais qu'Éminé, lui ai-je entendu dire plusieurs fois, et Janina me perdit! ajoutait-il, en roulant les yeux enflammés de colère. Des plaisirs faciles lui faisaient chaque jour désirer de nouveaux plaisirs, et de désordres en désordres il parut tomber dans une débauche effrénée. Déguisé en marchand, il parcourait la ville de nuit, pour se livrer aux malheureuses que la prostitution rendrait les plus viles des créatures, si des hommes encore plus méprisables ne favorisaient leur opprobre pour s'enrichir; car dans la Turquie les, lieux infâmes sont sous la protection de la police et de ses agents. On le reconnut un jour, sous le voile, dans les tribunes où les femmes grecques assistent aux offices de l'église, et dès lors chaque maison devint pour le sexe une prison, d'où il ne lui fut plus permis de sortir.

Les fils du tyran, marchant sur ses traces, ouvrirent à leur tour maison de débauche; leurs fêtes étaient des saturnales; et la ville, accoutumée au bruit des armes lorsque l'anarchie régnait dans son enceinte, ne retentissait plus que des chants des bohémiens, et du son

1 Voyez ch. 18 et 19 de mon Voyage dans la Grèce.

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