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Ali, inquiet du succès de son intrigue, s'était acheminé vers la maison du cadi; et il entrait dans la cour, lorsqu'un signal d'Abas, son bélouk-bachi, lui apprit que l'affaire était terminée à sa satisfaction. Comme celui-ci avait le mot, il saisit en même temps le malheureux Grec, qui sortait de l'audience; ses sbires poussent des cris qui étouffent sa voix, et il est pendu, sans avoir pu se faire entendre.

Le satrape monte alors l'escalier, et il se présente aux juges, auxquels il demande le résultat de leur information; on lui répond par une acclamation. « Eh bien, poursuit-il, le criminel auteur de la » félonie qui pesait sur ma tête n'est plus, je viens de le faire pendre. » Puissent être punis et périr ainsi tous les ennemis de notre glo>> rieux sultan. >>

On dressa procès-verbal de ce qui s'était passé; et de riches cadeaux envoyés à plusieurs membres du divan, des présents donnés au capigibachi, firent que le Grand Seigneur, abusé, consentit à rendre à son satrape de Janina une confiance qu'il n'avait jamais méritée.

CHAPITRE IV.

Ali extermine les Turcs de Bossigrad. - Révolte du vizir de Scodra. — Parti qu'Ali tire de cet événement. Il appelle les armatolis à son secours. - Noms de leurs principaux chefs. - Devient jaloux de Paléopoulo. - Massacre des Osmanlis par les Guègues. Premiers symptômes de mécontentement de Passevend Oglou. Anarchie dans la Romélie — et dans l'empire ottoman. Paix avec la Russie. Mort de Catherine II.-Alarmes du divan.-Rassuré par les conseils de MM. Descorches et Mouradjea d'Ohsson. — Premier cri de liberté entendu dans la Grèce. — Apparition de Rigas; entraîne Passevend Oglou dans son ses projets ; parti ; — se retire à Vienne.-Corfou occupé par les Français.-Mission de l'adjudant général Rose à Janina; - s'y marie.

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Fêtes.

Expédition des

Carmagnole dansée. - Destruction des peuplades chrétiennes de Saint-Basile. - Férocité de Jousouf Arabe. Révolte de Passevend Oglou. Ali marche vers le Danube. - Première idée d'établir le nizam dgedid, ou milice régulière. Français en Égypte. - Ali revient en Épire à cette nouvelle. - Arrestation de l'adjudant général Rose. Combat de Nicopolis. Défaite des Français. Traits de bravoure de plusieurs officiers, de Gabori et de Richemont. roïsme maternel d'une Française.-Assassinat des Prévésans à Salagora.-Dévouement d'un Ithacien. — Prisonniers français conduits à Constantinople. — Astuce d'Ali. Parga sauvée par les Russes. - Nelson envoie complimenter le satrape. Révélation des complots de Rigas. - Sa fin tragique.

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Tout prospérait à Ali-pacha, quoique sa fourbe fût connue et avouée de ceux mêmes qui avaient intérêt à la taire. Plus il avançait dans sa carrière, plus il était persuadé que l'audace élève celui qui sait tout braver dans un pays où la volonté d'un seul est l'Etat et la loi, et où les lois sont plus particulièrement encore que dans les républiques, terribles, et pour ainsi dire viagères. Cependant, afin de suivre les errements fallacieux dont il couvrait ses desseins, il feignit de déférer au vou du divan, en se mettant à la poursuite des voleurs qui désolaient la Romélie. En sa qualité de grand prévôt des routes, il entrait dans ses attributions de les réprimer; et il dirigea ses attaques contre les habitants de Bossigrad 1, dont les déportements étaient connus jusqu'à Constantinople. Il confia en conséquence, le soin de les réduire, à Paléopoulo et à Canavos, au grand scandale des Alba

1 Voyez tome II, ch. 55, du Voyage dans la Grèce.

nais mahométans, irrités d'être commandés par deux chrétiens, et accoutumés surtout à ne voir dans le brigandage que l'exercice d'un droit naturel. Aussi cette entreprise fut-elle sans succès; et Ali, loin d'en témoigner du mécontentement, envoya complimenter les Bossigradiens sur leur bravoure. Il leur députa Noutza Macry-Mitchis, qui leur remit une lettre par laquelle il leur mandait, « qu'admirateur » sincère de leur courage, il désirait les compter au nombre de ses » serviteurs, en leur offrant, s'ils voulaient entrer à sa solde, de leur » donner des emplois agréables et lucratifs ! »

Séduit par cette offre, et surtout par l'appât du gain, les Schypetars de Bossigrad se rendirent auprès d'Ali-pacha, qui, en les caressant et en les comblant de ses dons, eut bientôt dégarni leur ville de ses plus braves défenseurs. Chaque jour voyait arriver à Janina quelque heureux mortel, qui ne manquait jamais d'être avantageusement pourvu. Mais pendant ce temps, le tyran marchait à son but; et au moment où tout paraissait réconcilié, un corps de ses troupes d'élite, commandé par Jousouf, Arabe, pénétra dans Bossigrad, et fit main basse sur ses habitants. L'impitoyable mulâtre donna pour la première fois, aux Macédoniens, le spectacle d'hommes enduits de poix, brûlés vifs, de prisonniers torturés avec des tenailles rougies à blanc, et de vingt malheureux empalés et rôtis au milieu d'une double ligne de bûchers.

Les peuplades albanaises des monts Devols furent épouvantées, et crurent que l'ange exterminateur était descendu dans les vallées, où ils se regardaient jusqu'alors comme invincibles. On apprit ces nouvelles en même temps que les supplices des Bossigradiens, auxquels le pacha avait donné charges et emplois : tous, sans exception, passèrent par la main du bourreau. Telle fut la fin d'une peuplade intrépide, heureuse dans sa barbarie, dont la destruction ouvrit au pacha le chemin du canton de Caulonias, position importante, qui lui donnait entrée dans la moyenne et la haute Albanie, qu'il ne tarda pas à envahir du côté de l'Illyrie macédonienne.

Au temps où finissait cette expédition du satrape contre les Bossigradiens, l'Albanie supérieure, habitée par les peuplades féroces de Gog, éprouvait un de ces orages politiques qui agitent souvent la Turquie. Scodra était le centre de la rébellion; et Mahmoud-Basaklia, son vizir, avait, à force de désordres publics, encouru la disgrâce de la Porte Ottomane, qui l'avait déclaré fermanli, ou excommunié,

et mis au ban de l'empire. La première partie de cet arrêt, regardé autrefois chez les Turcs, ainsi que parmi nos ancêtres1, comme plus grand que les supplices, ne suffisant plus aujourd'hui pour attirer le châtiment sur la tête des rebelles, les pachas, les beys, ayans, et autres tenanciers relevant du Romili-Vali-cy, reçurent l'ordre de marcher contre Cara-Mahmoud, épithète ajoutée à son nom, pour marquer sa réprobation.

Ali, qui se trouvait appelé dans cette ligue, y voyant un but applicable à ses intérêts, ne fut pas un des derniers à entrer en campagne, parce qu'il pouvait, en paraissant agir pour la cause impériale, piller, et s'agrandir, sans crainte de se compromettre vis-à-vis du sultan. On allait se mesurer contre des mahométans, et, selon sa politique, il ne manqua pas d'appeler sous ses drapeaux les armatolis. Tous les capitaines du mont Olympe, de l'Othryx, de l'Étolie et de la Cassiopie, accoururent, et Paléopoulo avec son beau-frère Canavos parut à la tête du drapeau des vieux chrétiens de la Hellade. On s'achemina à travers les vallées du Pinde, en suivant la direction du canton de Caulonias, pour éviter de se joindre au Romili-Vali-cy, qui avait pris le chemin des Dibres. Ali évitait, par ce moyen, de se trouver sous les ordres de ce Béglier-bey; et, chemin faisant, il réduisit plusieurs bourgades des peuplades schypes, à l'attaque desquelles Paléopoulo donna tant de preuves de courage que les soldats du pacha conçurent pour lui une affection extraordinaire. Son nom devint le sujet des chants guerriers des Épirotes; et, comme il n'y a pas d'esprits plus susceptibles de jalousie que ceux qui n'ont point un mérite égal à leur rang, Ali conçut contre lui une envie que son ambition, qui rapportait tout à ses vues, put seule lui faire dissimuler.

Il ne fut pas moins jaloux de la valeur brillante que Canavos, Euthyme Blacavas, Boucovallas, et Christakis de Prévésa, déployèrent à la prise de Ghéortcha, et à l'assaut d'Ochrida, ville alors dépendante de Scodra, qui fut emportée par escalade et le sabre à la main, à la manière des anciens soldats de Scander-Beg. Suivant sa coutume, le pacha fit égorger les vaincus par ses Iapyges; et tirant de l'obscurité un nommé Dgéladin-bey, auquel il donna en mariage sa nièce, veuve de Mourad-bey de Cleïsoura, qu'il avait assassiné, il lui conféra le gouvernement de cette place, dont il ne s'est plus dessaisi. Tels furent les

Voyez Cæs. de Bell. Gall., lib. vi, ch. 13.

services qu'Ali-pacha rendit au Grand Seigneur, dans cette campagne, et il rentra à Janina avec le projet formel (révélation que je tiens de sa bouche criminelle) d'exterminer en détail les armatolis et leurs chefs.

La guerre contre le pacha de Scodra ne présenta pas d'autres événements remarquables pour Ali, mais ce que nous ne connaissons pas assez en détail, pour en rendre compte avec exactitude, ce fut la courageuse résistance de Cara-Mahmoud. Renfermé avec soixante et douze hommes dans le château de Scodra, il résista à plus de vingt mille hommes des troupes du sultan qu'il parvint à faire massacrer, en fomentant une insurrection générale des Guègues et des Merdites, fatigués des excès des Turcs. Un même jour vit renouveler les scènes de carnage dont la Sicile fut deux fois le théâtre, au temps des prospérités militaires de Carthage1 et de la France. La Porte, comprenant alors qu'il lui était impossible de soumettre ce pacha, le maintint dans ses honneurs, et lui conféra, de plus, le titre de Romili-Vali-cy, qu'elle ôta à celui qui n'avait pas su ou pu réduire cet homme intrépide, réservé à périr sous les coups des Monténégrins2. Ainsi, la rébellion triomphante reçut le prix de la fidélité malheureuse.

Cette conduite, qui nous paraît étrange et dont on ne voit guère d'exemples que dans les monarchies de l'Orient, est le coup d'État ordinaire du cabinet ottoman, dont la politique consiste, en pareil cas, à récompenser ceux qu'il ne peut soumettre, croyant les gagner par ce moyen, et couvrir l'honneur du souverain. C'est aussi le terme ordinaire des prétentions des sujets les plus ambitieux, convaincus qu'ils peuvent tout entreprendre, excepté de parvenir à l'empire, l'immutabilité de la dynastie ottomane étant une maxime d'État à jamais consacrée par les Turcs.

L'occupation d'Ochrida devenait de la plus grande importance pour Ali-pacha, qui, débordant, au nord, les possessions d'Ibrahim de Bérat, lui permettait de l'inquiéter de toutes parts, excepté du côté

1 Le premier exemple de ces massacres arriva en Sicile, dans la xcve olympiade, l'an de la fondation de Carthage 485. Diodore de Sicile, livre XIV, ch. 14; avant J.-C. 398.

2 Il fut pris en 1793, dans les gorges de Cettigné, par les troupes de Pierre Pétrovitch, évêque ou vladika du Montenegro, qui commandait en personne dans cette journée. On lui trancha la tête, qu'on voit encore dans la chambre du vladika, au couvent de Cettigné, qui est sa résidence habituelle.

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