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conservation particulière, dans l'hypothèse d'un démembrement de la Turquie, que par le désir de se séparer de l'unité de l'empire. Le divan lui-même avait donc pris le change sur les véritables intentions de ce vizir, qui, à l'exemple de Djezar, de Passevend Oglou, et de plusieurs autres rebelles, payait exactement ses tributs, en prétendant vivre et gouverner selon ses vues particulières. Ces maximes étaient sans doute loin d'être conservatrices de la chose publique; mais plus patriotes dans leurs égarements que nos anciens vassaux de la couronne, on n'a jamais vu ni Ali, ni aucun des satrapes de la Turquie appeler l'étranger à leur secours, pour soutenir leurs intérêts, en déchirant l'État. Le but d'Ali était, en fomentant des troubles, d'empiéter et de s'agrandir pour thésauriser; mais la couronne, quand il aurait été certain de l'obtenir, ne l'eût jamais déterminé à s'établir au delà du Pinde. Ce ne fut que, réduit plus tard au désespoir, qu'on le verra ébranler l'empire ottoman jusque dans ses fondements.

C'était du centre de ses montagnes, du fond de son antre, arsenal du crime, que le moderne Cacus dirigeait ses intrigues, et soufflait au loin les discordes. Un foyer d'activité le dévorait; mêlant les affaires aux plaisirs, il donnait le plan d'un château, en même temps que l'ordre de brûler un village; pendant qu'il écoutait la lecture d'un firman, il réglait le compte des dépenses de son intendant : il signait un arrêt de mort et un contrat de mariage; et quelles que fussent ses occupations, toutes se rapportaient aux calculs de son avidité.

L'intérêt du présent prévalait cependant, dans sa méthode, sur l'intérêt plus grand de l'avenir. Au milieu d'une entreprise importante, s'arrêtant à des détails minutieux; il ébauchait mille affaires sans terminer rien de stable, parce que, pouvant tout impunément, il avait le droit de revenir sur ses résolutions. Attentif au moindre frémissement des bruits populaires, ue respirant qu'après des nouvelles, vraies ou fausses, il accueillait tout sans examen. Il entretenait des espions dans la capitale; il soudoyait des créatures dans le divan, et il pensionnait jusqu'aux chefs des eunuques, afin de participer aux cabales du sérail; il avait des émissaires chez ses voisins et des sicaires gagés, toujours prêts à frapper; enfin son pays était surveillé par une nuée de délateurs et d'assassins.

A Constantinople, comme dans Rome ancienne, les ministres et

les chefs du gouvernement ont une foule de clients qui assiégent les portes et les antichambres de leurs palais. S'ils ne comptent plus, ainsi que les pères conscrits, parmi cette espèce de suppliants, des rois tributaires, les membres du divan voient cependant encore à leurs pieds les délégués des satrapes qui gouvernent les royaumes de Gentius, de Pyrrhus, d'Alexandre, de Mithridate, de Ptolémée, et de tant de rois dont les noms vivront à jamais dans l'histoire. Ces envoyés des vizirs et des pachas, connus sous le nom spécial de capitchoadars, munis, non de lettres de créance, mais de sacs remplis d'or, de bijoux et d'objets précieux, sont les fondés de pouvoirs et. les avocats des proconsuls mahométans auprès du ministère. Enfants perdus de l'intrigue, ils jouent dans les affaires du cabinet ottoman le rôle d'observateurs, de référendaires privés, d'embaucheurs, et de valets de la diplomatie particulière de ceux qui les emploient. Cette espèce inaperçue a, dans son organisation particulière, ce qui constitue la tactique et le secret d'une légation avouée. Ainsi tout capitchoadar est muni d'un chiffre pour sa correspondance. Il a sous ses ordres un publicain juif, versé dans les opérations de la banque; un scribe, pour les écritures turques; et des émissaires grecs, qui le tiennent au courant de ce qui se passe dans les bureaux ministériels et des commérages politiques de la cour.

Par l'entremise de ces sortes d'agents, les vizirs et les pachas en activité, et ceux d'entre eux qui craindraient, après avoir perdu leur place, de s'exposer en se montrant à Constantinople, négocient l'achat de nouveaux emplois, ou des lettres patentes pour se maintenir dans leur poste aussi longtemps qu'ils ne sont pas assez formidables pour obtenir ce qu'on n'ose leur refuser. Par l'entremise de ces mêmes agents, les satrapes font verser au trésor impérial les tributs des provinces (car il n'y a nulle part de receveurs des deniers publics); ils les chargent de remettre leurs requêtes, leur correspondance et les renseignements qu'ils adressent aux différents ministres, dont ils leur renvoient les réponses et les décisions. Chaînon intermédiaire entre la capitale et les provinces, ils se répandent chez les grands de l'empire, parmi les princes du drogmanat, qui, courbés sous le bâton des Turcs, n'en dirigent pas moins leur politique intérieure et exté

Capi-tchoudars, gardes de la porte ou du palais; cette espèce d'intrigants n'a jamais, à ce que je pense, été bien signalée par aucun voyageur.

rieure. On les trouve assis aux douanes, agenouillés devant les patriarches, prosternés aux pieds des ministres, rampants dans les salons des ambassadeurs chrétiens, quand leurs chefs ont besoin d'un crédit étranger; et habiles à prendre toutes les formes convenables à leurs desseins.

Les dépenses extraordinaires mises à la disposition des capi-tchoadars leur donnent des moyens faciles de pénétrer dans les secrets de l'État; et les courriers attachés à leur service instruisent sans intermédiaire leurs mandataires de ce qui peut les intéresser. Souvent, par ce moyen, ils devancent les ordres que le divan transmet aux vizirs; et, plus souvent, ils les préviennent à temps des dangers auxquels ils sont exposés.

Par suite de ce flux et reflux d'action le ministère est personnellement en réserve vis-à-vis de ces émissaires. Ses membres et les employés des bureaux sont à leur tour suspects les uns aux autres, dans la crainte de perdre leurs pensions secrètes, et de se créer des ennemis, en laissant percer leurs sentiments de patronage envers tel ou tel pacha. Aussi, quand on a décidé de perdre quelque satrape, la résolution est aussi brusque qu'imprévue. On saisit ses capi-tchoadars; on s'empare de leurs chiffres, de leur correspondance; et, comme ils sont sans aveu, c'est sur leur tête que retombent toujours les premiers coups de l'autorité, à moins qu'ils ne se constituent accusateurs et ne se prononcent avec un zèle furieux contre leurs commettants.

Dans le cours ordinaire des choses, les capi-tchoadars marchent entourés de déférences et de présents. Ils ne manquent jamais de saluer affectueusement les portiers des ministres, et de leur donner des étrennes; il serait impolitique à eux de négliger le barbier, le donneur de pipe, les gens qui présentent le café, le limonadier, et la suite nombreuse des laquais d'un grand, qui passent souvent de l'antichambre dans le salon; car la domesticité est, en Orient, le chemin du pouvoir, assemblage lui-même bizarre d'esclaves par

venus.

Le Turc sorti de la poussière, que le hasard a élevé en dignité, regarde ces manéges du haut de son arrogance, recueille discrètement l'or qu'on le prie d'accepter, promet, donne des espérances, et se déclare pour celui qui peut le mieux satisfaire sa cupidité. On voit, d'après cela, que le comte Choiseul-Gouffier, qui a placé au

nombre des fléaux de l'Orient la race des drogmans, à laquelle on peut ajouter les coteries de Péra, n'avait pas connu les capi-tchoadars, qui sont un des plus grands obstacles aux poursuites des ambassadeurs, lorsqu'ils réclament l'exécution des capitulations. Ainsi, satrapes, ministres, agents, tout, dans ces vieux gouvernements de l'Orient, prouve que les êtres les plus vils sont les seuls convenables à un pareil système ; et que si l'homme de bien n'approche jamais du trône, la vérité arrive bien moins encore jusqu'à l'oreille du despote, endormi au sein de la mollesse et du pouvoir absolu.

Un satrape tel que le vizir Ali ne pouvait être que mal représenté à Constantinople; et le conseil dont il se trouvait environné n'avait guère plus de moyens de lui donner des lumières. Cette réunion, comparable aux sénateurs de Tibère, imbue des plus vils principes de parcimonie, ne songeant qu'à plaire au maître, ne manquait jamais d'être de son avis. Soit qu'on délibérât de la vie, de l'honneur et des biens des citoyens, la tête servile de ces conseillers s'inclinait devant son avis, persuadés que qui plaint les peuples devant un tyran se déclare son ennemi, et que suivant le proverbe de Saadi, lui donner des conseils salutaires, c'est laver ses mains dans son propre sang. Ainsi, comme il n'y avait pas de volonté, il en résulta constamment oppression pour tous, et absence générale de raison, même dans les décisions équitables.

Telle était la position du satrape de Janina, que je vais reproduire entouré des éléments de la tyrannie et écrasant la Grèce du poids de son autorité. Je reprends en conséquence ma narration au moment où, par la nature de mes fonctions, je fus initié aux affaires de l'Épire

et de la Grèce.

Les Souliotes expulsés de la Thesprotie, au nombre de dix-sept cents, s'étaient retirés dans l'île de Corfou, où les Russes leur donnèrent des terres et les moyens de former une colonie; mais ils ne purent les apprivoiser. Ils pleuraient leurs montagnes. Accoutumés aux armes, les enfants de la Selléide dédaignaient la condition de laboureurs, et pour ne pas déroger à leurs mœurs héroïques, aussi longtemps qu'ils trouvèrent à dérober aux nobles Corcyréens des poules et des chèvres, ils refusèrent obstinément de se livrer au travail. Leurs femmes déclosaient les parcs dont elles allaient vendre le bois en ville, pour faire subsister leurs maris occupés à nettoyer leurs armes et à jouer de la lyre! On n'entendait que des plaintes contre

ces hôtes nouveaux, et on ne trouva de moyen de tirer parti d'une pareille population, qu'en formant de ces émigrés un corps de milice que la Russie prit à sa solde. Ils figurèrent ainsi dans les expéditions de Naples et de Cataro, en 1806 et 1807, sans s'y distinguer. Ils n'avaient pas des Turcs pour adversaires, ils ne combattaient plus sur le théâtre de leur gloire, il leur fallait le climat de l'indépendance pour être braves, et comme les arbustes transplantés d'un sol agreste dans une serre où ils languissent, la discipline russe ne fit, d'intrépides montagnards, que de très-mauvais soldats.

Ali-pacha, qui ne perdait pas de vue ces hommes qu'il savait parfaitement apprécier, s'était occupé à briser tous les chaînons auxquels ils pouvaient rattacher leur existence militaire et politique. Il avait en conséquence dissipé et affaibli la ligue des armatolis, lorsqu'en débordant la frontière du Parnasse il envahit la Phocide jusqu'aux Thermopyles, de sorte qu'à la fin de l'année 1805 il était maître de la Hellade entière, à l'exception de la Béotie et de l'Attique, où il fit nommer pour vaivode une de ses créatures qui vint siéger à Athènes. Il ne lui resta plus qu'à purger l'Étolie et l'Acarnanie de quelques bandes d'Agraphiotes, pour y commander comme à Janina.

Établi en vainqueur dans ces provinces d'antique liberté, Ali confia le soin de leur police à son lieutenant Jousouf Arabe. Il se reposait avec une telle confiance sur cet agent exterminateur, qu'il le créa exécuteur absolu de ses vengeances pour dompter les peuplades qui défendaient encore leur indépendance contre ses attentats. Ce n'était point en proclamant l'oubli du passé, mais en détruisant par le fer ceux qu'il appelait ses ennemis, que le vizir voulait consolider son autorité, persuadé que les morts seuls ne reviennent pas. On vit ainsi son lieutenant incendier les bourgades principales de l'Agraïde, leurs habitants massacrés, suppliciés ou vendus, et un pays florissant réduit à l'état le plus complet de désolation.

Tant de cruautés refoulèrent dans les fles de Céphalonie, d'Ithaque et de Leucade, l'élite des capitaines de l'Acananie et de l'Étolie, qui furent presque aussitôt invités à prendre part à une grande entreprise. Il se tramait alors à Corfou une vaste conspiration contre la Porte Ottomane. Les Russes cherchaient encore une fois à opérer un soulèvement dans la Grèce; et celui qui en avait tous les fils dans la main, l'archevêque Ignace, réfugié à Leucade, se trouvait aux avant-postes de l'insurrection.

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