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Mais qui excusera la prostitution des adorateurs de la tyrannie, prêts à renouveler les apothéoses des incestueux Ptolémées, qu'on plaçait dans le ciel pour les éloigner d'une terre profanée par leur présence, si la religion de Mahomet ne se fût opposée à ce délire de l'adulation?

De quels termes me servirai-je pour nommer l'enthousiasme stupide d'un derviche, qui se précipita du haut du palais d'Ali, au moment où celui-ci célébrait les noces de son troisième fils Salik-bey 1, en s'écriant qu'il invoquait sur sa tête les malheurs qui pourraient menacer celle du jeune époux ? Comment flétrir le honteux dévouement d'un Grec qui n'imagina rien de plus héroïque que de se coucher dans une ornière pour niveler le terrain sur lequel devait rouler le carrosse de son maître 2? Ces faits, cette dégradation de l'homme créé à l'image de Dieu, étaient l'œuvre du despotisme, qui n'est jamais aussi dangereux par les excès de sa fureur, que par la dégradation dont il afflige les peuples en les abrutissant. Peuple, grands, despote, tout était avili! Gouvernement affreux! mais hélas! il n'est point de vizir qui n'aspire à réduire ou qui n'ait réduit les hommes à la condition de ces anciens Perses cruellement flagellés par leurs tyrans devant lesquels ils étaient obligés de comparaître en disant : Ombre de Dieu sur la terre, nous te remercions d'avoir daigné te souvenir d'insectes et de chiens crevés tels que nous 3. Le tyran, pareil à la Gorgone, pétrifiait tout ce qui l'entourait.

'Les Orientaux sont persuadés qu'il y a dans la vie de chaque homme des heures malheureuses, attachées à sa personne et à ses ouvrages. ¡En conséquence, si un maçon ou un couvreur se tue en bâtissant une maison, on dit qu'il a pris le malheur dont elle était menacée, îρav tò xaxò. En abordant un grand, on lui fait le compliment ordinaire : que le mal qui vous menace nous arrive! Nà πápwμɛv TÒ xaxd cou. Ce fut pour renchérir sur cette expression de l'abjection qu'en 1817, aux noces de Salik-bey, troisième fils d'Ali, un bohémien, étant monté sur les combles du palais, se précipita dans la cour, en criant: Nà xápw tò xaxd cou, abbévrò! que je prenne le malheur qui pourrait t'arriver, seigneur; et il se cassa les deux jambes. Comme on lui assigna pour récompense du pain sec et rien de plus, sa vie durant, un derviche, en sa qualité de mahométan, croyant faire fortune, demanda à faire le saut, et se tua dans la chute.

2 Ce Grec, natif de l'Arta, qui se coucha sous la roue du carrosse du vizir, afin qu'il n'éprouvât pas de secousse, eut pour récompense la pension d'une oque (deux livres et demie) de pain par jour. Ainsi, on peut voir que le magnifique satrape ne se ruinait pas en libéralités.

Ce langage de la dégradation se retrouve jusque dans la Bible. Le petit-fils de Saül, amené en présence de David, lui dit : Que suis-je pour que tu laisses tomber

C'était les mains pleines qu'on abordait le redoutable vizir; il fallait payer ses portiers, avec lesquels il partageait les étrennes; on devait lui donner des présents pour être admis à la faveur insigne de se prosterner à ses pieds. Une pièce de drap, un mouton vivant, un panier de fruits, faisaient lever le rideau des salons dorés. Le pain du pauvre, l'obole de la veuve refluaient au sérail; rien n'en sortait pour rentrer dans la circulation, et malheur à qui aurait osé se plaindre1 en disant qu'il vivait dans la douleur !

Propriétaire, usufruitier, fermier du domaine impérial, douanier, exacteur, monopoleur, Ali-pacha réunissait dans ses mains toutes les branches de l'agiotage et du commerce. Les avanies qu'il commettait seraient aussi difficiles à qualifier qu'impossibles à énumérer. Tantôt elles s'annonçaient avec le caractère de la violence; tantôt par des circulaires, dans lesquelles il conviait ceux qui l'aimaient à l'assister dans ses besoins; et on pense bien qu'il ne trouvait que de l'empressement et de l'argent, sans convoquer les états de l'Épire. Sous le nom de taïm 2, il enlevait des marchés publics ce qui lui convenait. Feignant parfois un retour sur lui-même, il semblait compatir à la détresse des négociants qu'il appelait à son conseil. « Les temps sont » durs, disait-il; je sais que vous n'êtes pas heureux, et je prétends » vous aider en vous prêtant de l'argent.» Puis il fixait l'intérêt annuel à vingt ou trente pour cent. « Faites valoir ces deniers, mes >> enfants; vous me les rembourserez quand vous pourrez. » Le taux exorbitant de l'usure devenait ainsi une charge ruineuse; mais pour ne point paraître riche, on se soumettait, en gémissant, à cette extorsion, afin d'éviter une ruine totale.

Malheur à quiconque se rouvait en conflit avec sa rapacité! Ce point était plus délicat que d'attenter à ses prérogatives; aussi tenait

sur moi tes regards, et que tu fasses quelque attention à un chien crevé tel que moi! 2 Reg. IX, 6, 9, XVI, 4. Canem mortuum persequeris, avait dit David à Saül, 1 Reg. XXIV, 15, et pulicem unum.

La plainte est le plus grand des crimes dans les gouvernements absolus. Un Arabe, dit l'histoire, ayant représenté au calife qu'il ne pouvait plus nourrir sa famille à cause des impôts, est condamné à mort. En marchant au supplice, il rencontre un officier de bouche du sultan : Pour qui ces viandes? demande le condamné. Pour les chiens du calife. Combien la condition des chiens d'un despote, s'écria l'Arabe, est préférable à celle de ses sujets !

* Taïm, impôt en nature, appliqué à un traitement personnel. On prend des taïms de draps, de souliers, etc.; les boulangers cuisent par taïm; les maréchaux ferrent au même titre ; et tous les marchands et ouvriers sont soumis à ce tribut arbitraire.

il toujours quelque argument en réserve pour nier ses dettes; et appelé à prononcer seul dans sa propre cause, on croira sans peine qu'il avait toujours droit 1.

C'était avec une égale hypocrisie qu'Ali-pacha récompensait les personnes attachées à son service, en leur donnant des recommandations pour demander des cadeaux qu'on ne pouvait leur refuser, ou en les envoyant vivre à discrétion, et percevoir des droits indus dans les villes et dans les villages. Il subvenait de la même manière à ses dépenses locales. Ainsi, les transports d'objets nécessaires à sa consommation, les palais qu'il construisait, les châteaux forts qu'il bâtissait, s'exécutaient par angari ou corvée, mot très-ancien dans l'Asie, et qui semble appartenir à l'essence de ses gouvernements absolus.

Le luxe des cours de l'Orient, a dit un sage, n'est qu'un catafalque fastueux qui cache un cadavre. Arsenal d'un tyran, et boudoir d'une odalisque, l'intérieur des palais du satrape offrait des disparates aussi bizarres que son administration. Si les appartements de réception étaient resplendissants de dorures, d'armes précieuses, comme chez

1 << Tu me demandes trente bourses? » disait-il un jour en ma présence à un de ses capitaines. - « Oui, seigneur ; voilà mon compte. J'ai deux cents soldats dans ma compagnie; ils ne sont pas payés depuis six mois. Et cela se monte? - Je vous » l'ai dit, à trente bourses... La chose est impossible. Vérifie les comptes, secrétaire. Celui-ci ayant examiné le rôle : Seigneur, le compte est juste. — Il est »juste? à merveille. Eh bien, capitaine, tu me donneras quinze bourses, pour avoir >> eu l'honneur de me servir, et nous serons quittes. - Comment, vizir ? — Qu'on >> le mette en prison ! » Puis se tournant vers moi, avec le calme de l'impudence: «Tu » vois, mon fils, tu en es témoin, ils sont tous comme cela; si je les écoutais, ils » me réduiraient à la mendicité. Qu'en penses-tu? — Eh! vous savez si vous êtes » débiteur. - Sans doute. Tiens, son père ne m'aimait pas; mais je suis bon, car >> sans cela je le ferais pendre. Mais voici l'archevêque. Approche, métropolitain. »Ta sainteté, lui dit-il ironiquement, a donc défendu aux femmes de Janina de porter de fausses tresses de cheveux? Seigneur, les canons de notre église ne >> permettent pas cette parure aux chrétiennes. Ainsi, il n'y a pas lieu d'espérer » que tu rapporteras ton excommunication contre ces ornements? - Vizir suprême, » tel est mon devoir. — Soit ; et moi, je te déclare au nom de mon intérêt, que, le >> commerce des cheveux qu'on importe du royaume de Naples dans mes États, me >> rendant annuellement un droit d'entrée de trente bourses, tu auras à me payer » une pareille somme; à cette condition, tu pourras diriger tes affaires comme tu » l'entendras. » Il fit un signe, et l'archevêque se retira. La défense portée contre les fausses tresses fut révoquée ; le capitaine incarcéré recouvra la liberté, en renonçant à sa créance, et le tyran paya ainsi un serviteur qui fut très-content d'en être quitte à ce prix.

les anciens rois de Perse, et de sofas couverts des plus riches brocarts de Lyon, on y voyait aussi figurer le produit des successions et des rapines, qu'il entassait sans goût et sans discernement'.

On remarquait dans la même chambre, auprès de la crédence en marbre, enlevée d'une église, les bancs en bois d'une école. On voyait rangés, sur des rayons disposés comme pour l'étalage d'un brocanteur, depuis le bronze et la plus belle pendule de Ravrio, jusqu'au réveille-matin en bois qui rappelait chaque jour le pauvre Micylle à sa boutique. On le trouvait lui-même, tantôt vêtu d'étoffes précieuses, chargé d'une cuirasse étincelante de diamants, les doigts ornés de solitaires du plus grand prix, la tête couverte d'un bonnet ducal à tranches dorées ", tenant à la main une tabatière enrichie de brillants, et roulant dans ses doigts un chapelet de grosses perles orientales ; d'autres fois, il se confinait dans une chambre délabrée; ou bien, vêtu pauvrement, il s'asseyait parmi ses ouvriers, traitant les affaires les plus importantes au milieu du fracas des marteaux et des enclumes.

Les pages étaient en rapport avec la singularité de cette cour barbare, et s'il n'y en avait pas parmi eux, comme auprès de l'ancien doge de Gênes, qui eussent soixante et dix ans, ils avaient leur côté ridicule. Vêtus d'habits galonnés, ils manquaient souvent de chemises, et étaient réduits à se nourrir d'aliments grossiers. Pendant l'hiver, un feu dévorant échauffait les appartements du maître, tandis que

1 Ainsi, pendant six mois entiers, j'ai été témoin des audiences qu'il donnait, monté sur une couchette en mauvais bois de sapin, placée au-dessus d'une estrade brillante de dorures, tandis que son fils Véli, assis au milieu de la cour, sur l'impériale d'une berline, recevait les placets des Albanais. Tout ce qui est nouveau pour les barbares est un sujet d'admiration.

2 Les crédences, les colonnes et les ornements de l'église latine de Prévésa, et du consulat de France d'Arta, pillés en 1798 par Ali-pacha, faisaient partie de ces ameublements.

* Micylle, savetier célèbre par ses saillies, qui est souvent cité dans les Dialogues de Lucien.

• Entre ces bijoux, il y en avait un qu'il avait, dit-on, acheté six mille louis du roi de Suède, Gustave-Adolphe.

'Ali-pacha ne se coiffait jamais d'un turban qu'à l'époque des fêtes du bairam, seuls jours de l'année pendant lesquels il se rendait à la mosquée; et on lui faisait un mauvais compliment quand on lui disait qu'il était Turc.

• Ce tesbi, composé de dix-neuf perles, fut en partie extorqué à un marchand français de la place Dauphine de Paris, qu'on attira à Janina en 1804, c'est-à-dire avant l'établissement du consulat général.

ses officiers se morfondaient dans les antichambres, en tendant la main au premier venu pour obtenir quelques étrennes. Aux fêtes solennelles du bairam et du courban, le vizir prétextait ordinairement des voyages pour ne pas donner de cadeaux à ses serviteurs, qui soupiraient après cette époque pour recevoir le prix de leurs services. Enfin, sur la pourpre, au sein des grandeurs, comme sous la cape du iapyge, le caractère parcimonieux d'Ali, et l'homme sans élévation, se retrouvaient à côté du prince fastueux.

Cependant on a voulu, et quelques personnes s'efforcent encore en vain de définir ce caractère, qui est une erreur monstrueuse de la fortune; mais il était pour lui-même une énigme que le sphinx pourrait proposer aux moralistes. En effet, si le tyran triomphait dans le crime, c'était en s'étourdissant; et ces paroles, qu'on lui attribue, J'en ai tant fait que je ne saurais reculer, étaient un hommage indirect à la vertu. Ses yeux se remplissaient de larmes quand il était frappé dans ses affections; je veux mon fils! rendez-moi mon fils! sauvez mon cher Véli, l'image vivante de celle... (il n'osait prononcer le nom Éminé), s'écriait-il en apprenant qu'il était malade à Tripolitza, et il n'eut de repos qu'en le pressant entre ses bras 1.

Non moins malheureux d'un reproche mérité, sa figure se couvrait de nuages lorsqu'il se plaignait qu'on lui avait fait perdre jusqu'au droit d'être cru, même en disant la vérité. Ses tourments intérieurs se manifestaient parfois dans les plaintes qu'il faisait de n'avoir jamais trouvé que des complices, ou de lâches complaisants de ses volontés 2; race que le ciel donne aux tyrans pour leur châtiment.

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' L'idée d'un grand malheur pesait sans cesse sur sa tête, surtout lorsqu'on l'intéressait au nom de ses enfants. « Tu es père, vizir, lui disait un jour mon frère; >> rends à cette chrétienne éplorée sa fille, que Méhémet chérif, ton conseiller, a » entraînée dans l'apostasie.-Je ne puis rien, mon fils, elle s'est faite mahométane. Entends les gémissements de sa mère (elle se trouvait dans l'antichambre). — » Je n'y saurais que faire; telle est notre loi. Songe aux vicissitudes humaines; » la loi de ton prophète n'est pas éternelle ! Les destinées de l'empire ottoman sont >> flottantes! Tu es père, tu es sage, le fanatisme ne trouble point ta raison; pense » à l'avenir. Si on arrachait un jour ton fils Salik-pacha de tes bras? — Arrête! » Qu'as-tu dit? Ne me porte pas malheur, grand Dieu! tu me fais mourir. Quel >> rapprochement ! Je voudrais en vain rendre à sa mère la pauvre chrétienne que tu >> réclames; mais elle est turque..... pour toujours. Misérable chérif!..... »

2 Qui oserait, lui disais-je, vous contredire? Qui peut se permettre de décliner votre volonté? En prétendant que tout droit et tout pouvoir résident dans votre personne, n'établissez-vous pas par là une ligne de démarcation entre vous et la

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