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loin de concevoir à quels excès un tyran sans frein peut se porter pour assouvir ses passions.

Il est pénible, sans doute, en écrivant l'histoire, de se trouver environné de sang et de forfaits; mais ce n'est pas au hasard que celui qui se charge de cette redoutable fonction trace ses tableaux. Préparé à tout, comme il n'a pas de préférence dans le choix, il doit rapporter ce qui s'est passé, ce qu'on a voulu et ce qu'on a souffert. Il n'y a jamais pour lui d'excuse quand il altère les faits, ou lorsqu'il capitule avec les circonstances, parce que ses écrits sont déférés au tribunal de la postérité, qui les livre au mépris s'il a trahi la vérité.

La destruction des Souliotes, qui avaient triomphé depuis plus de cent quarante ans des efforts des mahométans, accrut la célébrité du satrape de Janina; ses exploits étaient chantés dans les Albanies, et racontés d'une extrémité à l'autre de l'empire. Les Turcs le surnommaient le vengeur, et sa renommée parvint au sultan, qui crut ne pouvoir mieux récompenser le fléau des chrétiens indépendants de l'Épire, qu'en lui conférant le titre et l'autorité de Romili Vali-cy. C'était lui fournir de nouveaux moyens de se signaler, parce que la Macédoine et la Thrace étaient alors désolées par des bandes de brigands.

Ces hordes étaient les débris des milices de Passevend Oglou. Quoique soumis en apparence au sultan, il s'était déclaré le protecteur des yamacks ou cohortes formant les garnisons des places fortes du Danube, qui s'opposaient à l'établissement du nizam-y-dgédid, ou armée régulière permanente. Quant aux Kersales qu'il favorisait, c'étaient, la plupart, des Turcs expropriés, dont la majeure partie étaient de Belgrade, de Schabatz et de Sémendria.

Comme ils s'étaient opposés au nizam-y-dgédid, le ministre du sultan fit revivre contre eux un ancien rescrit de Soliman le Magnifique. Il avait été décidé en conséquence, que la ville de Belgrade, prise, dans la dernière guerre contre les Autrichiens, par le maréchal Laudon, était, par le fait de la réoccupation, la propriété du sultan. Il fut donc arrêté d'expulser les anciens habitants de leurs maisons, de les donner à des protégés, qui ne furent pas plutôt entrés en possession de leurs domaines, que les anciens usufruitiers les en expulsèrent à main armée. Telle était l'origine des troubles de la Servie, et l'esprit de mécontentement s'était propagé jusque dans la Macédoine,

dont tous les Ayans étaient opposés aux nouvelles institutions militaires de Sélim III.

Les Kersales, espèce de condottieri composés d'un ramas de Bulgares, de Triballes et d'Esclavons commandés par des chefs audacieux, dévastaient les environs de Philippopolis et les vallées du mont Pangée, en poussant leurs excursions jusque dans la Pélagonie. Les caravanes ne pouvaient plus circuler, les travaux avaient cessé dans les campagnes, les courriers étaient dévalisés et l'autorité mé

connue.

Depuis que George Petrowitz, surnommé Czerni ou le Noir, homme qui réunissait aux connaissances militaires une bravoure à toute épreuve, avait conclu un armistice avec Békir-pacha, les armatolis du mont Olympe accourus à son secours, ayant repassé le Danube, désolaient la Macédoine. On soupçonnait les pachas de Smocôvo, et d'Uskiup, d'être intéressés à soutenir ces brigands, et il devenait instant de remédier à de pareils désordres. Telle était la tâche qu'on donnait à remplir au vainqueur de Nicopolis et de la Selléide; mais tant d'honneurs cachaient une arrière-pensée du ministère ottoman. Le vizir de Janina lui portait ombrage; on croyait, en flattant son ambition, le compromettre en le chargeant d'une pareille expédition, et parvenir à le perdre en lui faisant éprouver des revers, ou bien à le saisir pour s'en défaire, dès qu'on l'aurait attiré hors des frontières de son gouvernement.

Ali-pacha, qui n'avait aucune donnée sur ces desseins, mais justement défiant, prit ses mesures comme s'il eût été environné d'ennemis. Il rassembla, en vertu du diplôme impérial qu'on lui avait adressé, dix mille soldats albanais, avec lesquels il franchit le Pinde, et vint camper à Bitolia, au printemps de 1804. Après avoir purgé les environs de quelques essaims de voleurs, et réuni les forces des Ayans de l'Illyrie et de la Macédoine cisaxienne, il passa le Vardar à Tchiouperli. Il comptait alors sous ses drapeaux, indépendamment de ses troupes particulières, les contingents du pacha de Delvino, du vizir de Bérat, des beys du Muzaché, des Vaivodes de la Taulantie, du sangiac de Scodra, terre nourricière des braves; des chefs des Dibres, d'Ochrida, du Lakoulak, de Baxor, canton du mont Bôra, de Calcanderen, de Pristina, et de tous les spahis de la Thessalie. En avançant par les sources des fleuves qui arrosent la Macédoine transaxienne, il vit arriver à son quartier la cavalerie de Serrès, les

médecin, complice ordinaire de ses forfaits1, qui lui apprit bientôt que sa femme n'était pas blessée.

Cette nouvelle ayant calmé le délire des sens du satrape, il versa des larmes; et, soit retour sur lui-même, soit inquiétude, il voulut, pendant la nuit qui suivit cet événement, se rendre auprès de son épouse. Il frappe à son appartement, il appelle, et, comme on refuse de lui ouvrir, il enfonce la porte de la chambre dans laquelle reposait celle qu'il avait outragée. Effrayée à la vue de son tyran, Éminé crut toucher à sa dernière heure. Un spasme léthargique glaça ses sens ; la parole expira sur ses lèvres, et les convulsions qui se succédèrent la conduisirent à la mort avant le retour du soleil. Ainsi termina ses jours la fille de Capelan-pacha, épouse d'Ali Tébélen, mère de Mouctar et de Véli, digne par ses vertus d'une meilleure fortune.

Si la fin tragique d'Éminé causa un deuil général dans l'Épire, elle ne produisit pas une impression moins profonde sur l'esprit de son meurtrier. Pendant plus de dix ans, il fut épouvanté de la mort de son épouse. Le spectre d'Éminé le poursuivait dans ses plaisirs, au milieu de ses conseils, et jusque dans son sommeil. Tel que Néron après son parricide, il n'osait coucher seul dans une chambre; il craignait d'avancer le bras hors de son lit, et il redoutait le retour de la lumière 2. Il la voyait, il l'entendait ; et il se réveillait parfois en criant: Ma femme! ma femme! c'est elle! sauvez-moi de sa fureur!... Il tressaille encore aujourd'hui ; je l'ai vu frémir, en reconnaissant ses traits dans ceux de ses fils, de ses petits-enfants; et le juste ciel, qui attache ce fantôme à sa coupable existence, prépare sans doute, par des souvenirs sans cesse renaissants, la punition réservée à ses forfaits.

Cependant Souli aux abois n'existait plus que par l'héroïsme d'un petit nombre de défenseurs, auxquels le récit de la mort d'Éminé avait arraché des larmes. Depuis plusieurs semaines l'eau leur manquait, et ils n'avaient presque pour boisson que les pluies, qu'ils recueillaient quand le ciel leur accordait ce bienfait. Parfois ils faisaient

Les détails circonstanciés de cette scène et la fin tragique d'Éminé m'ont été racontés par Tosoni, médecin d'Ali-pacha, qui m'en fit la confidence à l'article de la mort, ainsi que d'une foule de crimes auxquels il avait prêté son ministère.

2 Per reliquum noctis, modo in tenebris et cubili, modo præ pavore exsurgens, et mentis impos, lucem opperiebatur, tanquam exitium allaturam. Tacit., Ann., lib. vi, n° 6, 1. xiv, n° 10.

• Il faut toujours se rappeler que j'ai imprimé ces détails de la biographie d'Ali de son vivant, et que je les ai en quelque sorte écrits sous sa dictée, à Janina.

descendre du haut des rochers, dans l'Achéron, quelques éponges chargées d'un plomb, et ils se désaltéraient en les suçant. Pressés par les besoins de la vie, pressés par les ennemis, ils rendaient cependant encore des combats sanglants, dernière lutte de la vie contre le trépas. En effet, de quelque côté qu'ils levassent les yeux, ils ne les portaient plus que sur une terre ennemie. Parga, rangée sous la domination d'un vaivode ottoman', ne pouvait plus leur fournir de secours; leurs rochers n'offraient qu'une affreuse nudité, et il ne restait aux descendants des Selles d'autre parti que la dernière consolation des braves, l'honneur de mourir les armes à la main. Le polémarque Samuel, ministre des autels, invoquait inutilement, par de ferventes prières, le ciel, protecteur de l'innocence. Ses touchantes exhortations, qui enflammaient les courages, élevaient en vain les hommes mortels au-dessus de leur sphère : le jour marqué, le terme fatal des destinées de Souli était arrivé.

Une voix suivie d'un bruit confus parle de capitulation, et la multitude répond qu'il faut capituler. Que ceux qui veulent vivre esclaves pourvoient à leur sûreté, s'écrie Samuel, et que les soldats décidés à mourir libres se rangent avec moi, sous l'étendard du Jugement dernier, que leurs yeux reverront briller au ciel, quand le fils de l'homme assis sur les nuages ouvrira les dômes éternels de sa gloire aux élus, en précipitant l'infidèle avec son faux prophète dans les flammes vengeresses.

Les paroles de Samuel se perdent dans les airs! on entoure Photos, on le prie, on le conjure d'écrire à Véli-pacha, afin de lui demander à traiter, et le fils d'Ali leur accorde aussitôt une amnistie, partage ordinaire des rebelles que le pouvoir dédaigne d'écraser.

'Depuis le traité du mois de mars 1800, en vertu duquel la Russie livra aux Turcs les cantons ex-vénitiens situés en terre ferme, que les républicains français avaient arrosés de leur sang pour les conserver aux Grecs.

DIEU,

PAIX ET PARDON.

Moi, Véli, pacha de Delvino, fils d'Ali, fils de Véli, fils de Mouctar, fils de Salik Tébélen, au nom d'Ali Tébélen, gazi (victorieux), Janina Vali-cy, toparque de la Thessalie, Dervendgi-pacha, membre du conseil suprême (dovletgi) de la Porte de félicité du monarque des monarques, le glorieux sultan, distributeur des couronnes aux cosroës qui règnent avec sa permission sur les trônes du monde, j'accorde aux chrétiens de Souli l'acte suivant :

Article Ier. Les Souliotes auront la liberté de sortir du pays qu'ils occupent avec

L'orgueilleux vainqueur joignit à cette pièce une lettre adressée aux primats de Parga, par laquelle il leur permettait d'accorder asile et passage aux Souliotes. Cette dépêche, monument historique de la démence d'un homme qui ne devait ses succès qu'à la perfidie, portait la date du 15 décembre, vieux style, 1803.

Après avoir subi ces humiliations, ils partent, les vieux montagnards de la Selléide! Ils ont dit un dernier adieu aux rochers teints de leur sang, aux vallons jadis fertilisés par leurs sueurs, et aux églises de leur douce patrie. Ils s'éloignent sous la conduite de Photos, de Dimo-Dracos, du brave Dîmo-Zervas. Caïdos, la carabine en main, marche au milieu des femmes et des enfants; elles saluent, en poussant de longs gémissements, les tombeaux des ancêtres, et les prêtres portant la croix précèdent cette multitude affligée, qui prend la route de Parga. Les autres villages de la république sont évacués de la même manière; Koutzonicas, George Botzaris et Palascas, conduisent

armes, bagages, munitions, vivres, et ce qu'ils voudront emporter pour se rendre soit hors de l'Albanie, soit dans l'Albanie, et partout où bon leur semblera.

II. Je m'engage à leur fournir, et faire fournir gratuitement, les bêtes de somme nécessaires au transport de leurs effets, vivres, munitions de guerre, blessés, malades, femmes, vieillards et enfants, jusqu'au lieu où ils désireront se retirer.

III. Les otages reçus en vertu des ordres du vizir mon père seront rendus aux Souliotes.

IV. Ceux des Souliotes qui voudront rester dans l'Albanic et s'y fixer, auront gratis, en toute propriété, des terres, des villages, et trouveront à jamais honneur, sûreté et protection auprès de mon père et de notre famille.

V. Je jure que ce traité est sacré, qu'aucun des Souliotes ne sera jamais molesté, insulté, ni recherché pour sa conduite passée, par qui que ce soit. Si je contrevenais à ce pacte, ou s'il était violé par quelqu'un des nôtres, je me soumets, pour moi et les miens, à mériter le titre de musulman apostat. Puissions-nous alors étre abandonnés de nos femmes, qui feraient le grand serment, tóv péyav öpxov, et que nous soyons obligés de les reprendre après les avoir répudiées trois fois *.

Pour preuve de ma loyauté, copie de ce pacte sera délivrée aux Souliotes; et que Dieu m'écrase de sa foudre, si j'y contreviens.

Délibéré, arrêté, ratifié, et signé par moi et mes frères d'armes, musulmans sunnites.

Véli-pacha Ali Zadé.

Souli, 12 décembre (v. s.) 1803. Elmas, bey; Ismaël, bey de Conitza; Mouhamet, mouhardar; Ismaël Pachô, bey; Hassan, derviche; Hago, mouhardar; Abden Zarchan; Omer, derviche; Metche Bono; Hadji Bédo; Latif Codja; Chousa Toskas; Abas Tébélen.

* Les Turcs répètent ici un anathème prononcé par Bajazet Ildérim contre Tamerlan, qu'il défiait de venir à sa rencontre en lui disant : Si tu ne te montres pas, ainsi que tes menaces me l'annoncent, je souhaite que tu sois obligé de reprendre une épouse que tu aurais répudiée par tro fois. Voy. Gott. Stritter. Tataric., ch. 13, § 156.

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