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alarmes, fondées sur l'idée du caractère de Pachô-bey, élevé à l'école du tyran, n'étaient pour lui que trop réelles.

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Depuis la révolte d'Euthyme Blacavas, la Thessalie, désolée par la guerre et la peste, était à peine débarrassée de ces fléaux, qu'elle tomba sous le gouvernement de Véli-pacha. Elle ne pouvait éprouver un plus grand malheur. Les prodigalités de ce vizir, quoique frappé d'une disgrâce apparente, surpassaient les ressources ordinaires du pays; les impôts étaient quintuplés pour satisfaire son avidité ainsi que celle de son père, et cette belle province était menacée de perdre jusqu'à sa population. Les Grecs émigraient en foule pour se rendre à Odessa; les grandes familles turques refluaient vers Constantinople, elles se groupaient autour d'Abdi-effendi et de Pachôbey, lorsque le sultan, informé par Khalet-effendi de ce qui se passait, punit Véli-pacha en le reléguant au poste obscur de Lépante. Cette disgrâce frappa le fils d'Ali au moment où il venait d'élever un palais à Rapchani, et on ne la connut dans le pays qu'en lui voyant prendre la route de la Livadie pour se rendre au lieu de son exil, avec une foule de saltimbanques qui composaient son entourage 2.

Les ennemis d'Ali Tébélen comprirent, par le coup qui atteignait le plus puissant de ses fils, que toute espérance de salut n'était pas perdue pour eux. Les Grecs, et surtout l'Hétérie, qui craignaient de voir sa race se perpétuer dans l'Épire sous la protection de l'Angleterre, reprirent un nouveau courage, et les Moraïtes seuls furent consternés de voir leur ancien vizir se rapprocher des rivages du Péloponèse. Ils avaient éprouvé l'année précédente, lorsque son père vint aux bains des Thermopyles, combien le voisinage de cette famille était dangereux pour le Péloponèse, où il lâcha des bandes de voleurs; ils redoutaient que Véli, établi à Lépante, ne troublât leur tranquillité, et ne parvint, à force d'intrigues, à arborer encore une fois ses drapeaux sur le château de Tripolitza.

Ali et son fils étaient bien éloignés alors de nourrir de pareilles espérances. Il fallait auparavant relever un crédit qui ne pouvait que décroître, tant qu'Ismaël Pachô-bey aurait accès auprès du Grand Seigneur. Ali avait mécontenté, par une avidité irréfléchie, les pléni

Livre II, ch. 4, de cette histoire.

Il traînait à sa suite une troupe de comédiens morlaques, de danseurs bohémiens, de meneurs d'ours, et une foule de prostituées.

potentiaires de Parga, en négligeant de récompenser pécuniairement Hamed-bey. Il avait commis une faute plus grande en cessant de pensionner Khalet-effendi, qui avait le plus grand empire sur l'esprit du sultan. Enivré du poison de la prospérité, il s'était cru trop puissant, et il était trop tard pour s'adresser à la vénalité de ministres qu'il avait négligés et même dédaignés. Il concevait ces difficultés, et il résolut d'épouvanter le divan en se défaisant de Pachô-bey par un assassinat.

Il ne lui fut pas difficile de trouver des hommes disposés à exécuter son projet. Trois Albanais, qu'il expédia secrètement à Constantinople pour remplir sa commission, parvinrent à joindre son antagoniste, au moment où celui-ci se rendait à la mosquée de Sainte-Sophie, à laquelle le sultan devait se porter, pour assister à la prière canonique du vendredi. Le hasard voulut que les coups qui atteignirent Pachôbey ne lui fissent pas de blessures mortelles, et les assassins saisis en flagrant délit, après avoir confessé dans les tortures qu'ils étaient des agents d'Ali-pacha, furent pendus devant la porte du sérail impérial de sa hautesse.

Le supplice des assassins de Pachô-bey, loin de calmer les inquiétudes du sultan et de ses ministres, leur démontra qu'il n'y avait plus de sûreté publique dans la capitale, tant que le vizir de Janina aurait des séides capables de se dévouer à la mort pour accomplir ses volontés. On se rappela qu'il avait réussi en 1807 à faire assassiner, dans le désert de Damas, Jousouf Lâla, kiaya de la sultane validé, lorsque ce ministre revenait du pèlerinage de la Mecque. En récapitulant ces attentats, et en considérant que ses trésors faisaient sa principale force, sa perte fut arrêtée dans un conseil privé, et on prononça contre lui la sentence de fermanly, qui fut ratifiée par un fetfa du mufti. Elle portait qu'Ali Tébélen, déclaré coupable de lèsemajesté, ayant obtenu à diverses reprises le pardon de sa félonie, était mis comme relaps au ban de l'empire, s'il ne se présentait au. seuil doré de la Porte de félicité, dans le délai de quarante jours, pour s'y justifier.

Tel fut l'acte juridique qui donna lieu aux événements que nous allons rapporter; mais avant d'en commencer le récit, il convient de faire connaître le monarque et les hommes d'État prêts à entrer en scène dans l'insurrection destinée à embraser l'Orient.

Les sultans, qui ne sont depuis longtemps que la création du hasard,

ne recevant aucune qualité des bienfaits de l'éducation, montent sur le trône, tels à peu près que la nature les a ébauchés. Le dernier des fils. d'Abdoulhamid Mahmoud eut à peine ceint le sabre d'Ottoman qu'on le connut pour un prince avide, cruel et opiniâtre. Comme tout souverain doit savoir une profession, il s'était adonné à la calligraphie, et on conçoit sans peine qu'il était le meilleur écrivain connu de son empire. Persuadé de la perfection de ses pleins et de ses déliés, il résolut de ne s'en rapporter qu'à lui seul pour tracer ce qu'on appelle les kiat-chérifs ou commandements autographes, ainsi que le journal qui contenait le secret de ses pensées souveraines. Mais à qui confier le soin de tant de papiers qui s'accumulaient sur son sofa? Il s'adressa à son barbier qu'il constitua son archiviste, par la raison que, ne sachant ni lire ni écrire, il ne pouvait trouver un dépositaire plus discret de ses archives privées. Cet homme lui était d'ailleurs connu dès l'enfance; et, à la faveur de quelques tours de gibecière qu'il avait appris d'un Arménien, comme il rasait avec dextérité, il eut bientôt un double crédit sur la personne de son maître.

Les gens de la connaissance d'un favori en Turquie, où les parvenus ne se sont pas encore avisés de méconnaître leur extraction, sont des mortels heureux. Ainsi on vit, au temps du grand vizir Kior-pacha, tous les marchands de riz ses confrères faire rapidement leur chemin, et Khalet-effendi n'eut pas plutôt appris l'élévation du berber-bachi, qu'il se recommanda à son amitié. Ils s'étaient connus dans les tavernes de Galata, et comme Khalet n'avait pas dédaigné son camarade, lorsqu'il fut tiré de l'humble condition de secrétaire du chef des boucheries de Constantinople, pour suivre l'ambassadeur de Sélim III à la cour de Napoléon en 1806, en revanche, dès que celui-ci fut parvenu à la fortune, celle de Khalet fut assurée. Le barbier impérial lui procura des emplois lucratifs; mais, quel que fût son pouvoir, il ne put jamais lui faire trouver grâce auprès du mufti Doury-Zadé, qu'il sollicita pour le faire agréger à l'uléma.

Les Turcs, qui n'admettent point de caste privilégiée, ont cependant une espèce de noblesse de robe, plus arrogante que l'oligarchie

1 Berber-bachi, barbier impérial, rase la tête du sultan. La première fois qu'il remplit cette fonction, l'usage veut qu'il se rende en cérémonie chez le grand vizir pour lui en faire part. Il reçoit à cette occasion une pelisse de zibeline, une bourse contenant cinq cents ducats et un cheval richement enharnaché. - DoHSSON, État de l'empire ottoman. Chapitre 3.

de Saint-Marc, en ce qu'elle ne forligne jamais, à l'exception de temps de peste, cas auquel elle se recrute parmi les stagiaires de la mosquée de la Solimanie, gens regardés comme les plus purs entre les vrais croyants. On savait que Khalet-effendi était un enfant du siècle, qu'il buvait de la liqueur défendue, que son père avait été marchand de foie, et lui conséquemment homme sans naissance. On pouvait faire de sa personne un amiral, un sérasquier, un ministre, tout, hormis un uléma. Ainsi, mille fois éconduit avec hauteur, il s'en vengea en faisant déposer Doury-Zadé, et ce pontife des musulmans fut relégué à Brousse en Bythynie.

On avait depuis ce temps conféré l'emploi de cheik-islam à HadgiKhalil-effendi; c'était lui qui avait donné le fetfa contre Ali Tébélen, à la requête d'un nommé Ali, ci-devant pacha de Morée en 1815, et ensuite de Bithynie, avant d'être promu au vizirat de l'empire. Ce nouveau mufti et le grand vizir étaient sages, hommes de bien, prudents; mais le désir de conserver leurs emplois les rendant dociles aux volontés de Khalet-effendi, qui suivait l'impulsion de Pachô-bey et d'Abdi-effendi, ils durent consentir à une guerre qu'ils regardaient comme aussi impolitique qu'elle était intempestive. Si elle était heureuse, Khalet, qui avait eu l'adresse de se tenir en dehors du ministère, en recevait, par le moyen du barbier de sa hautesse, tout l'honneur aux yeux de son maître : si elle était funeste, comme il était sans portefeuille, et par conséquent sans responsabilité, il pouvait non-seulement en rejeter les fautes sur leur administration, mais se porter encore comme accusateur contre eux. Ils décidèrent donc de temporiser.

Les résolutions du cabinet ottoman, au début d'une guerre, sont toujours marquées du sceau de la violence. A peine le grand pontife de Mahomet, infaillible dans la doctrine, a-t-il autorisé les vrais croyants à tirer l'épée contre une puissance étrangère, qu'on se précipite sur ses agents diplomatiques; ses marchands sont arrêtés dans leurs comptoirs; ses vaisseaux sont saisis dans les ports, et les sujets d'un prince déclaré harb (en guerre) sont traités en ennemis du trône et de l'autel. Malgré cette véhémence, compagne du fanatisme, on n'a jamais vu en Turquie, comme il arriva dans l'Europe chrétienne en 1754, les hostilités précéder le manifeste de guerre. Les mahométans ne sont point encore dépravés à un tel degré; et il était réservé au Spartiate Lysandre, ainsi qu'à un ministre plus digne de siéger parmi les centumvirs de Carthage, qu'au conseil d'un peuple

civilisé, de soutenir sa perfidie, en proclamant que l'équité était incompatible avec ses maximes d'État. On vient de voir qu'on avait employé la voie juridique de l'admonestation contre un rebelle, avant que ses agents fussent mis aux fers.

Quelque temps après la sentence de comparution, à laquelle il se garda sagement de déférer, on eut connaissance à Janina de l'anathème religieux lancé contre Ali Tébélen par le mufti Hadgi-Khalileffendi. Elle commençait par ces paroles tirées du Coran : «Nos cœurs » sont fermés à ta voix. Un pois bouche notre oreille. Une voix » s'élève entre nous et toi suis tes principes, nous suivrons les » nôtres '. » Comme on trouve tout ce que l'on veut dans le livre canonique du prophète, après avoir fait le procès au proscrit avec des versets de l'Écriture, on finissait en lançant contre lui la grande imprécation! « Voici,» portait la bulle du cheik-islam, « un temps >> malheureux pour le méchant; nous ferons souffler contre lui un » vent impétueux dans un jour fatal; nous ferons tomber les >> hommes comme des palmiers déracinés, parce que les Thémudéens » ont tué le chameau de Salhé 2. Nous les avons maudits sur la terre, et au jour de la résurrection ils seront abominables à tout le » monde 3.

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Ali-pacha, qui se vantait dans son odieuse philosophie de n'avoir jamais craint la divinité, fut frappé d'épouvante à l'annonce d'une résolution qu'il aurait dû prévoir, s'il avait été susceptible de calculer les suites possibles de ses attentats. Il venait d'arriver à Parga, qu'il revoyait pour la troisième fois depuis qu'il en était possesseur, lorsque ses capi-tchoadars lui annoncèrent en termes énigmatiques que la verge seule de Moïse pouvait le dérober à la fureur de Pharaon et de

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1 Coran, chapitre de l'explication, v. IV.

2 Coran, ch. de la Lune. Salhé ou Saleh était un prophète plus ancien que Mahomet, qui était fort estimé parmi les Perses et les Arabes. Étant allé aux Indes pour convertir les infidèles, ils lui demandèrent un miracle, et ce prophète ressuscita un chameau qu'un nommé Chander avait tué. Ce chameau, disent les Orientaux, vit encore, et on entend parfois ses cris, quand les caravanes passent auprès de la caverne où il est enfermé ; mais les voyageurs ont grand soin, lorsqu'ils approchent de cet endroit, de faire grand bruit, de peur que si leurs chameaux venaient à l'entendre, ils ne demeurassent immobiles : malheur réservé à ceux dont sa voix frappe les oreilles.

Coran, ch. de l'histoire, écrit à la Mecque.

• Ἐπεὶ τό γε λοιδορῆσαι Θεοὺς ἐχθρὰ σοφία. Pindar. olymp. ix.

• Les orientaux se servent souvent de cet emblème. Lorsque Moïse, raconte un

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