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ses ministres. C'était lui dire qu'il n'avait plus rien à espérer. Cependant, imbu des prestiges de sa fortune criminelle, il espérait pouvoir s'excuser par des subterfuges. Il était environné de trop de pompe et de flatteurs pour croire au malheur qui le menaçait. Parga ne lui avait jamais paru si enchanteur; le zéphyr y murmurait avec tant de suavité, le chant des oiseaux y était si harmonieux, qu'il était presque ravi à ses plus pénibles pensées. Chaque jour il se rendait dès le lever du soleil sous les berceaux d'orangers, pour y donner audience à ses vassaux, et recevoir leurs hommages. Un sérail magnifique couronnait l'acropole; la source de Saint-Triphon, conduite par un hydraulique, ouvrage des industrieux souterrazis de l'Argyrine', y versait ses eaux, qui se répandaient de là en cascades à travers les rues de la ville. Les femmes les plus belles de l'Orient ornaient son harem, qui avait succédé à l'église de la Vierge protectrice de Parga; et le sanctuaire retentissait du chant des odalisques. C'était une alternative de profanations, de plaisirs et d'alarmes. Au milieu de ces désordres, le tyran expédiait chaque jour à Constantinople de nouvelles supplications; mais ni ses prières, ni son agent, ni ses tentatives pour rentrer en grâce n'étaient plus reçus à la Porte des sultans. Personne même n'osait prononcer son nom, depuis que le Grand Seigneur avait déclaré qu'il ferait trancher la tête de quiconque lui parlerait d'Ali Tébélen.

Il vivait depuis une lune entière au milieu de ces inquiétudes, lorsque, ouvrant au hasard le Coran 2, qu'il voulait consulter, sa baguette divinatoire tomba sur le verset 82 du chapitre 19, où il est dit: Il se flatte vainement. Nous écrirons son ostentation, et nous aggraverons ses peines. Il paraîtra nu devant notre tribunal 3. Il ferma le livre en crachant dans son sein par trois fois, et le lendemain un courrier,

de leurs écrivains, fut sur le point de quitter Jétro, le vieillard ordonna à sa fille de donner à son gendre la baguette avec laquelle il écartait les bêtes féroces de son troupeau. C'était la verge des prophètes; elle était faite de myrte du paradis terrestre. Adam l'avait possédée le premier : Moïse la reçut des mains de son épouse, avec les livres divins qu'il nous a légués, et que Jétro tenait de Melchisedech, roi de Salem et prêtre du Très-Haut. Voyez Gelaleddin.

Fontainiers publics.

2 Cette manière d'interroger les sorts par le Coran est très-usitée en Turquie, soit à livre ouvert, soit en fixant la ligne d'une page, au moyen d'une baguette.

C'est le fameux ehapitre intitulé: Marie, la paix soit avec elle, donné à la Mecque, composé de 98 versets.

venant de la capitale, lui apprit que tout espoir de pardon était perdu.

Il ordonne aussitôt de préparer sa gondole ; il descend de l'acropole en jetant un regard de tristesse sur ces beaux jardins, où il recevait encore la veille les adorations de ses esclaves, heureux de se prosterner à ses pieds. Il dit adieu à ses femmes, en les prévenant qu'il sera bientôt de retour; il en confirme l'annonce à ceux qui l'entourent; il descend à la plage. En montant à bord de son esquif, le bouquin d'ambre de sa pipe tombe à la mer; un plongeur le retrouve. Les rameurs le saluent par une triple acclamation. On dresse la voile : il a touché pour la dernière fois le rivage qui lui fut vendu par les Anglais! La barque cingle vers Prévésa, où il se flattait d'avoir, avec le lord haut commissaire Maitland, une entrevue qui n'eut pas lieu. Le temps de ses prospérités était passé, et les égards qu'on lui avait témoignés devaient cesser avec sa bonne fortune. Ainsi s'accomplirent les paroles prophétiques du consul de France, lorsqu'il lui disait de redouter la possession de Parga1.

La détermination du sultan étant irrévocable, le divan décida d'équiper une escadre, qui se rendrait, après le rhamazan, sur les côtes de l'Épire, avec des troupes de débarquement recrutées dans le Magne, qu'on devait opposer aux Schypetars de la Iapygie. On donna en même temps ordre à Mouhamet-Dramali, nazir de la Thrace, dont Pachô-bey était devenu le gendre, à Pehlévan-Baba, pacha de Routchouk, successeur de Moustapha-Baïractar ennemi personnel des fils d'Ali Tébélen, de réunir les contingents des vallées de Balkan et de la Macédoine transaxienne, ainsi qu'à tous les chefs de la Romélie, de se tenir prêts à marcher, avec les spais et timariots de leurs gouvernements, contre le fermanly de l'Epire. De pareils commandements furent adressés au Romili vali-cy ainsi qu'à Moustaï, pacha de Scodra, et il fut décrété qu'Ismaël Pachô-bey, désigné pacha de Janina et de Delvino, au titre onéreux d'arpalik2, aurait le commandement de l'expédition dirigée contre Ali Tébélen, dont le nom fut rayé du tableau des vizirs de l'empire ottoman.

2

L'assassinat de Pachô-bey avait eu lieu au commencement de février,

Voyez liv, 11, ch. 7 de cette histoire.

Arpalik, expression diplomatique dérivée du verbe áprźzw, rapio, c'est-à-dire à charge de conquérir.

et le mois de mars s'était écoulé sans qu'on eût réuni sous la tente un seul soldat pour entrer en campagne. Tout pouvait encore changer de face dans un gouvernement incapable de maîtriser les événements; car la fin du rhamazan ne tombait cette année qu'au 10 juillet. Un homme qui aurait eu le génie des affaires, au lieu de l'esprit d'intrigue, aurait pu, dans cet intervalle, porter un coup fatal à l'empire, en appelant à son secours l'Hétérie, et en se mettant franchement à la tête de la Grèce. Les Hydriotes avaient offert dès l'année 1808 à son fils Véli, alors vizir de Morée, de le reconnaître pour prince, et de l'appuyer de tous leurs moyens, s'il voulait assurer l'indépendance des îles de l'Archipel, qu'ils auraient proclamée. Malgré l'aversion des Moraïtes, qui ne l'abhorraient que depuis son refus de les affranchir, le nom de liberté pouvait lui rendre leur affection. L'homme le plus influent de la presqu'île, Germanos 1, archevêque de Patras, était son partisan; Sotiraki de Vostitza, les archontes Zaïmis de Calavryta, les Deli-ianei de Caritène, Sissinis de Gastouni, et les moines de Mega Spiléon n'avaient point oublié sa tolérance, lorsque son fils leur permit de réédifier une foule d'églises renversées à l'époque des troubles de 1770.

D'un autre côté, le sultan voulait la guerre, mais sans rien débourser pour la soutenir; et il était par conséquent facile de corrompre une partie des grands vassaux obligés de marcher à leurs frais contre un homme qu'ils n'avaient pas également intérêt à accabler. Les moyens de séduction étaient faciles à celui qui possédait des trésors considérables, et quoiqu'on se rappelât qu'il n'avait jamais soudoyé de partisans que pour leur arracher ses dons avec la vie, l'attrait de l'or est si puissant en Turquie, qu'il y aurait trouvé des milliers de créatures. Cette idée ne frappa point Ali, ou plutôt le danger n'était pas assez imminent pour le décider à verser son argent dans des mains d'où il ne voyait pas le moyen de le retirer par quelque perfidie. Il comptait d'ailleurs sur les Anglais qui convoitaient les îles de la Grèce, à titre de protection; projet facile à réaliser alors, si Castlereagh, au lieu de

' Germanos, archevêque de Patras, partit de cette ville en 1816 pour se rendre à Constantinople. Dans notre dernière entrevue, il me dit qu'il ne reviendrait jamais en Morée, à moins d'être en mesure d'y jouer un rôle ; et il me parla de la Russie de manière à me faire croire qu'il ne comptait pas sur son assistance, quoique Athanase Kanacaris et les primats grecs fissent assidûment leur cour au consul russe Minciaki, qui marchait à la tête de ceux auxquels on attribuait le projet de révolutionner la Grèce et de renverser le trône des sultans.

prendre des métaphores politiques pour des maximes d'État, eût pu s'élever à l'idée d'une pareille entreprise.

Ali, s'imaginant que ce qui lui avait réussi tant de fois lui réussirait toujours, s'abandonna aux conseils des intrigants qui l'obsédaient. C'étaient, la plupart, des hommes hardis et entreprenants qui, marchant sur les plans donnés à une autre époque au satrape par des officiers anglais, voulaient l'engager à prendre une défensive indiquée par les lignes des montagnes de la Grèce. On lui conseillait, dans cette hypothèse, d'asseoir un camp du côté de Caravéria, d'occuper le Tempé et de s'emparer des Thermopyles, en confiant à ses trois fils le commandement des corps d'armée établis sur ces points. En cas de revers, ils pouvaient se replier facilement sur l'Épire : l'un, en rétrogradant par le défilé de Milias; celui du Tempé, en y rentrant par la gorge de Gomphi; et le troisième, en remontant la vallée du Sperchius. Il suffisait de tenir une forte garnison à Bérat pour être tranquille du côté de la haute Albanie, et le vizir devait, en conservant son quartier général à Janina, être prêt à envoyer des troupes sur le littoral de l'Épire, afin de défendre les places fortes depuis Avlone jusqu'à Prévésa. Mais Ali, qui voulait conserver aussi longtemps que possible les apparences de la soumission vis-à-vis du Grand Seigneur, ne pouvait pas goûter ces mesures gigantesques et disproportionnées avec ses moyens militaires.

Declaré fermanly, Ali n'était rebelle qu'en ce qu'il ne voulait pas se rendre à Constantinople, où comparaître et mourir étaient une seule et même chose; il se trouvait dans la position forcée de ceux qui ne pouvant renverser le gouvernement, sont réduits à défendre leur existence contre l'autorité qu'ils ont outragée. Déjà même, il prévoyait que les Turcs de Larisse, débarrassés de Véli-pacha, étaient prêts à s'armer contre lui ; il ne devait pas même compter sur ceux de l'Épire, et il n'entrevit d'espérance de salut qu'en recourant aux chrétiens. Il pensa donc à appeler à son secours les armatolis, dont il essaya de recomposer les bandes, en leur offrant l'appât d'une solde considérable. Ce plan était, de tous ceux qu'on avait envisagés, le plus judicieux, le mieux adapté aux localités, et le seul conforme à la défense de l'Épire, où peu de troupes ennemies ne peuvent pas réussir, ni une grande armée subsister. Au moyen des bandes chrétiennes, Ali mettait les armes aux mains des ennemis de la Porte, et s'il compromettait son pouvoir, il avait la consolation d'entrevoir qu'il détruisait peut-être

pour toujours celui du sultan dans la Grèce. Il organisait enfin une guerre de partisans, d'autant plus active qu'elle aurait pour centre Janina. Le succès, quel qu'il fût, attentait aux destinées de l'empire ottoman; car, depuis Spartacus jusqu'au chef des nègres Péthion, des esclaves armés ne rentrèrent jamais sous le joug du servage: ils triomphent, ou ils meurent.

L'Épire, depuis le temps de la conquête par Amurat, renferme trois nations, savoir, les Turcs d'extraction tartare, les Schypetars ou Albanais devenus mahométans ou restés chrétiens, et les Grecs, portion respectable de l'État, qu'elle vivifie du produit de son industrie, et qui, malgré l'inclémence du sort, sont destinés à renaître glorieux de leurs cendres. Ce fut particulièrement à ces derniers que le satrape s'adressa, et les mânes des héros de la Hellade semblèrent s'agiter dans leurs tombeaux. Hydra et les Cyclades, quoique moins riches en vaisseaux qu'aux temps où les Grecs, conduits par Agamemnon, firent voile vers les rivages troyens', demeurèrent attentifs au signal prêt à partir du centre des montagnes de Dodone; et un silence, pareil à celui qui précède le choc des éléments, fit place aux bruits répandus depuis quelque temps dans la Hellade. On parut s'être donné le mot pour tromper le tyran qui allait allumer l'incendie destiné à s'étendre dans l'Orient, avec la rapidité des flammes que les Tartares allument dans les steppes de l'Asie.

Depuis Dyrrachium jusqu'à l'embouchure de l'Axius, les diverses tribus de la Grèce septentrionale paraissaient plus dévouées que jamais à Ali Tébélen. Leurs langues, habiles à le tromper, ne se déliaient que pour lui souhaiter de longues années et des prospérités infinies. A la moindre expression de sa volonté, les archevêques, les évêques, les cadis, les aïans, les pâtres, les soldats, arrivaient à sa cour et tombaient à ses pieds, Tous, à l'annonce du danger qui le menaçait, parurent redoubler de dévouement pour sa personne. On se prononça avec un si grand zèle, que le perfide, tant la flatterie a d'empire sur les plus clairvoyants, eut la faiblesse de se croire aimé de ses peuples, expression qu'il avait substituée, dans ses discours, à celle de vassaux, de raïas, et d'esclaves.

'Suivant Homère, ils avaient dans cette expédition onze cent quatre-vingt-six vaisseaux, portant, terme moyen, 85 hommes, et par conséquent une force de cent mille huit cent dix hommes. Voyez Iliad. iv. 676 et suiv. pour les détails.

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