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L'histoire ne nous montre plus, depuis un siècle, l'empire ottoman que sous les traits d'un colosse frappé de vétusté, parce que les Turcs sont restés stationnaires au milieu de l'Europe régénérée par les sciences et les arts. Les Grecs montagnards sentaient la faiblesse de leurs tyrans, lorsqu'un caloyer, neveu du martyr Démétrius, ambitionnant à son exemple les palmes de l'éternité, sortit des montagnes de la Thessalie, pour annoncer aux fidèles que les temps étaient accomplis! Théodore était son nom, et sa voix religieuse annonçait maintenant le règne de la croix. « L'Éternel, » disait-il en s'adressant aux guerriers de l'Othryx et du Pinde, « l'Éternel qui appela les >> Turcs d'un coup de sifflet des extrémités de la terre pour venir » prendre ses ordres, afin de punir les prévarications de son peuple, » les a délaissés. Le glaive dont il les arma s'est rouillé entre les >> mains des enfants du carnage; la valeur qu'il leur inspirait s'est » évanouie, comme la fumée des sacrifices'. Le Dieu qui traçait aux » soldats des successeurs des califes, leurs campements, en faisant >> marcher devant eux la terreur et l'effroi, leur a mis un cercle au » nez et un mors dans la bouche 2. Rappelez-vous qu'on peut être >> fanatiques comme le sont nos oppresseurs sous un gouvernement > arbitraire, mais non vertueux, parce que le despote, détachant » l'intérêt des particuliers de l'intérêt public, éteint dans ses >> esclaves, non l'amour de la patrie, puisqu'elle n'existe pas, mais >> jusqu'aux liens de la société. La Turquie n'est plus que l'ombre > d'un empire qui tombe de toutes parts. >>

En effet, les troubles, les séditions sont maintenant le partage des

d'un homme qu'il ne connaissait pas, un trait de lumière lui découvrit le piége voilé de ténèbres dans lequel on voulait le faire donner. Il appelle l'émissaire auquel il reproche sa supercherie en déclarant qu'il va le livrer au ministère ottoman, s'il ne lui déclare par qui il a été mis en avant. A ces mots le Grec hésite, et, après diverses dénégations, il confesse qu'il a été chargé du rôle qu'il joue par l'ambassadeur d'Angleterre. Saisissant adroitement cet aveu, le baron de Strogonof lui répond qu'il va le renvoyer au lord Strangford; nouvelles alarmes! Le malheureux tombe aux pieds de l'ambassadeur, auquel il avoue que, forcé par les menaces du reïseffendi, qui avait un pouvoir absolu sur sa tête, il avait été contraint d'user de ce stratagème, afin de savoir si la Russie entrait pour quelque chose dans les affaires d'Ali. C'était là toute la vérité, et le baron de Strogonof ayant fait reconduire l'émis saire chez le reïs-effendi auquel il le dénonça comme un agent d'Ali-pacha, cette conduite de l'ambassadeur russe parut tranquilliser le divan.

'Isaias, 5, 25, 25, 30. 10, 28. 34, 14. 4, 5.

24. Reg. 19, 28.

barbares qui firent trembler l'Europe chrétienne, et ainsi que les jours de triomphe, le temps est passé où le sultan se défaisait d'un sujet dangereux, en lui envoyant le cordon, que celui-ci recevait à genoux avant de livrer sa tête aux bourreaux. Le sens moral s'est réveillé chez les nations les plus abruties; et quoique façonnés à la servitude, on ne trouverait plus dans l'Orient d'esclaves assez lâchement résignés pour saluer un autre Claude, comme les dix-neuf mille misérables qui allaient s'égorger sur le lac Fucin pour le bon plaisir d'un stupide empereur. Il faut maintenant mettre des armées en campagne pour réduire un vizir, et le succès atteint rarement le but qu'on s'était proposé.

La Servie n'était pas tranquille, et depuis quelque temps le divan se trouvait occupé à éluder l'exécution de l'article du traité de Bukarest, qui accordait aux Serviens un gouvernement pareil à celui de Valachie. Les Russes, profitant de cette circonstance pour retenir les châteaux du Phase, ne se trouvaient point en pleine paix avec le sultan. Leurs ambassadeurs, MM. Italinski et Strogonof, n'avaient pas reçu d'audience publique, et le satrape en tirait quelques inductions favorables à sa cause. Un génie inconnu répandait des alarmes et des espérances parmi les Grecs jugés à tort comme incapables de mériter un affranchissement légitime. Ali Tébélen était toujours le point de mire d'une puissance ennemie de la Russie, et on bâtissait des projets sans nombre sur sa réputation. Mille bruits divers avaient éveillé mille soupçons; et ainsi qu'il arrive à ceux qui séparent la politique de la justice, le cabinet ottoman, ayant mécontenté tout le monde, était inquiet sans savoir positivement ce qu'il avait à craindre. Enfin le remords qui persuade aux tyrans qu'ils sont environnés de conspirateurs, parce qu'ils conspirent sans cesse contre le bonheur public, montrait au sultan des ennemis jusqu'au sein de ses conseils.

Ali, qui connaissait le côté vulnérable de son gouvernement, continuait à négocier avec les capitaines de la Hellade, en promettant de les traiter à l'avenir comme ses plus fidèles sujets; mais la servitude, à quelque haut prix qu'on la mette, ne pouvant plaire à des hommes libres', ils restaient sur leurs gardes. Il envoyait sous main des émissaires aux Monténégrins et aux Serviens pour les engager à la révolte, tandis qu'il organisait une insurrection dans la Valachie,

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Liberis pretium servitutis ingratum est. — QUINT.-Curt.

par l'entremise de Constantin Ducas, frère de son grammatiste Étienne. Il intriguait également dans la Moldavie et jusqu'à Constantinople, où nous verrons bientôt pénétrer les agents mystérieux de l'Hétérie, qui devaient réveiller les passions les plus sublimes.

En attendant cette explosion, les armatolis du satrape obtenaient quelques avantages sur le Vardar, et la guerre se serait allumée dans le sangiac de Bitolia, de manière à lier un plan insurrectionnel, depuis le Danube jusqu'aux rivages de la mer Ionienne, sans l'opposition de Zaphiris. Ce fils du premier archonte de Naoussa, ayant appelé à son secours les Bulgares et les tribus Bardariotes, fit échouer un projet qui, s'il eût réussi, aurait épargné des flots de sang à la Macédoine; mais on n'était alors animé que du sentiment de la haine contre Ali Tébélen. Cet échec ne faisait cependant que changer les plans éloignés d'Ali, qui cherchait à nouer des intelligences avec Suleyman, pacha de Larisse, afin de former une ligne d'opération plus favorable à sa défense.

Pour y parvenir, il avait fallu lui rendre suspect son secrétaire Anagnoste, qui dut pour sa sûreté se retirer à Constantinople. On s'aperçut à peine de sa disparition à Larisse; et comme la Porte ne faisait aucun mouvement tandis qu'il arrivait à Janina des compagnies entières de Toxides, de Iapyges et de Chamides, le châtiment différé rehaussa les espérances du satrape, qui parut reprendre l'énergie de sa jeunesse. Irrité de savoir que Pachô-bey s'était vanté d'arriver en vue de Janina, sans brûler une amorce, il osa dire, dans son aveuglement, « qu'il ne traiterait désormais avec la Porte que » quand l'armée albanaise qu'il commandait serait campée à Daoud» pacha, bourgade éloignée de quelques lieues de Constantinople. >>

Ali s'applaudissait d'avoir éloigné le fougueux Anagnoste, qui ne fut pas plutôt arrivé à Constantinople, qu'on vit se manifester une dissidence dans le divan de sa hautesse. Le parti d'Ismaël Pachô-bey et de son protecteur Dramali, soutenu par Khalet-effendi, devenu l'ennemi d'Ali Tébélen, accusa le vizir de Larisse, Suleyman, de dilapidations et d'intelligences avec le proscrit. On lui prêtait tous les crimes qu'on impute à un chef qu'on veut perdre, au moment où cet homme estimable commençait avec succès la campagne contre les partisans d'Ali, qu'il était parvenu à repousser jusque dans le Pinde. Il se trouvait à Tricala, prêt à pénétrer dans l'Épire, lorsqu'un courrier du divan lui apporta la nouvelle de son remplacement au sangiac

de la Thessalie par Mouhamet Dramali, avec l'ordre de se rendre à Stamboul pour y comparaître à la barre de l'apostrophe impériale, en le déclarant mansoul ou destitué.

A cette sommation inattendue, Suleyman s'empressa de nommer un mousselim pour gérer les affaires de la province, et prit la route de Constantinople, où l'on ne pouvait lui reprocher que l'abus de confiance dans Anagnoste, auquel on était d'autant plus éloigné de songer, qu'on regardait l'armement de la Hellade comme favorable à la cause du sultan. A son passage à Larisse et à Catherin, Suleyman fut reçu avec égards; il se flattait de confondre ses ennemis; il voyageait avec la sécurité de l'innocence, lorsqu'en approchant de Salonique, un capigi-bachi de sa hautesse, le fit saisir et étrangler. Sa tête empaillée fut le premier trophée de cette guerre impie, qu'on vit figurer dans un bassin d'argent, à la porte du palais impérial des sultans..

Après avoir ainsi versé le sang d'un sujet fidèle, et de nombreuses hésitations, le divan, qui s'était déclaré à regret contre Ali Tébélen, séduit par l'appât des trésors dont il était possesseur, sortit de son inaction. Mouhamet Dramali-pacha reçut l'injonction de se rendre à Larisse, et Ismaël Pachô-bey de se tenir prêt à entrer en campagne. On accéléra en même temps l'équipement d'une escadre et on expédia des ordres aux chefs de la Romélie, pour les engager à réunir leurs contingents. Le pacha de la Macédoine transaxienne, qui était le premier en ligne, faisait à cette occasion recrépir les remparts de Salonique, et reblanchir les quarante tours, qu'on voit encore telles qu'elles étaient dans le temps où les Vénitiens achetèrent cette place

1 Les têtes qu'on apporte à Constantinople empaillées ou salées, restent exposées pendant trois jours aux portes du sérail, avec un écriteau (yaphta) qui fait connaître le crime des individus décapités. La tête d'un vizir ou pacha à trois queues est exposée dans un plat d'argent, sur une colonne de marbre, près de la seconde porte du sérail, appelée Orta Capou; celle d'un pacha à deux queues, d'un ministre, d'un général, est mise sur un plat de bois devant la porte appelée Basch Capou couli, sous la voûte de cette entrée. On jette à terre, devant cette même porte, celles des officiers subalternes. On distingue, à la position que l'exécuteur donne aux cadavres, celui d'un mahométan des restes d'un chrétien. Les premiers sont couchés sur le dos, avec la tête posée sous le bras, et les autres sont étendus à plat ventre, avec la tête placée sur le derrière. Cet usage judaïque remonte aux temps les plus anciens, comme on le voit dans la Bible, d'où les Turcs ont tiré presque toutes leurs lois de sang. Jug. vii, 2, 2. Reg. iv, 8 et 35.

de l'empereur grec, Jean Paléologue en 1423'. On croyait par cette démonstration en imposer aux klephtes (voleurs), au nom desquels le pacha tremblait, quoiqu'il eût soin de faire entasser des piles de boulets de marbre, jusqu'au-dessus des créneaux, pour montrer de loin qu'il était en mesure de repousser l'agression de ces partisans d'Ali Tébélen.

Tandis que ces préludes grotesques d'une guerre qui allait prendre un autre caractère se passaient aux bords du golfe Thermaïque, l'infatigable Anagnoste, parti de Constantinople avec des lettres de recommandation, arrivait auprès de Baba, pacha de Bulgarie. La Porte, empressée de changer le mousselim laissé par Suleyman, invitait ce sérasquier à se rendre promptement à Larisse. Comme il était toujours prêt à monter à cheval, il se mit incontinent en route, et les contrées situées à l'orient du Pinde semblèrent pacifiées, lorsqu'il parut à l'entrée du Tempé.

Ce Bulgare, parvenu, du métier de lutteur public, à celui de brigand, et du brigandage à l'une des hautes dignités de l'empire, puisqu'il venait d'être nommé Mir-livas de Lépante, était un de ces ravageurs de provinces, accoutumés à conduire leurs soldats par la faim à la victoire. La voix de sa renommée était un affreux rugissement qui porte avec soi la terreur et la consternation 2. Il traînait à sa suite les Kersales qu'il avait toujours opposés avec un avantage décidé aux Cosaques du Don. Ils étaient armés de lances et couverts des dépouilles enlevées à ces Tartares chrétiens, lorsque la guerre entre la Porte et la Russie ensanglantait les bords du Danube. Quoiqu'ils ne fussent pas en pays ennemi, les barbares du mont Hémus, aussi brave qu'indisciplinés, après avoir laissé sur leurs pas des traces de désolation, n'entrèrent à Larisse que pour y commettre des excès innombrables. Grecs, Turcs, janissaires, tous étaient l'objet de leurs outrages, et particulièrement ces derniers qu'ils accablaient de coups, en leur reprochant la lâcheté qu'il avaient montrée à Routchouk, à Lovcha et dans les différents combats contre les Moscovites. On tremblait, et peut-être la Thessalie se serait insurgée, si on n'avait pas espéré de voir bientôt paraître Mouhamet Dramali-pacha.

1 Voyez Sanut. Vita de' Duchi; F. Foscari et Verdizzotti, Fatti veneti, lib. xvi; cité par M. Daru, Hist. de Venise.

2 Ezechiel, 19, 27.

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