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Les courriers qu'on lui envoya, pour le prévenir de ce qui se passait, le trouvèrent campé dans les plaines de Philippes, où il grossissait son armée des spaïs et des timariots du bey de Serrès, ainsi que des contingents des principaux aïans de la Macédoine transaxienne. Les avis qu'il venait de recevoir l'engagèrent aussitôt à lever son camp; et, après avoir reçu, en approchant du Vardar, les milices du pacha de Salonique, il fit, dans les derniers jours du mois de mai, son entrée à Larisse, où il fut reçu aux acclamations des habitants, qui crurent trouver en lui un libérateur. Il n'en était pas ainsi de Baba-pacha, qui se faisait un plaisir de braver son autorité, en lui reprochant de n'avoir soif que des trésors d'Ali Tébélen, qu'il voulait harceler au lieu de l'attaquer en brave, et lui demandait arrogamment pourquoi son gendre Pachô-bey, le fuyard de Routchouk', ne paraissait pas afin d'en finir avec celui qu'il s'était vanté de traquer comme un lièvre. On était empressé de congédier un homme aussi turbulent, et il ne se fit pas prier pour prendre le chemin des Thermopyles, où il se flattait de rencontrer les armatolis d'Odyssée.

Tranquille au sein de Larisse, Dramali, qui s'annonçait par des sentiments d'équité, reçut la soumission de Zongos et des armatolis qu'il commandait. Cette défection obligea aussitôt Ali Tébélen à rappeler les avant-postes qu'il avait établis à Castoria, à Florina et à Chatista. Mais il était trop tard; déjà les troupes qui tenaient garnison dans ces villes, entraînées par l'exemple de Zaphiris de Naoussa, et les Cauloniates, sur lesquels le tyran fondait de grandes espérances, s'étaient rangés sous les drapeaux du Romili vali-cy. Il perdit ainsi, sans coup férir, la Macédoine cisaxienne et la Thessalie jusqu'au défilé de Gomphi, où le nouveau vizir de Larisse s'arrêta pour attendre l'armée d'Ismaël Pachô-bey, conformément au plan de campagne réglé dans le divan.

Les rugissements du lion, qui retentissent dans les gorges du mont Atlas, n'inspirent pas plus d'effroi aux habitants de ces solitudes, que les cris des Bulgares n'en causèrent aux paisibles Thessaliens qui cultivent les bords du vieil Apidane, dont le Pénée reçoit les ondes limpides. Depuis Larisse jusqu'à Pharsale, les paysans se sauvèrent dans l'Othryx, aux approches des bandes dévastatrices de Pehlevan Baba-pacha; et les trente-quatre montagnes, maintenant privées 'Pachô-bey avait fui avec Véli-pacha à l'affaire de Routchouk.

2 Eustath. ad Iliad. lib. II.

de leurs noms poétiques, qui bordent le bassin de la Thessalie, devinrent l'asile des chrétiens répandus dans les plaines. Pharsale, Thaumacos, étaient désertes lorsque le sauvage Bulgare y fit son entrée. Étonné lui-même de la frayeur qu'il occasionnait, il s'en plaignit à son secrétaire Anagnoste, qui lui conseilla de rappeler les populations, en le députant pour leur porter des paroles rassurantes.

Jamais le fourbe Sinon n'adressa un discours plus persuasif aux chefs des Troyens pour les attirer dans un piége fatal, que ne le fit Anagnoste, afin de tromper le Pehlevan. Il n'avait, disait-il, qu'à se plaindre d'Ali Tébélen, contre lequel il fallait soulever toutes les passions; et détacher les Grecs de sa cause était ce qu'on pouvait entreprendre de plus favorable aux intérêts du sultan. Le sérasquier consentit donc à l'envoyer vers les peuplades belliqueuses de la Hellade, sans fixer le temps auquel il devait le rejoindre, et ce fut sur les bords du Sperchius que le Bulgare et son astucieux mandataire se séparèrent pour agir dans des intérêts bien différents, quoique leur conduite produisît les mêmes résultats.

Les habitants de Livadie, informés de la marche de Pehlevan Babapacha, invitèrent aussitôt Odyssée, qui se trouvait dans leur ville, à se retirer. Sur son refus, on prit les armes, on le chassa, et on députa l'archonte Jean Logothète, avec les principaux habitants, vers Pehlevan, qu'ils trouvèrent occupé à rançonner les villages situés sur sa route. Ils lui apportaient l'hommage de leur soumission; et son premier mot fut de leur demander de l'argent, sous peine d'être pendus à l'instant. Ils s'étaient heureusement précautionnés, et ils le calmèrent en lui offrant le cadeau de bienvenue. On pouvait se croire racheté à ce prix; mais, à son arrivée à Livadie, le barbare exigea de nouveau de l'argent, et il arracha encore de l'argent, en quittant les paisibles Béotiens, que ses soldats mirent à contribution de la manière la plus inhumaine.

La Béotie était la première province que les habitants n'avaient pas abandonnée à l'approche des Kersales, qui se répandirent dans tous les hameaux situés aux environs du Céphise et du lac Copaïs. La patrie de Plutarque, Chéronée, le territoire où Hésiode paissait les troupeaux, lorsque Apollon lui départit le don sacré de la lyre; Platée, champ d'éternelle mémoire; Thespies, berceau de la séduisante Phryné, dont le territoire était consacré aux Muses, et tous les villages jusqu'au Triodos, témoin du meurtre de Laïus, devinrent le

théâtre des excès de la soldatesque de Baba-pacha. Le bâton, sceptre ensanglanté du despotisme', accompagnait les moindres réquisitions. Chaque soldat prétendait être traité comme un vizir; les basses-cours étaient dépeuplées; les troupeaux tombaient égorgés par hécatombes pour satisfaire leur voracité; l'huile et le beurre qu'on conserve dans des outres étaient jetés, afin d'augmenter leur activité, dans les brasiers ardents autour desquels on rôtissait des génisses et des béliers; on brûlait les ruches des abeilles après en avoir enlevé le miel; les celliers étaient inondés de vin dans lequel plusieurs barbares se noyèrent après s'en être enivrés, et quand leurs chevaux étaient rassasiés, les meules de foin et de paille étaient livrées aux flammes. Repus de viande, gorgés de vin, les femmes, les jeunes filles et les adolescents devenaient l'objet de la luxure des infâmes et de leur chef. L'âge mûr, la vieillesse des ministres du seigneur, la décrépitude même, ne furent pas épargnés. Enfin le peuple épouvanté s'étant retiré dans les escarpements du Parnasse, comme au temps de l'invasion des Perses, les monstres ne rougirent pas de se faire les rivaux de l'animal lascif de Mendès, et les étables devinrent pour eux des harems dignes de leur impudicité : Torva tuentibus hircis.

Tandis que ces scènes se passaient dans l'opulente Livadie, Anagnoste, content de voir les paysans refoulés dans les montagnes, se portait de ville en ville pour propager le mécontentement. Ne parlant des Turcs qu'avec horreur, il disait et répétait aux archevêques, aux évêques, aux archimandrites et aux prêtres consolateurs des malheureux, d'espérer, et d'armer le peuple, pour tomber sur les Ismaélites dès qu'il en serait temps. Il confiait sous le plus grand secret aux chefs des armatolis et aux primats grecs, qu'une armée russe très-considérable se formait sur le Pruth (ce qui était véritable), et que la majesté de l'empereur orthodoxe n'attendait que la fin d'un grand congrès européen pour chasser les Turcs au delà du Bosphore. Ces révélations, racontées avec des réticences qui ne les rendaient que plus croyables à des hommes exaspérés par des calamités récentes, ne leur permettaient pas de douter d'une délivrance prochaine,

'Herodot. Clio, CLIX.

1 C'était l'armée que l'empereur Alexandre avait mise en mouvement pour réduire l'insurrection de Naples, qui se trouvait cantonnée dans la Bessarabie, en tenant une attitude menaçante vis-à-vis de la Porte Ottomane, afin d'appuyer les négociations du baron de Strogonof.

et les chants du Thessalien Rigas retentirent bientôt dans les escarpements du mont OEta. De toutes parts, on s'enflammait; et le moine Théodore, qui enchérissait sur Anagnoste, prenant la parole au nom du Dieu des armées, appelait, comme un autre SaintBernard, les fidèles sous l'étendard de la Croix.

« Qui fournira à mes yeux une fontaine de larmes pour pleurer les » malheurs de Jérusalem? s'écria-t-il au milieu des Grecs réunis à >> Castritza1 pour célébrer la fête des saints apôtres ; et mes larmes >> couleront jour et nuit sur les tombeaux des enfants d'Israël. Le »juge invisible a prononcé l'arrêt fatal des descendants d'Agar. » Vous avez, leur dit-il, ravagé la vigue. La dépouille du pauvre >> remplit vos palais. Vous avez mis mon peuple sous le pressoir pour > exprimer le suc de ses os; vous le broyez avez la meule pour achever » de le réduire en poudre. Vos rapines paraissent dans vos superbes » ameublements 3. Vos palais sont cimentés du sang des affligés. La >> pierre crie contre vous du milieu de la muraille, et le bois qui lie » le bâtiment rend témoignage contre vos iniquités ; tout demande >> vengeance et l'obtiendra. » Et les pleurs et les gémissements, et les cris de pitié, et les transports de fureur, qui succédaient à ces paroles prononcées avec un accent prophétique, élevaient désormais un mur de division entre les Grecs et leurs oppresseurs, pendant que Pehlevan Baba-pacha, aussi peu inquiet des intrigues de son secrétaire que des sermons de Théodore, poursuivait sa marche du côté des pays occupés par les partisans d'Ali Tébélen.

Véli-pacha, informé de l'approche de son successeur, ne jugea pas convenable de l'attendre dans les murs de Lépante; et il expédia son harem avec ses meubles, par mer, à Prévésa. Ce convoi, composé de vaisseaux marchands, escortés de quelques chaloupes canonnières, ayant été refoulé par les courants vers la côte de la Morée, les Patréens se crurent menacés d'une invasion. On poussa le cri de guerre; le vaivode Moustapha-bey fit distribuer des armes aux Turcs et aux Grecs, qui montrèrent autant d'intrépidité en voyant s'éloigner la pacifique flottille, chargée de femmes, d'esclaves, d'eunuques et d'ustensiles de ménage, qu'ils avaient témoigné de frayeur à son ap

'On croit que ce village a remplacé l'ancienne ville d'Hypate.

2 Jerem. 9, 1.

Isaias, 3, 13, 14.

Habac., 2, 11, 12. Isaias, 3, 15.

parition. Malgré cela, le prudent gouverneur expédia des courriers au vizir de Tripolitza, qui partageait ses terreurs, et bientôt Patras fut rempli des milices provinciales de Péloponèse. Malgré cette augmentation de forces, et la disparition de l'escadrille, on croyait à tout moment voir paraître l'ennemi et on ne fut assuré qu'en recevant une lettre de Véli qui annonçait à Moustapha-bey son départ de Lépante, où il laissa une garnison de quatre à cinq cents hommes. Comme on ne guérit pas de la peur, il fut résolu que, pour se mettre à l'abri d'une surprise, on relèverait les remparts du château de Patras, et les Grecs mirent la main à l'œuvre pour réédifier une forteresse qui devait leur coûter tant de larmes et de sang.

Tandis que Pehlevan Baba-pacha s'avançait à travers la Phocide, Odyssée, fils d'Andriscos, au lieu de s'embusquer dans le défilé d'Arachova, qu'il aurait défendu avec succès contre les Kersales, s'était retiré à Salone, qu'il fut forcé d'abandonner, comme il avait fait de la Livadie. Il se jeta dans le canton de Malandrino, tandis que Babapacha s'emparait d'Amphise, et il battit en retraite du côté de Cravari, quand il le vit se mettre en marche pour traverser le pays montueux des Locriens Ozoles, où il pouvait l'arrêter et l'anéantir; mais le génie militaire ne s'était pas encore développé dans sa tête. Il y eut cependant quelques escarmouches assez vives dans les gorges de Lidoriki, patrie des antiques Doriens; et les armatolis d'Odyssée parvinrent même, à la faveur d'une marche de nuit, à pénétrer jusqu'à Salone, où ils mirent le feu après avoir égorgé un poste de Kersales; mais ce n'était là qu'un de ces succès d'avant-postes qui ne décident rien dans une cause générale.

Véli-pacha, qui venait d'évacuer Lépante, fit halte à Missolonghi pour y lever des contributions, nomma un commandant à Vrachori, et remonta quelques jours après à Janina. Le rapport qu'il fit à son père n'annonçait que des revers et des craintes pour l'avenir. Il ne lui dissimula point que les Turcs étaient chancelants dans leur fidélité; et cette révélation détermina le satrape à désarmer ceux de Prévésa et d'Arta. Il exigea des otages de la plupart des beys, et ce qui restait d'agas du Chamouri fut mis en état de surveillance.

Mouctar-pacha rentrait à Janina presqu'en même temps que son frère. Il venait de terminer une inspection dans le Musaché, province dont les habitants trouvent plus honnête de labourer et de garder les troupeaux que de vendre leurs services à l'étranger, comme le font

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