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les Schypetars des monts Candaviens. Il n'avait remarqué que des intentions bienveillantes dans ce pays de grande fertilité. L'Acrocéraune, privé de ses défenseurs, lui avait offert le calme des tombeaux, et il avait pris l'attitude armée des Chaoniens pour un dévouement à sa cause, tant les anciens partisans de Moustapha-pacha avaient su lui cacher les ressentiments qu'ils nourrissaient au fond de leur cœur. Malgré ces bonnes dispositions, Mouctar avait engagé sa tante Chaïnitza à quitter Liboôvo; mais cette femme implacable n'ayant voulu s'y déterminer qu'après avoir vu au préalable massacrer les Argyrocastrites, on l'abandonna à son sort. Le temps était passé où l'on aurait pu lui offrir l'holocauste d'une ville, comme cela avait eu lieu par rapport à Cardiki; et son neveu continua sa route pour se rendre auprès de son père.

Les rapports opposés de Véli et de Mouctar servirent de motif pour diverger sur la règle de conduite qu'on devait tenir à l'égard des mahométans. La division même éclata entre les deux frères; et, sous ce prétexte, ils déguisèrent l'objet réel qui les animait, l'héritage de leur père, qu'ils convoitaient avec une égale cupidité. Ali avait fait transporter à Janina les trésors qu'il tenait entassés à Tébélen, et, depuis ce temps, aucun de ses fils ne voulait plus s'éloigner d'un être si intéressant. Ce n'étaient qu'élans de tendresse pour un aussi bon père, et Véli n'avait, à l'entendre, quitté Lépante que pour partager ses dangers. Mouctar tenait le même langage, et les jours fuyaient sans songer que le ciel réservait de cruelles douleurs à la vieillesse d'Ali, auquel les pensées secrètes de ses enfants n'étaient pas inconnues.

Le grand coupable dévorait ces chagrins amers, lorsqu'un de ces canonniers ayant assassiné un domestique de Véli-pacha, celui devant qui tout était accoutumé à trembler se trouva arrêté dans le châtiment qu'il voulait infliger au meurtrier, par la révolte entière du corps des artilleurs. Cet événement lui révéla que l'autorité échappait de ses mains; et il dut recourir au misérable subterfuge de se faire demander la grâce de celui qu'il ne pouvait punir.

Il l'accorda, et dit, en faisant un retour pénible sur lui-même : « Salomon a été aussi célèbre par ses erreurs que par sa sagesse; le >> temps de la toute-puissance est passé, il faut revenir à mes peuples; >> c'est dans leur sein que réside la force conservatrice de l'autorité. » Il feignit de souhaiter que ces paroles fussent divulguées.

En effet, avec des troupes fidèles, dans un pays où tout homme est

soldat, la position d'Ali Tébélen était loin d'être désespérée. Il avait ordonné de mettre sur pied de guerre Ochrida, Avlone, Canina, Bérat, Cléisoura, Prémiti, Port-Panorme, Santi-Quaranta, Buthrotum, Delvino, Argyro-Castron, Tébélen, Parga, Prévésa, Souli, Paramythia, Arta, le poste des Cinq-Puits, Janina et ses châteaux. Le recensement de l'artillerie qui garnissait ces places murées présentait un effectif de plus de quatre cent vingt canons, depuis le moindre calibre jusqu'à celui de trente-six, la plupart en bronze, montés sur affûts de siége, et de soixante et douze mortiers. Il possédait, en outre, dans le château du lac, indépendamment de ses pièces de position, quarante canons de campagne, soixante de montagne, et une certaine quantité de fusées à la Congrève, qui lui avaient été données par les Anglais. Ses munitions de guerre, qui étaient déjà considérables, avaient été augmentées au moyen d'achats faits à Corfou. Enfin, on travaillait à établir une ligne de sémaphores, depuis Janina jusqu'à Prévésa, pour avoir rapidement des nouvelles de l'escadre ottomane qui devait paraître de ce côté.

Ceux qui prédisent des calamités aux princes aveuglés, et aux gouvernements endurcis dans l'erreur, passent, en général, pour des esprits inquiets ou même dangereux ; et si quelqu'un eût osé dire au satrape que ce qu'il faisait tournerait à sa confusion, il l'aurait puni comme un traître. Cependant ses ressources et les mesures de sûreté qu'il venait de prendre, loin de ramener les esprits en sa faveur, ainsi que cela serait arrivé s'il n'avait pas perdu la confiance publique, ne firent qu'accélérer la vaste conspiration ourdie contre son existence. Lui seul ignorait et devait ignorer la vérité qu'il n'était plus digne d'entendre. Chrétiens et Turcs, sans se communiquer leurs pensées, donnaient un exemple remarquable de la dissimulation d'un peuple fatigué du poids de l'oppression, et Ali allait justifier cet adage antique, que le monstre le plus ridicule est un tyran impuissant.

Chacun conspirait; et, pour comble de dérision, plus les dangers du satrape augmentaient, et plus l'enthousiasme public se manifestait par tout ce que les protestations ont de démonstratif. Ali ne sortait plus de ses palais qu'au bruit des acclamations, et les ouvriers, qu'il inspectait au milieu de leurs travaux, rivalisaient d'efforts pour répondre à ses désirs. Tantôt porté sur un brancard, tantôt à cheval ou monté sur une calèche élevée en forme d'estrade, ses forces semblaient triompher des années, et il se multipliait en se trouvant à toute

heure présent où il croyait à propos de se montrer. Assis sur les bastions, au milieu des batteries, il s'entretenait familièrement avec ceux qui l'entouraient. Il racontait aux uns les succès obtenus jadis par Cara-Bazaklia, vizir de Scodra, contre les armées du sultan. Il disait comment le rebelle, retranché dans sa citadelle avec soixante et douze braves, avait vu briser contre ce faible donjon les forces réunies des quinze grandes satraperies de l'empire ottoman, commandées par vingt-deux vizirs ou pachas. Il exaltait le courage des Guègues, qui firent main basse sur cette armée, qu'un même jour vit exterminer, partout où les Osmanlis disséminés furent rencontrés. Il aimait à redire aux autres, et c'était parce qu'elle était plus récente, la victoire éclatante de Passevend Oglou, qui est encore le sujet des chansons guerrières des brigands de la Romélie. Par ces souvenirs il réchauffait l'ardeur des siens, et il crut abuser la confiance publique en annonçant qu'il était prêt à donner une charte aux Épirotes, sans réfléchir qu'il aurait fallu, pour renverser les institutions turques, appeler franchement à lui les chrétiens, devenus les plus nombreux, les plus riches, les plus habiles, les plus braves, et leur confier la défense de ses places fortes.

Donner à de pauvres barbares une charte? A ce nom auguste je vois sourire de pitié ceux qui savent la haute civilisation à laquelle un peuple doit être parvenu pour jouir d'un pareil bienfait. On avait suggéré au vieux satrape cette idée, qu'il ne comprenait pas plus qu'elle n'était comprise de ceux auxquels il promettait cette institution. « Une charte, » disaient tout bas les mahométans; « n'avons nous pas notre Coran ? Hélas! le malheureux veut changer les saintes lois de nos pères ! » Les Albanais se demandaient a si cela ferait augmenter leur paye?» Les Grecs riaient de pitié en criant: «< Donnez-nous une charte: NOMIKOKANON. Ainsi, pour plaire particulièrement aux novateurs qui lui avaient fait tenir son champ de mai, on statua qu'un sujet donnerait une constitution à des sujets. Ali, qui avait en cela son but, promit tout, consentit à tout; et l'infortuné Colovos, qui n'avait jusqu'alors reçu de commission que pour intriguer auprès des Anglais, fut envoyé à Corfou, afin de demander aux enfants d'Alcinous un décalogue politique à l'usage des Épirotes.

Cette ambassade fut celle des dupes; car Colovos avait d'autres desseins en tête que ceux de son maître, duquel il reçut à son tour des instructions opposées à celles de la rédaction d'une charte. On

adjoignit au négociateur un nommé Constantin Monovarda, marchand de Janina, homme de bien, qui gémissait de se trouver compromis dans une pareille légation; mais, bon gré ou non, il fallut partir.

Tout était tranquille dans la Thesprotie, à la mi-juillet, lorsque les commissaires d'Ali traversèrent cette contrée, et leur arrivée à Corfou ne fit impression qu'auprès des désœuvrés. On feignit de chercher des avocats pour travailler au grand œuvre. Quoiqu'on n'en manquât pas, personne ne voulut déférer à l'invitation des envoyés d'Ali; et Colovos, afin de remplir les ordres de son maître, ainsi que ses propres projets, continua de parler de l'objet qui l'avait amené à Corfou, pour donner le change sur ses véritables desseins.

Le principal était de faire rédiger une adresse aux Grecs, par laquelle on les appelait à la liberté, en se servant des noms sacrés de religion et de patrie. Il trouva facilement des hommes auxquels ces paroles magiques faisaient vibrer le cœur, qui s'empressèrent de composer cet appel; et tandis qu'on l'imprimait en grec, Colovos avisait aux moyens de remplir les vues d'Ali, qui concouraient au but de l'indépendance nationale. Il mit d'abord en lieu de sûreté une somme assez considérable d'argent que son maître lui avait confiée. Il fit partir ensuite, munis d'un coffre-fort, des émissaires pour Cataro, qui avaient ordre de se rendre auprès du vladika du Monténégro, avec lequel on avait un pacte secret, tendant à attaquer le vizir de Scodra, Moustaï-pacha, dans le cas où il se déciderait à marcher contre Ali Tébélen. On envoya, par d'autres voies, des émissaires en Servie et en Bosnie. On prévint Constantin, frère d'Etienne Ducas, secrétaire des commandements d'Ali, qui se trouvait en Moldavie, de remuer les Hétéristes établis à Jassy et à Bukarest, et on lui adressa, avec des lettres de change sur une maison de banque de Vienne, des milliers d'exemplaires de la proclamation qu'on s'est obstiné pendant longtemps à regarder comme un être chimérique. Enfin, les agents d'Ali répandus à Salonique, à Smyrne, à Ténos, à Athènes et en Morée, où ils étaient peu nombreux, reçurent des instructions pour se tenir prêts à agir. Le résultat de ces dispositions fut communiqué à un nommé Mavros', résident des Hétéristes à

Natif de Naxos, employé comme domestique chez l'ambassadeur de Russie Tamara, et devenu banquier à force d'économies.

Constantinople, ainsi qu'à Nicolas Morousi, qui se trouvait alors, en qualité de drogman impérial de la mer Blanche, sur la flotte du capitan-pacha chargé de percevoir les tributs annuels des îles de l'Archipel.

Ces commissions, qui plaçaient les principaux foyers de l'insurrection dans la capitale et à l'abri du pavillon même du grand amiral de sa hautesse, étant remplies, on s'occupa, pour la forme, de trouver une charte. Il était essentiel de prolonger l'illusion des étrangers accourus au secours du satrape, et comme les îles Ioniennes ont eu une demi-douzaine de constitutions depuis 1800 jusqu'à l'an de grâce 1818 où la Grande-Bretagne gratifia l'Heptarchie Corcyréenne d'une de ces patentes, on acheta la première venue chez un pharmacien devenu sénateur par la grâce de Th. Maitland, qui les tenait en rame pour son débit courant. Colovos, naturellement plaisant, se réjouissait de l'idée d'amuser Ali de sa supercherie, lorsqu'il eut avis de l'arrivée d'une division navale dans la mer Ionienne. C'était celle du capitan-bey. Son escadre était montée par des Hydriotes, qui s'etaient enrôlés avec enthousiasme sous ses ordres, dans l'espoir de tirer vengeance d'Ali, auquel ils avaient à reprocher l'assassinat de leur compatriote Sahini 2.

Aussitôt les envoyés d'Ali s'empressèrent de traverser le canal pour entrer en Épire, où ils furent saisis en débarquant par les Chamides, qui s'étaient révoltés contre le satrape, à la seule apparition de l'escadre ottomane. Traîné de Sayadèz à bord du vice-amiral turc, Colovos, assez malheureux pour avoir sur lui quelques exemplaires de l'appel aux Grecs, et signalé d'ailleurs comme l'âme des conseils du tyran, fut aussitôt chargé de chaînes et mis à la torture. Quant à son compagnon Monovarda, on se contenta de le retenir prisonnier, sans lui faire éprouver un traitement aussi cruel, et il trouva même dans la suite le moyen de s'enfuir à Odessa. Tel fut le premier acte de défection des beys de la Thesprotie, qui, en donnant un gage de leur fidélité au sultan, se trouvèrent en état d'hostilité contre Ali Tébélen.

Cette résolution inconsidérée aurait pu coûter cher aux Thesprotes Chamides car Ismaël Pachô-bey venait à peine de quitter Constanti

'Ak Deniz, mer Blanche ; c'est le nom que les Turcs donnent à la mer Égée, par opposition au Pont-Euxin qu'ils appellent Cara Déniz, ou mer Noire.

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