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dans la citadelle, avec les hommes qui lui étaient le plus dévoués. Quand la discorde règne au sein des familles puissantes, rien n'y peut demeurer secret. Le fils d'Ali, naguère entouré d'adulateurs, n'avait conservé qu'un ami dans le fils du vieux Hassan Tchapari de Margariti, proscrit autrefois, et déporté dans les déserts de l'Afrique, lorsque le tyran résolut d'exterminer les familles patriciennes de la Thesprotie. Ce fut dans le sein de ce fidèle serviteur qu'il versa des peines que sa douleur ne pouvait plus cacher. Il lui confirma ce qu'on disait depuis longtemps de l'inceste d'Ali-pacha. « Il était, lui dit-il, >> trop véritable le secret que Pachô-bey m'avait révélé ; mais le » déshonneur de ma couche ne fut pas le seul crime du coupable >> auteur de mes jours. Si tu survis au trop infortuné Véli-pacha, dis » à mon fils Sélim, car Méhémet, déjà prisonnier du capitan-bey, » n'existe plus pour moi, dis à cet enfant chéri qu'il plaigne ses >> sœurs, leur aïeul Ali avait flétri leur innocence. Il avait souillé >> mon Aïsché avant de la donner pour épouse à Moustaï, pacha de » Scodra! voilà la cause de sa mort, commandée par la jalousie » d'une marâtre impitoyable; la machine infernale, adressée à son >> époux par celui que je voudrais ne plus revoir, n'en fit qu'accé» lérer le moment. Cruelle fatalité, qui marque tous les hommes » de ton sceau, c'est donc là ton ouvrage? Frappe le sang de >> Khamco, mais épargne celui de mes enfants. Ils sont innocents; » leur âge, leur candeur demandent grâce au ciel pour eux. Serait-il » insensible à mes larmes? Pardonne, je suis père; s'ils existent >> après moi, mon cher Achmet, ne leur vante jamais mon opu»lence, ils ne l'ont que trop connue; mais parle-leur toujours de » la tendresse du plus malheureux des hommes... J'ai épuisé la >> coupe du plaisir; mes convives, assis aux banquets de ma cour, ne >> chanteront plus la Paix, compagne de la belle Vénus et des Grâces 2; » je n'éprouverai plus que les amertumes de la vie ; mais veillons et >> essayons de prolonger une défense nécessaire 3. D

1 Voyez tome V, ch. 142 de mon Voyage dans la Grèce.

2 Ce chant antique est très-répandu dans l'Epire : "Ω Κύπριδι τῇ καλῇ, καὶ Χάρισι taïs piλais Eúvtpope Staλλayý. Chœur d'Aristoph. Acharn.

* Cette conversation que j'ai abrégée, et que j'élague encore dans cette édition, a été fidèlement rapportée à un de mes amis demeurant à Prévésa, par Achmet-bey, homme aussi incapable de faire des discours d'apparat, que de vouloir rendre intéressant Véli, qu'il plaignait sans l'estimer. Extrait du journal de M. H. Pouqueville.

Tels étaient les chagrins qui dévoraient l'âme de Véli-pacha, que son père avait déchirée par le plus lâche des attentats. Il avait été brave quelquefois, et si ses soldats eussent partagé sa résolution, il aurait coûté de sanglants combats aux Ottomans. Ils se préparaient de leur côté à l'assiéger; et ce soin ayant été laissé au vice-amiral et aux chrétiens auxiliaires, Baba-pacha reçut ordre de se porter contre la ville d'Arta. Une partie de son armée s'achemina, en contourant le fond du golfe Ambracique, tandis qu'il prit sa route par Loroux et Candja, où il devait passer l'Aréthon, afin d'arriver en sens inverse de la marche d'un autre corps de troupes, devant la ville qu'on se proposait d'occuper. Chemin faisant, les Kersales, pour justifier l'adage qu'il ne croit pas même un brin d'herbe où les Tures ont mis le pied, firent le dégât; et l'insatiable Bulgare ne parut au pont de l'Inachus, qu'après avoir désolé les plaines de la fertile Amphilochie. La ville d'Arta fut prise, après une faible résistance de la part des bandes d'Odyssée, qui avait hâte de se replier sur Janina, et livrée aux excès d'un barbare qui l'aurait anéantie si les circonstances ne l'avaient forcé de lâcher sa proie.

On venait d'apprendre qu'Ismaël Pachô-bey se disposait à envahir les défilés du Pinde; et Baba-pacha ayant ordre de concerter ses mouvements avec ceux de ce sérasquier, dut transporter son camp à l'entrée du pas de Coumchadèz. Ainsi l'Arta fut temporairement délivrée de son dévastateur, qui brûla Mougliana, maison de campagne d'Ali, et s'empara du poste fortifié des Cinq-Puits, où il fit halte en attendant des nouvelles ultérieures. Il y apprit bientôt qu'Ismaël Pacho-bey avait battu les troupes d'Ali, au village de KrioNéro, en Thessalie.

Malgré cet échec, Ali Tébélen espérait conserver ses limites naturelles, qui étaient les montagnes du Pinde. Il venait de mettre en mouvement son armée, forte de plus de quinze mille hommes d'élite. Omer Briones, son général en chef, avait établi son quartier sur le plateau du Lingon, entre les sources de la Voïoussa et du fleuve d'Arta, de manière à défendre les passages de la Macédoine et de la Thessalie. Tahir-Abas était campé dans la région du Polyanos, entre Calaritès et le mont Baros; Alexis Noutza, primat de Zagori, son second lieutenant, et George Varnakiotis, embusqués entre les

Osmanlu ayah battaghi ièrendé ot bitmèz.

monts Flambouréchi, Tchoukarouka et Palæovouni, pouvaient, en surveillant la Voie royale, appuyer en même temps la gauche d'Omer Brionès. On devait présumer que des troupes bien payées, parfaitement armées, ayant de l'artillerie de montagne, postées dans des retranchements formidables, tels que les gorges supérieures du Pinde, écraseraient non-seulement les hordes de Pachô-bey, mais toutes les forces réunies de l'empire ottoman, si elles se présentaient. Les chances militaires étaient donc encore en faveur d'Ali Tébélen. Victorieux dans une seule action, il voyait se dissoudre l'armée ottomane, reprenait les places du littoral de l'Épire, débloquait Prévésa, faisait Baba-pacha et ses Kersales prisonniers, événement qui lui aurait donné la jouissance de garnir, sans pendre d'honnêtes gens, tous les gibets de Janina.

S'il était démontré que les Anglais ne le seconderaient pas ouvertement, depuis que le lord haut commissaire avait laissé pénétrer l'escadre ottomane dans la mer Ionienne, Ali était persuadé qu'il pourrait tirer d'eux des secours indirects 2. Il continua donc à entretenir des rapports avec Corfou; et il venait de recevoir un général irlandais, avec quelques ingénieurs, auxquels le gouvernement britannique avait permis de se rendre à Janina, lorsqu'il vit paraître à sa cour G. P. Rig., Grec domicilié à Patras sous la protection du consul russe.

L'arrivée de cet homme, envoyé plusieurs fois en mission auprès d'Ai, devait cacher quelque intrigue; et les soupçons se fortifièrent, lorsque après s'être concerté avec le proscrit, il se rendit précipitamment par Ancône, et de là en poste à Pétersbourg. Un voyage aussi dispendieux, la célérité et le mystère qu'on y mettait, devaient avoir un but politique. L'alarme se répandit parmi les diplomates ombrageux de Corfou; on fit courir après l'émissaire russe, mais on perdit ses traces à travers l'Allemagne, et on apprit seulement qu'il avait obtenu le brevet de premier drogman du consulat général de Russie à Smyrne, titre qui lui avait été conféré au nom de l'empereur Alexandre, comme un témoignage des bons et loyaux services qu'il lui avait rendus. Ce fut alors tout ce qu'on sut relativement à la mission de G. P. Rig. à

Voyez tome II, pages 434 et 436, de mon Voyage dans la Grèce.

Ils lui vendirent toute la poudre et les munitions de guerre laissées par les Français dans les magasins de Corfou.

Pétersbourg, d'où il revint, en traversant la Moldavie, et après s'être abouché à Constantinople avec le baron de Strogonof, au poste consulaire de Smyrne auquel il resta attaché jusqu'en 1821.

Pacho-bey, vainqueur à Krio-Néro, au lieu de tenter le passage du Zygos, se jeta brusquement dans les défilés de l'Anovlachie, dont l'accès lui fut ouvert par un capitaine d'armatolis, nommé Stournaris, qui le servit longtemps avec une rare fidélité. Il s'était emparé de Veterniko, et il avait passé la branche mère de l'Acheloüs, au pont de Dgénelli, quand les troupes d'Ali se décidèrent à marcher à sa rencontre. Elles pouvaient encore lui disputer les gorges de Cotari; mais au lieu de se présenter hostilement, elles vinrent se ranger sous les drapeaux de l'implacable ennemi d'Ali Tébélen. Des courriers furent aussitôt expédiés à Omer Brionès, pour l'inviter à suivre cet exemple. Celui-ci, qui avait des motifs de mécontentement contre le satrape1, se réunit à Pachô-bey, avec lequel il campa sur le Dryscos, montagne située au midi de la Hellopie. Enfin, Alexis Noutza ayant accédé à la trahison générale, Ali, qui comptait sur quinze mille hommes, se trouva sans armée pour tenir la campagne; et il éprouva la vérité de ces paroles du Coran : « Que le tempérament des gens de >> guerre est porté à l'ingratitude. >>

Un événement, qui pouvait avoir des conséquences plus fatales encore, se passait dans l'intérieur du château occupé par le satrape. Dès que les drapeaux du croissant avaient été déployés sur les coteaux du monastère de Hellopie, le cheik Jousouf s'était écrié : « Il faut partir, Ninive va tomber. » Soit qu'il plaignît ou dédaignât le tyran, il ne s'était déclaré ni son censeur, comme au temps de sa prospérité, ni son détracteur depuis qu'il était proscrit. Content de recueillir la relique précieuse du prophète, dont il était dépositaire 2, chargé d'une besace et accompagné de deux faquirs, il commande ' qu'on le laisse accomplir l'ordre du destin. Les portes de la forteresse s'ouvrent devant lui, il défend aux mahométans de l'accompagner; et, sans porter ses regards vers le palais d'Ali, sans se diriger du côté des tentes du sérasquier Ismaël, il prend le chemin d'Arta. Musulmans, chrétiens, juifs, lui cèdent le passage. Les hordes des Kersales

Ali, non content de dépouiller Omer Brionès d'une grande partie de sa fortune, avait essayé à diverses reprises de le faire empoisonner, pour s'en débarrasser. 2 Voyez liv. v, ch. 2 de cette histoire.

s'éloignent à son aspect; il disparaît, et bientôt on apprend qu'embarqué pour l'Égypte il a dit un éternel adieu à l'Épire, résolu de terminer ses jours auprès du sanctuaire de la Mecque, où il ne portait pour hommage que sa natte de jonc et l'exemple de ses austérités.

Jusque-là, Ismaël Pachô-bey avait tenu parole au divan, lorsqu'il s'était vanté d'arriver en vue de Janina sans brûler une amorce; car le combat de Krio-Néro n'était qu'une affaire d'avant-poste. L'indignation publique avait secondé ses projets; les armatolis de la Hellade s'étaient rangés sous ses drapeaux; on accourait à lui comme vers un libérateur, un compatriote, un ami longtemps persécuté; et le plus beau cadeau qu'on crut lui faire fut de lui rendre son épouse et son fils, dont le tyran avait annoncé la mort depuis plus de quatre ans. Ces succès étaient encourageants, mais il fallait désormais des moyens offensifs pour réduire des châteaux hérissés de canons, défendus par un homme qui allait combattre avec les ressources de la fureur et du désespoir.

Cette réflexion n'avait pas encore frappé le sérasquier lorsqu'il vit déboucher au milieu du vallon de Janina, Pehlevan Bacha-pacha, caracolant à la tête de ses Kersales. Sa marche avait été signalée, depuis Coumchadèz, par l'incendie du palais de Mougliana, et des villages qui bordent la route jusqu'à Catchika, où il annonça son entrée en faisant mettre le feu aux maisons et à l'église de SaintMichel Taxiarque.... Là, après avoir blasphémé la divinité du Christ, et s'être fait apporter une croix que ses soldats portaient devant eux par dérision, il la couvrit de crachats, et la fit jeter dans le feu.

Un affreux hurlement des Kersales applaudit à ce forfait, et ils s'écrient « Mort aux trapézolâtres ; et toi Pacho-bey, descends » du Dryscos, conduis-nous à Janina. A Janina! que Janina et son » superbe vizir tombent sous les coups des Kersales ! »

'Trapézolâtres, adorateurs de tableaux, épithète que les Turcs donnent aux

chrétiens.

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