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lui donner la mort, plutôt que de l'abandonner. Les protestations ne le rassuraient plus, et, tandis que ses femmes faisaient retentir le harem de leurs gémissements, il restait étendu sur la poussière.

On commençait à craindre pour ses jours, lorsque les étangers, les uns vieillis dans le métier des armes, les autres dans l'habitude des mers où ils avaient exercé la piraterie, se réunirent pour lui offrir des consolations. Carretto, officier napolitain, parlant au nom des aventuriers qui ne l'avaient pas abandonné, lui représenta « que leur >> cause était désormais commune. Privés d'Ali, ils perdaient l'ancre » d'espérance qui les attachait à la vie, puisque étant fauteurs de ré»bellion, ils devaient être passés par les armes. » Les assiégeants ne leur avaient point laissé ignorer qu'ils leur réservaient ce sort; et cette considération, que Carretto fit valoir, ne permettant plus au proscrit de douter que, aussi criminels que lui, les aventuriers ne le délaisseraient à aucune extrémité, leur résolution entraîna celle des Guègues et des Toxides, qui jurèrent également de lui rester fidèles. Tous lui représentèrent que, la campagne étant déjà avancée (on entrait dans le mois de septembre), l'ennemi, ayant commis la faute d'oublier son artillerie de siége à Constantinople, ne s'en procurerait pas avant la saison des pluies, qui commencent régulièrement à la fin d'octobre. Les calculs portaient à croire que jusqu'à cette époque les Osmanlis manqueraient de vivres, et que, ne pouvant se loger dans une ville presque détruite, ils seraient obligés de prendre des cantonnements éloignés. On pouvait encore raisonnablement prévoir que la mésintelligence éclaterait dans une armée composée de milices hétérogènes, dès qu'elles n'auraient plus rien à piller.

Ces remontrances calmèrent Ali, convaincu, par sa propre expérience, que la morale spéculative des Orientaux ne sert qu'à déguiser le parjure et la perfidie. Il n'était pas d'ailleurs sans quelque espérance sur les résolutions du cabinet ottoman, et s'il parvenait à corrompre Khalet-effendi, auprès duquel les agents d'une légation qui fut longtemps sa protectrice négociaient son amnistie, il pouvait encore renaître dans sa puissance. Il se consola donc, en pensant qu'il n'avait perdu jusqu'alors que des traîtres, et qu'il ne lui restait, à peu d'exceptions près, que des hommes étroitements liés à sa cause. Sa garnison se composait encore de plus de huit mille hommes qui avaient une communication facile avec Litharitza; et, n'étant pas entièrement investi, il conservait des communications si étendues, qu'il pouvait

même expédier et recevoir des courriers. Son escadrille, maîtresse du lac, lui avait déjà permis d'enlever sur la chaussée de Castritza une caravane chargée de vivres qu'on envoyait de Tricala, et de faire prisonniers de guerre les soldats qui l'escortaient. Le château qu'il occupait renfermait assez de vivres et de munitions de guerre pour faire la résistance la plus longue et la plus opiniâtre. Placé au milieu d'un lac poissonneux qui lui fournissait de l'eau en abondance, les carpes, les anguilles et les oiseaux aquatiques lui assuraient une nourriture salubre pour ses troupes. Son or, supérieur à toutes les défenses, lui garantissait de la viande fraîche, aussi longtemps qu'il y aurait des bestiaux dans l'Épire; persuadé que les paysans, séduits par l'appât du gain, lui amèneraient, au risque d'être pendus en détail, jusqu'au dernier de leurs chevreaux. Fort de ces espérances, Ali ne s'occupa qu'à harceler ses ennemis, en attendant le moment de tirer parti de leurs dissensions.

Elles ne pouvaient tarder à éclater. Cependant l'attrait du butin, mobile puissant d'un peuple sans honneur tel que les Turcs, exaltant toutes les têtes, dès qu'on sut Ali Tébélen bloqué dans ses châteaux, les chefs, naguère si lents à marcher contre le proscrit, accouraient dans l'espérance de prendre part à ses dépouilles. Vingt-six pachas traversèrent successivement la Thessalie, et vingt-six fois les chrétiens durent se racheter du pillage et de la destruction de leurs églises, qui servaient de prétexte aux avanies qu'on leur faisait.

La misère publique était au comble, lorsque Sélim-pacha, ayant rassemblé les contingents des mousselims, des aïans, des beys, et des agas de l'Illyrie et de la Macédoine cisaxienne, descendit à son tour dans la vallée du Pénée pour se rendre à l'armée rassemblée en Épire. Son passage, comme celui de ses précurseurs, fut marqué par des extorsions et des massacres, dont le poids retombait sur les chrétiens, qui étaient tellement effrayés de voir les flots de barbares se succéder dans leurs campagnes désolées, qu'ils ne songeaient qu'à prendre la fuite.

Les montagnards, voyant les habitants de la plaine refluer dans leurs retraites, et ne se fiant plus aux promesses des Hétéristes, depuis qu'ils savaient que leurs vœux se portaient vers la Russie, dont la politique souleva toujours les chrétiens pour les immoler, ne pensèrent qu'à conjurer l'orage. Sans se perdre en raisonnements sur une indépendance regardée alors comme chimérique, ils résolurent d'envoyer une

députatiou vers Pachô-bey, et de s'humilier aux pieds de ce chef des Ismaélites. Leur opinion était, puisqu'on avait déjà supporté tant de charges, de se résigner, et d'offrir le concours de leurs forces pour réduire Ali Tébélen, afin d'abréger la guerre, et de se débarrasser le plus tôt possible du poids d'une armée qui consumait rapidement les ressources de la Hellade.

Cette résolution étant prise, les chrétiens firent choix des hommes les plus recommandables, pour se rendre au quartier général des Ottomans. Hélas! il n'était plus temps d'arrêter le cours des événements, et la Grèce, pareille au vieil Æson, allait recouvrer sa jeunesse dans un bain de sang. La Thessalie n'avait pas encore vu s'écouler les dernières hordes mahométanes, qui se précipitèrent sur l'Épire; au nombre de soixante mille, qu'un pacha asiatique nommé au sangiac de Négrepont fondit en Béotie. Établi à Livadie où il fixa le chef-lieu de son gouvernement, il somma aussitôt les neuf cantons de terreferme relevant de l'Eubée, de payer une double contribution, à titre de redevance ordinaire et de subside de guerre. Vainement on lui représenta la désolation d'un pays récemment saccagé par Pehlevan Baba-pacha: il fut inflexible, et les primats, qu'il fit charger de fers, n'évitèrent le dernier supplice, qu'en se rachetant au prix de sacrifices pécuniaires exorbitants.

Ali, informé de cette inconduite de ses ennemis, en conçut des espérances favorables à sa cause. Déjà on avait regretté son gouvernement, et les rapports qu'il recevait de plusieurs côtés lui annonçaient qu'un parti formidable s'organisait à la faveur des événements qui se passaient dans l'Épire. Les Hétéristes de lassy et de Bukarest avaient établi une correspondance, qui s'étendait depuis la rive gauche du Danube jusqu'à Mezzovo dans le Pinde, d'où leurs agents se glissaient dans les conseils des assiégeants, et jusqu'auprès du proscrit, souvent mieux informé de ce qui se passait au dehors, qu'Ismaël Pacho-bey, sérasquier de quarante-six vizirs ou pachas rangés sous son commandement. Il avait même saisi plusieurs fois, au moyen de ses partisans répandus dans les montagnes, les courriers de cette multitude de chefs, qui avaient tous leur correspondance particulière avec la Porte, et Khalet-effendi, auquel il était impossible de démêler la vérité au milieu d'un pareil chaos.

Ali, n'ayant au contraire que lui seul pour conseiller et pour ministre, suivait une marche régulière, quoique sous des formes dé

tournées. Ses messagers et ses correspondants étaient aussi intéressés que lui à une régularité précise. Ainsi, par l'entremise des émissaires qui pénétraient jusque dans la casemate où il vivait retiré, il correspondait, sous des noms de convention, avec Théodore Vladimiresko, Constantin Ducas, Sava, chef des Arnaoutes, Garavia, Constantin Pentédekas de Janina, Athanase d'Agrapha, Pharmakis Épirote, qui mûrissaient leurs plans sous la protection d'une puissance qu'ils disaient prête à les seconder. Les premiers coups qu'ils voulaient porter à la Turquie devaient partir de Crajova, capitale de la petite Valachie, de Tergovist, et de Galatz, tandis qu'on soulèverait le Péloponèse et les îles de l'Archipel. Ces projets d'insurrection se tramaient autour de la Hellade au mois de novembre 1820, mais les conjurés n'étendirent leurs vues qu'en raison des dévastations des Turcs, qui forcèrent les Grecs à s'insurger.

Ali lui-même était loin de prévoir à quelle extrémité le conduiraient ses intrigues, lorsqu'il s'occupa à former une épuration dans la garnison qui l'entourait.

Se débarrasser d'hommes dangereux sans les mécontenter, est un secret que les ministres les plus habiles n'ont pas encore réussi à trouver. Il est même assez rare, en licenciant des troupes auxquelles on accorde honneurs et pensions, qu'on ne fasse pas des mécontents. J'ignore à quoi cela tient, et il était non-seulement réservé au génie fécond en ruses d'Ali Tébélen de donner la solution de ce problème, mais encore de se faire des partisans de ceux qu'il allait congédier.

C'est souvent au hasard que sont dus de grands événements, c'est plus souvent avec de petits moyens qu'on parvient à faire de grandes choses.

La colonie d'Evandre, à peine composée de deux cents bannis donna naissance à Rome; un comptoir de marchands, moins important que celui d'Hydra, a été le berceau de la puissance anglaise dans l'Inde. A ces faits d'éclatante prospérité, si on compare ces masses d'hommes traînés à la suite des conquérants à travers le monde, et qu'on demande ce que les Alexandre, les Attila, les Gengiskan, Mahomet II, Thomas Koulikan ont fondé, l'univers nous montrera des ruines, des tombeaux, des solitudes. Ali, en lançant à travers les montagnes de la Grèce un jeune homme brave, mais sans expérience, avec une troupe de bandits, allait occasionner une des plus vastes commotions connues dans les temps modernes, et réveiller le génie antique de la Grèce.

Odyssée, fils d'Andriscos, qui avait battu en retraite devant les hordes de Pehlevan Baba-pacha depuis Lébadée jusqu'au centre de l'Épire, était parvenu, de montagne en montagne, à se retirer à Janina avant l'incendie de cette ville. Fidèle à son maître (il lui donnait ce nom, car sa bouche n'avait pas encore appris à prononcer celui de liberté, (EAEROEPIA); il s'était enfermé dans le château du lac, où ses soldats ne tardèrent pas à se trouver à l'étroit. Accoutumés à la guerre de montagnes, les Étoliens n'étaient plus dans leur élément, et on devina facilement qu'ils épiaient l'occasion de déserter. Odyssée se crut obligé d'en informer Ali; et celui-ci, loin de sévir contre des hommes qui pensaient à l'abandonner, conçut l'idée de tirer parti de leurs dispositions. Il engagea le chef de ces partisans à les entretenir dans leurs sentiments, et à tâcher de grossir leur bande de tous ceux qu'il croirait enclins à la défection. L'affaire étant ainsi concertée, on découvrit que le nombre des mécontents se montait à quinze cents, dont on dressa une liste; et Ali, ayant annoncé l'intention de faire une sortie, les désigna nominativement, pour mettre, disait-il, leur dévouement au grand jour. Il les passa en revue, et, pour les affermir dans leur dessein, il ordonna de payer leur solde. Enfin, comme il avait facilité à Odyssée les moyens de correspondre avec Ismaëlpacha, le complot fut conduit de manière à obtenir un plein succès.

A l'heure fixée, les quinze cents Étoliens commandés par Odyssée, étant sortis du château, ne furent pas plutôt en vue du quartier général des Osmanlis, qu'ils arborèrent le drapeau blanc en signe de paix. Leur chef, mettant un genou en terre, salua ensuite d'une voix éclatante Ismaël-pacha des titres de vali et de gazi, qui chatouillaient agréablement son oreille et les transfuges furent accueillis dans le camp avec un grand Alaï1. On les félicita sur leur résolution; on leur assigna un quartier pour bivaquer à l'écart, en leur promettant du pain quand on en aurait (car déjà la rareté des vivres se faisait sentir dans l'armée), et de l'argent à pleines mains lorsqu'on serait maître des trésors d'Ali l'excommunié, avec lesquels on payait tout le monde par anticipation.

'Alaï, expression que les Turcs emploient pour désigner les acclamations militaires après un succès, ou au moment d'une entrée triomphale dans une ville.

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