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Malgré ses déportements, la vérité exige de dire, à la décharge de Véli, que l'excuse de sa félonie était causée par le respect qu'il portait à son père, et par la proscription insensée dans laquelle il avait été enveloppé, lorsque le tyran fut déclaré fermanly. On ne pouvait pas, à la rigueur, le juger autrement; et comme on avait fait plus que stipuler l'oubli du passé, il fut tranquillisé sur son avenir. Transporté à bord du capitan-bey, il s'y trouva environné d'égards et de civilités. On s'empressa de lui rendre les honneurs dus au rang dans lequel on le réintégra; son fils aîné fut remis entre ses bras, et ses filles, ses femmes lui ayant été amenées, il se retrouva roi au sein de sa famille. Procédés, fêtes, plaisirs, délassements, tout lui fut prodigué, et on porta la complaisance jusqu'à le transporter dans la baie de Gomenizze, pour le mettre en rapport avec son frère Mouctar, et lui donner les moyens de consulter les médecins de Corfou, qu'on fit appeler pour soigner sa santé.

Platon affirme que tous les ignorants sont des furieux, mais ils sont aussi les plus habiles des hommes pour déguiser leur vengeance sous des formes séduisantes. On semait de fleurs le chemin par lequel Véli devait marcher à l'échafaud, où la famille d'Ali Tébélen était destinée à monter.

Mouctar, ayant reçu avec la lettre de son frère, qui lui annonçait la reddition de Prévésa, un firman par lequel il était nommé pacha de Kutahyé dans l'Asie mineure, et l'assurance du pardon, rendit la citadelle d'Argyro-Castron sans tirer un coup de canon. Sa garnison l'abandonna; les Drynopolitains et quelques Cardikiotes, échappés au glaive d'Ali, le chargèrent de malédictions; et le vieux Metché Bono, ainsi que quelques Toxides, sortirent seuls avec lui de la vallée de Drynopolis, résolus de partager sa mauvaise fortune. Comme on lai avait donné un sauf-conduit pour se rendre jusqu'à Salonique où il devait s'embarquer, il s'engagea à conduire avec lui son frère Salikpacha, qui était déjà père d'un fils âgé d'un an, que celui-ci recommanda, ainsi que son épouse, à la pitié des Turcs de Caulonias, espérant, dès qu'il serait en possession d'un sangiac de l'Anatolie, qu'on lui promettait pour le tromper, que ces gages, objets de son amour, lui seraient rendus. Mais avec quels regrets il s'arracha des bras d'une mère, dont il faisait l'orgueil! Sa naissance l'avait tirée du rang des odalisques esclaves, lorsqu'elle donna ce fils au coupable Ali, qui chérissait Salik de toute la tendresse dont son cœur était susceptible. Des

larmes coulèrent des yeux du farouche Mouctar, et les Schypetars, témoins de ces tristes adieux, versèrent des pleurs. En descendant du palais de Prémiti, Salik se prosterna sur le seuil paternel ; et à genoux au bord de l'Aous, il éleva ses mains suppliantes, en priant pour son père avec une ferveur capable d'attendrir le ciel. On partit, et Mouctar écrivit de Konitza à son fils Mahmoud-bey qui se trouvait à Tébélen, de remettre cette ville aux envoyés du sultan, en s'abandonnant à leur foi pour le rejoindre, dès qu'il aurait rempli cet acte de soumission 1.

Au reçu de cette dépêche, qui fut apportée à Tébélen par deux envoyés d'Ismaël-pacha, le fils de Mouctar, ayant rassemblé le conseil des Toxides, leur dit : « Mon père, mes oncles, mes cousins, et

ceux que mon grand-père Ali avait honorés de sa confiance l'ont » trompé; voudriez-vous qu'il en fût ainsi de Mahmoud-bey? » A ces mots, prononcés avec l'accent de la douleur, les guerriers de l'Acrocéraune et de l'Ismaros s'écrient qu'ils périront tous jusqu'au dernier plutôt que d'abandonner le petit-fils de leur maître. Tébélen retentit de cris de rage et de fureur. On déchire la sommation des envoyés du sérasquier, et ses hérauts auraient été pendus, si Mahmoud-pacha, ou plutôt son conseil, que la magicienne de l'Argyrine faisait parler, n'eût ordonné de respecter leurs jours.

Chaïnitza, restée dans son palais de Liboôvo, semblait, au milieu des désastres de sa famille entourée d'un prestige qui l'élevait au-dessus du malheur. Abhorrée des Schypetars de la Chaonie et de l'Abantide qu'elle avait accablés de maux, seule contre une population acharnée à sa perte, mille et mille voix demandaient sa mort, sans que personne osât attenter à ses jours. Le génie de Khamco, avec lequel un peuple superstitieux prétendait qu'elle entretenait des intelligences mystérieuses, paraissait veiller à ses côtés pour la protéger. L'image menaçante de sa mère s'était, disait-on, montrée plusieurs fois aux habitants de Télében; les nomades de la Iapygie avaient entendu ses cris au milieu des flammes que le Nymphæum roule dans les campagnes voisines de l'Aous. Les Longiarides l'avaient aperçue, pareille au spectre fatal de la peste au kan de Vouvali, remuant les osse

1 C'est à tort que j'avais mis dans l'édition de mon Voyage cet événement sur le compte de Hussein-pacha, fils de Mouctar; il se trouvait alors renfermé avec son grand-père dans le château du lac de Janina.

2 Nymphæum. Voyez tome I, ch. 21 de mon Voyage dans la Grèce.

ments des Cardikiotes et demandant de nouvelles victimes. Tous s'accordaient à dire que Chaïnitza était protégée par ce fantôme redoutable.

Malgré ces terreurs populaires, la vengeance avait poussé quelques Argyro-Castrites, unis au débris des Cardikiotes, à se rendre à Liboôvo afin de purger la terre de l'implacable furie qui moissonna leurs familles au temps de la puissance absolue d'Ali. Deux fois, assurait-on, un cavalier, vêtu d'habits lugubres, les avait arrêtés au gué du Celydnus, en leur défendant « de porter des mains pures sur une >> créature sacrilége, dont le ciel se réservait le châtiment, » et deux fois ils avaient rétrogradé vers les montagnes de la Chaonie.

Revenus de leur frayeur et impatients d'assouvir leurs ressentiments, les lapyges se décidèrent enfin à tenter une dernière entreprise. Précédés des couleurs du prophète, ils arrivent au bord du fleuve qui traverse le vallon de Drynopolis. Le héraut menaçant ne se présente plus pour leur en interdire le passage. Un murmure d'allégresse se fait entendre dans leurs rangs. Ils gravissent les coteaux du mont Mertchika, où le silence de la solitude n'est interrompu que par le bêlement de quelques troupeaux qui s'éloignent aux coups de sifflet donnés par les bergers. Ils débouchent sur le plateau de Liboôvo; ils marchent vers le palais de la fille de Khamco, dominés par la pensée de se baigner dans son sang. Ils font signe de se taire pour surprendre les gardes dont ils la croient entourée. Ils approchent en se traînant à la manière des chasseurs; ils touchent à la porte d'enceinte, elle s'ouvre... surprise! ils voient Chaïnitza, comme aux jours de sa jeunesse, armée de pistolets passés dans sa ceinture, tenant une carabine à la main, et escortée de deux chiens molosses. « Arrêtez, » téméraires, s'écrie-t-elle; ma vie, ni les richesses que vous voulez » ravir ne seront jamais en votre pouvoir. Entrez dans cette enceinte ; » pénétrez, si vous l'osez, dans mon sérail! Mais si quelqu'un de >> vous fait un mouvement sans ma permission, ce palais, la terre » que vous foulez sont prêts à vous engloutir. Dix milliers de poudre >> remplissent ces souterrains. Retirez-vous, et si une seule bouche a » l'audace de répliquer, nous mourrons tous à l'instant. Em» portez ces sacs remplis d'or, ils serviront à vous dédommager des >> pertes que les ennemis de mon frère vous ont fait éprouver. >> Ne troublez plus mon repos; car j'ai d'autres agents de destruction à >mes ordres que le salpêtre. La vie n'est rien pour moi, pensez-y;

» et vos montagnes pourraient, à ma volonté, devenir le tombeau » de vos familles. >>

Elle se tait; et quelques Iapyges acrocérauniens, auxquels elle fait signe d'enlever cinquante bourses déposées à l'entrée de sa demeure, les ayant ramassées, ses ennemis tremblants regagnèrent leurs foyers, épouvantés de la grandeur du danger auquel ils venaient d'échapper.

Bientôt après, le butin fatal qu'ils avaient obtenu mit les armes aux mains des peuplades de la Chaonie, et la peste, qui se répandit dans leurs montagnes, justifia les menaces de la fille de Khamco. Des bohémiens, auxquels elle avait distribué des hardes imprégnées des germes de la contagion, qu'elle gardait comme une réserve pour un coup de désespoir, répandirent au loin cette mortalité dont les germes désolent encore l'Épire.

CHAPITRE VI.

- Pehlevan demande à monter

Réponse d'Ali en apprenant la défection de ses fils. à l'assaut. Sa tête envoyée à Constantinople. Arrivée de son fils dans cette ville. Sa joie et son affliction. - Avarice

-

Ses intrigues. Est empoisonné.

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d'Ali réprimée. Sortie de sa garnison. - Bat les assiégeants. Caractère d'Omer Brionès. — Mahmoud-bey devient l'idole des Toxides. - Ordre de respecter Chaïnitza. — Détresse de l'armée impériale. — Lettre d'Ismaël-pacha aux Parguinotes. Leur réponse. Misère générale de la Thessalie. Les Souliotes réclament le prix de leurs services; sont éconduits. Leur mécontentement.

Quelle que soit l'horreur inspirée par les forfaits d'Ali Tébélen et de Chaïnitza, on s'étonne de l'audace d'une femme imposante par son caractère, et on s'intéresse au sort d'un enfant qui, seul de sa famille, reste fidèle au malheur.

Le vieux satrape ignorait les résolutions de sa sœur et de son petitfils ( car le sort des assiégés est presque toujours de n'apprendre rien de favorable), lorsque des lettres de ses trois fils l'informèrent de leur défection. On croyait que cet événement allait l'accabler; mais, soit qu'il y fût préparé, ou qu'il eût assez d'empire sur sa douleur pour dissimuler, il répondit « qu'il était depuis longtemps persuadé >> que ses enfants étaient indignes d'être de son sang. » Il annonça lui-même ces désastres à sa garnison, en déclarant aux chefs et aux soldats qu'il n'avait plus d'autre famille et d'autres héritiers que les défenseurs de sa cause; et, pour montrer aux assiégeants combien il était loin d'être découragé, il fit commencer une canonnade qui ne finit que bien avant dans la nuit.

Ces démonstrations furent autrement interprétées dans l'armée impériale, où la nouvelle de la soumission des fils du proscrit causa un enthousiasme général. Ismaël-pacha avait reçu de Prévésa des canons et des mortiers; on venait d'ouvrir la tranchée devant les châteaux; les boulets commençaient à découronner la forteresse de Litharitza, quand les Turcs demandèrent à monter à l'assaut. Tous voulaient terminer la

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