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guerre par un coup d'éclat, ou plutôt s'emparer des trésors de cara Ali, qui étaient le mobile principal de leur ardeur martiale.

L'entreprise était insensée; et le sérasquier, qui voulait réduire Ali Tébélen de manière à s'emparer de ses richesses pour en grossir le trésor du sultan, dut tempérer une fougue qui compromettait le succès de son entreprise. Il représenta aux pachas l'extravagance qu'il y aurait à attaquer, le sabre à la main, une forteresse garnie de canons, sous le feu desquels il fallait marcher, sans être protégés par aucun de ces ouvrages de l'art propres à garantir le soldat jusqu'à l'endroit où il doit affronter le danger. Le terrain était nu; il n'y avait pas de brèche au corps de la place; et quelques hommes de sens s'étant rendus à l'avis du généralissime, réprimèrent les vociférations d'une vaine et rapace soldatesque.

Malgré la sagesse évidente de cette résolution, Pehlevan Babapacha, qui ne rêvait que pillage, se répandit en injures contre Ismaëlpacha, qu'il taxa de lâcheté et de trahison. A l'entendre, il ne ménageait le proscrit que pour s'emparer seul de ses trésors et les partager avec Dramali. Il menaçait de révéler leurs dilapidations au sultan, et, par ses propos séditieux, le Bulgare devint le point de ralliement des mécontents, qui abondent dans toutes les sociétés d'hommes armés. Parfois, il demandait ironiquement aux agas de l'Épire, quand est-ce qu'on leur rendrait leurs biens; parfois, il les plaignait des retards qu'ils éprouvaient et des lenteurs de la justice qui leur avait été solennellement promise. Plus souvent, le furieux jurait par son sabre, teint autrefois du sang des Cosaques, que, si l'on n'enchaînait pas sa valeur, il prendrait, avec ses Kersales, le château du lac. Quelques escarmouches qu'il eut avec les avant-postes d'Ali auraient cependant dû le convaincre que le succès n'était pas aussi facile qu'il le croyait. Pour dissimuler son dépit, il permit secrètement à ses soldats d'aller à la maraude; et d'indiscipline en indiscipline, il en vint à ouvrir une correspondance criminelle avec Ali, dont Ismaël-pacha prétendit ne pouvoir arrêter les conséquences qu'en le faisant empoisonner.

Ce coup d'État, très-commun en Turquie, fut conseillé par le secrétaire de Pehlevan, Anagnoste, qu'Ismaël récompensa en l'attachant à son service particulier. On procéda ensuite à l'inventaire de Baba-pacha, auquel on trouva des bijoux, des dépouilles précieuses et une somme de quinze cent mille francs, qu'on expédia au Grand Seigneur avec un islam ou procès-verbal de l'événement qui s'était passé.

Pendant que les courriers chargés de l'héritage du chef des Kersales, traversaient la Turquie d'Europe, son fils, débarqué au pied des murs de Constantinople, y faisait son entrée dans le carrosse d'Ali Tébélen. C'était le char du nouveau triomphateur. On applaudissait aux succès d'Ismaël et de Baba-pacha; on admirait les têtes et la quantité d'oreilles que ses tchoadars déposaient au seuil impérial de la Porte de félicité; on enviait le sort de celui qui était chargé de remplir une pareille mission. Il avait obtenu la pelisse d'honneur dans l'audience à laquelle il fut admis; quelle devait être sa joie! Mais, o vicissitude des choses humaines! vingt-quatre heures s'étaient à peine écoulées, que le fils du héros bulgare n'était plus qu'un objet de pitié, si la pitié pouvait entrer dans le cœur des esclaves qui entourent le trône des despotes de l'Orient. Pehlevan Baba-pacha, qu'on proclamait la veille gazi ( victorieux ), était rangé au nombre des rebelles; ses richesses et la preuve de sa déloyauté, appuyée d'un islam, venaient d'être déposées aux pieds du chef des croyants. On criait anathème contre sa race. Cependant, comme on pardonnait ordinairement à Rome aux enfants de ceux qui s'ouvraient les veines dans le bain, pour obéir aux ordres de César, de même à Constantinople la mort de Baba-pacha ayant été déclarée naturelle, on daigna faire grâce à son fils qui eut le bonheur de retomber dans l'oubli. Les raisons d'Ismaël-pacha furent trouvées péremptoires, il envoyait de l'argent; et, quoiqu'on eût une arrière-pensée sur la modicité de la somme, comparée aux déprédations du Bulgare, on ajourna l'apuration des comptes à des temps plus convenables.

Ismaël-pacha, débarrassé d'un antagoniste plus turbulent que politiquement dangereux, songea à se venger d'Ali en nouant quelques intrigues parmi les assiégés. C'était l'occasion de prouver à son maître qu'il avait profité de ses leçons. Il s'occupa donc à faire reprocher adroitement aux Guègues et aux Toxides, qui composaient en grande partie la garnison des châteaux, combien il était honteux de laisser languir dans les fers le malheureux Ibrahim de Bérat et son fils, leurs anciens maîtres et leurs bienfaiteurs. Il espérait, en les intéressant à leur sort, parvenir à susciter des mésintelligences entre les assiégés et leur chef; mais le temps des dénis de justice était passé avec son absolu pouvoir, pour celui que la fortune mettait aux plus rudes épreuves. Il consentit à l'élargissement de ses deux illustres prisonniers, à condition qu'ils resteraient dans le château, ce qui ne souffrit

aucune contestation, puisque leurs libérateurs s'y trouvaient également renfermés. Forts de cette concession, les soldats d'Ali, encouragés par cette condescendance, demandèrent une augmentation de paye. Comme on leur avait cédé sur un point, le vizir fut obligé de porter leur solde au prix exorbitant de cent francs par mois, et d'accroître celle des autres troupes en proportion.

Quoique rien ne fût plus pénible pour lui que de toucher à ses trésors, Ali Tébélen, aussi calme que la veille d'une fête, fit ce nouveau sacrifice sans hésiter. « Je ne marchande point, dit-il, « avec ma famille; » mes enfants adoptifs versent leur sang pour moi, et l'or n'est rien >> en comparaison des services qu'ils me rendent. » Malgré cette affectation de désintéressement, sa cupidité le porta à ordonner secrètement au directeur des subsistances militaires d'augmenter le prix des denrées que les soldats achetaient des deniers de leur paye, car dans les armées turques chacun se nourrit à sa guise; mais la fraude perça. On s'en prit d'abord aux étapiers qu'on maltraita, et on finit par chansonner le satrape, auquel on donnait l'épithète d'Ali bacal, ou Ali le regrattier. Le spéculateur cauteleux, qui voulait reprendre en détail son argent, fut déconcerté; et, comme il avait intérêt à ménager ses soldats, il renonça à son monopole usuraire.

Ce n'était pas sans le désir de châtier l'insolence de ceux qui l'avaient outragé. Il sentait la nécessité de se défaire de ces enfants perdus, qu'un général habile offre en holocauste aux premiers feux du combat, en utilisant ainsi des furieux armés, qui deviendraient tôt ou tard contraires à ses desseins. Ali connaissait les plus mutins; sa police secrète lui en avait indiqué le nombre, et il les fit désigner par leurs camarades, pour marcher à la tête d'une sortie, destinée à détruire les ouvrages des assiégeants. Le prix des têtes fut fixé, ainsi que celui des canons qu'on enclouerait, ou dont on s'emparerait. C'était prendre des hommes avides par leur faible, et le fourbe Ali porta l'ardeur de ces braves au dernier degré d'exaltation, en différant assez le moment de l'attaque, pour se faire prier d'en donner le signal.

Au jour convenu, les ponts-levis du château s'abaissent; les plus intrépides des Guègues et des Toxides se précipitent sur les redoutes des Osmanlis, et la réserve, montant sur leurs cadavres, enlève les positions dont ils lui avaient frayé les approches. Les canons des bat

teries voisines de l'église de Saint-Nicolas, et des ruines de l'ancien sérail de Véli-pacha, sont précipités dans les marais qui bordent le lac. Un désordre épouvantable se répand parmi les Osmanlis; Ismaël-pacha, Dramali, chefs, soldats fuient et ne s'arrêtent qu'à Dgélova, où le sérasquier du sultan établit son quartier général. Ali est encore une fois maître de Janina; le siége de ses châteaux est levé, ses troupes s'établissent dans le camp des ennemis. Il ordonne d'allumer des feux sur les hauteurs du mont Paktoras; il prescrit à ses troupes d'occuper le terrain qu'elles ont conquis, et il rentre avec la nuit dans son château, pour accomplir le dessein principal qui l'occupait.

Il n'avait que trop senti que, si ses trésors étaient le mobile de sa force, ils étaient aussi la cause de ses malheurs. Il fallait, dans tous les cas, les mettre à l'abri d'un coup de main, et les ravir pour jamais au gouvernement de la sublime Porte, s'il succombait. Il fit en conséquence déposer les sommes nécessaires à ses besoins dans le magasin des poudres, pour les détruire en un instant s'il s'y trouvait forcé. Profitant ensuite de l'obscurité, il présida à l'embarquement des coffres-forts, qu'on coula, à plusieurs reprises pendant quinze nuits consécutives, dans différentes parties du lac, en employant des bohémiens qu'il fit périr, afin d'être seul dépositaire de son secret. Ces dispositions étant prises, il rappela sa garnison dans le château, dont il s'était réservé la dernière enceinte où il n'admettait que des hommes en qui il avait une confiance d'autant mieux fondée qu'il les avait compromis par des crimes que nulle amnistie ne pouvait pardonner.

Rassuré par ces dispositions, Ali vit, d'un œil serein, les assiégeants informés de sa retraite réoccuper leurs lignes. Ses derniers succès compensaient, dans l'opinion publique, des malheurs qu'on n'attribuait qu'à la lâcheté de ses fils et de son armée. Ceux qui l'avaient abandonné n'étaient pas sans repentir. Omer Brionès, accoutumé à changer de parti, comme ce Plancus, contemporain d'Antoine, qui avait passé sous trente drapeaux différents, sans savoir pourquoi, était traître par une espèce de maladie assez ordinaire aux Schypetars, et il n'y avait nulle confiance entre lui et le sérasquier. Ismaël-pacha et Dramali n'étaient pas toujours en harmonie, et le

Velleius Paterculus 11, 63, 8, édit. N. E. Lemaire.

génie de la discorde, excité par Anagnoste, ne pouvait qu'occasionner de nouveaux désastres. Cet homme, sous le prétexte spécieux d'un zèle sans bornes, en alarmant son maître par des rapports véritables en apparence, ne s'appliquait qu'à lui en faire tirer les conséquences les plus contraires à ses intérêts privés et à ceux du gouvernement turc.

L'orgueil serait le vice dominant des Turcs, si l'avidité ne brisait ce que ces caractères barbares ont de superbe et d'altier. Le Romili vali-cy Sélim-pacha, apprenant la courageuse résolution de Mahmoud-bey, fils de Mouctar, avait obtenu de la Porte Ottomane un firman qui séparait désormais le canton de Tébélen de la province de Janina, en déclarant le petit-fils d'Ali vaivode de ce district, dont le territoire fut rangé au nombre des annexes de la grande satrapie de Bitolia.

Cette déclaration combla de joie les Toxides. Le jeune Mahmoud devint leur idole ; c'était le sang d'Ali; ils distinguaient en lui les traits et les qualités de son aïeul. On le montrait au peuple; il formait le point de ralliement des mécontents: cela n'avait point échappé à Anagnoste, et Ismaël, persuadé que les beys de la Toscaria, comme tous les grands vassaux, espéraient gouverner sous le nom d'un enfant, envoya pour la seconde fois demander qu'on lui remit le petit-fils du proscrit.

A cette sommation les Toxides répondirent : « Qu'Ali, Mouctar, » Véli, Salik, et tous ceux qui sont entre les mains de la Porte, ou > enfermés dans les châteaux de Janina, périssent. Jamais nous ne » prendrons les armes pour les secourir; mais on nous a donné >> Mahmoud pour vaivode; nous le voulons, et nous le défendrons avec nos sabres. >>

Étonné de cette réponse, Ismaël comprit qu'une politique indépendante de son autorité agissait au sein de l'Épire, et il lui fut facile de croire que l'argent de Chaïnitza avait mis Romili vali-cy dans son parti. Comment expliquer, sans cela, l'intérêt subit qu'il avait manifesté à l'égard d'un enfant ? Pour lui, comme il avait à sa disposition des hommes incapables de se laisser fasciner les yeux par l'apparition du cavalier qui avait défendu le passage du Celydnus aux Chaoniens superstitieux, et qu'il savait à quoi s'en tenir sur le volcan prêt à engloutir ceux qui tenteraient d'assaillir le sérail de Liboôvo, il résolut de se défaire de Chaïnitza. C'était le moyen de mettre un

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