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terme aux intrigues; un juste châtiment allait frapper l'impie; le bruit de sa fin prochaine était public; mais au moment de lui porter le coup fatal, on ne parla plus de cette affaire que pour se dire à l'oreille qu'un ordre supérieur de la Porte défendait d'attenter aux jours de la sœur d'Ali Tébélen.

Elle avait trouvé la clef des cœurs dans le divan, en faisant compter à Khalet-effendi quatre mille bourses, autant au Romili vali-cy, qui l'engagea à arrêter les plaintes d'Ismaël-pacha, en lui fermant la bouche avec une somme égale à celle qu'il avait reçue. Chefs et ministres furent ainsi corrompus, et on assure que le magnifique sultan, informé de cette affaire, ne dédaigna pas d'entrer en partage du rachat du sang, avec ses illustres esclaves.

Depuis son entrée dans l'Épire, le gouvernement d'Ismaël-pacha ne s'était encore signalé que par des fautes capitales. L'exemple de ses dilapidations et de celles de Dramali avait donné lieu à une foule de vexations particulières; car, lorsque le prince cueille un fruit, l'esclave arrache l'arbre. Il avait vendu les magasins de réserve, formés par Ali-pacha, et on éprouvait, dès le mois de septembre, la difficulté de se procurer des vivres, quoiqu'on touchât à l'emmagasinement de la récolte. La trève de la charrue1, pendant laquelle les assiégés et les assiégeants', amis et ennemis confondus, vaquaient à l'agriculture, n'avait pas permis, à cause du manque de semences, d'emblaver la quantité ordinaire de terres. On ne prévoyait qu'une récolte insuffisante aux besoins de l'année 1821, quand on se sépara pour reprendre les armes, après avoir abandonné à la rouille le fer nourricier des humains. Plusieurs contrées de l'Épire, désolées par la peste, étaient restées en friche; car l'épidémie, plus terrible que la guerre, ôte jusqu'au sentiment de prévoyance de l'avenir; enfin, Ismaël, qui s'était privé des ressources nécessaires à son armée, n'avait pas tardé à s'aliéner les esprits par le mépris avec lequel il traitait les Épirotes.

Dans l'ivresse de ses premiers succès, ce pacha s'était imaginé qu'il lui suffirait de manifester une volonté pour être obéi. Il avait reçu, dans ses instructions, l'ordre de rapatrier les Parguinotes. Cette

La trêve de la charrue, celle de la faucille, la trêve de Dieu, sont des monuments de la barbarie du 1xe siècle. Ces pactes imposent la défense de se tuer les dimanches, les fêtes, et pendant les travaux de la campagne.

mesure avait été, dit-on, suggérée au divan par la légation de S. M. B. à Constantinople. Le chef politique des îles Ioniennes, Maitland, ne pouvait endurer le reproche vivant d'une population accusatrice assise au foyer des Corcyréens. Les Parguinotes pleuraient leur patrie', et c'était pour les Ioniens une espèce de honte de paraître heureux devant des compatriotes affligés, lorsqu'une lettre du 2513 septembre leur apprit qu'ils pouvaient retourner dans l'Épire.

« Honorables Parguinotes, leur mandait-il, je vous écris pour >> vous inviter à rentrer dans votre patrie. La bonté du sultan notre » maître vous autorise à rédimer vos propriétés, à la condition de » payer la dime impériale et le zygoképhalon pour vos personnes >> ainsi que pour vos bestiaux, et toutes les autres redevances qu'on » jugera à propos d'exiger de vous, comme cela se pratique à l'égard » des raïas du glorieux sultan. Ceux d'entre vous qui n'auraient pas > le moyen de racheter leurs propriétés, solderont annuellement les >> deux tiers des récoltes, comme le font les paysans des tchifliks. >> Empressez-vous de jouir de la faveur que je vous annonce : c'est » l'expression de la volonté souveraine de notre empereur. >>

' Un journal intitulé la Revue européenne, dans son no 3, imprimé à Paris, non content de faire de Parga un port important, ce qui est ridicule, dit que cette ville s'était livrée par un traité. Ce faux matériel inventé par quelque rédacteur mercenaire pour complaire à la diplomatie britannique, nous détermine à publier plusieurs particularités que nous avions passées sous silence.

<< Jamais on ne vit (dit un témoin oculaire) un spectacle semblable à l'émigration » forcée de toute une population, par suite de la convention conclue entre l'Angle» terre et la Porte Ottomane relativement à la vente de Parga. Les vieillards, les >>femmes et les enfants ayant nolisé des barques à leurs frais, sur lesquelles plu>> sieurs embarquèrent les ossements de leurs parents que le bûcher n'avait pu con»sumer, quittèrent leur pays, tandis que huit cents hommes armés restaient dans » la ville, comme pour assister au dernier soupir de la patrie.....

>> On vit bientôt arriver à Corfou les nacelles qui transportaient ces tristes fa» milles. J'ai été témoin, écrivait l'auteur de cette lettre, de leur débarquement et je » les vois tous les jours, errer dans les rues en demandant l'aumône et un abri pour » se mettre à couvert des injures de l'air. J'ai vu une église remplie de ces infortunés! On leuravait concédé cet asile; car le gouvernement anglais n'a pris aucune mesure » pour les secourir. Au contraire j'ai été témoin qu'à leur débarquement, la douane » leur a fait payer les droits d'entrée sur quelques comestibles qu'ils avaient jap» portés pour subsister, ainsi que sur les vêtements neufs et les étoffes à l'usage de » leurs familles qui n'avaient point encore servi. »

Zygoképhalon. Cet impôt remonte à Justinien. L. ult. Cod. de immunit. nem. conced. Novella 17. Justinian., ch. 8, et Cujas ad lib. 1. Cod. ut nemini liceat in coempt. lib. x. Les Turcs ont restreint ce tribut aux chrétiens, qu'ils rangent au nombre des animaux consacrés à leur service.

Une pareille proposition fut reçue comme elle devait l'être de la part des Parguinotes. Leur réponse, datée du 2 octobre, portait que, n'ayant jamais été sujets de sa hautesse, ils ne lui devaient ni tribut, ni obéissance; que c'était leur patrie libre, sous la protection de la Grande-Bretagne, qui jura de défendre leur indépendance, qu'ils réclamaient sans condition. Ils terminaient en remerciant Ismaëlpacha, et en lui déclarant qu'ils n'avaient rien à démêler avec lui, relativement à une affaire qui n'était pas de sa compétence.

Irrité de cette réponse, qu'il reçut au moment où le Romili vali-cy Sélim arrivait au camp de Janina, Ismaël, ayant convoqué un grand divan, en donna lecture aux chefs mahométans. Un murmure d'indignation se manifesta dans l'assemblée, et il fut unanimement convenu d'ordonner le licenciement de tous les armatolis de la Hellade. Le sérasquier fut chargé de leur notifier cette résolution, en leur demandant, au lieu des soldats, des bras pour travailler aux tranchées qu'on voulait établir, ainsi que des paysans pour le service journalier de l'armée.

Une pareille déclaration exigeait des ménagements, et on prit le contre-pied, en employant des formes acerbes, au lieu de consoler des hommes déjà accablés de misère, par l'espoir d'une amélioration prochaine. Ismaël, ayant donc appelé devant lui les notables de la Hellade, leur déclara, en termes absolus, que la sublime Porte les dispensait à l'avenir du service militaire; que les armatolis eussent à rentrer dans leurs cantons pour y maintenir une police sévère contre les voleurs; que, vu l'état des finances, il ne pouvait accorder aucune solde, et, il ajouta, que toute espèce de réclamations pour indemnités, à quelque titre que ce fût, serait regardée comme non avenue. Non content d'annoncer une faillite complète, le sérasquier ajouta que le sultan ne reconnaissait et ne reconnaîtrait à l'avenir dans la Hellade, suivant la lettre du canon de Soliman le Magnifique, que des agas ou seigneurs et des raïas corvéables et taillables à merci et miséricorde. D'après la teneur de ce même édit, il prescrivit qu'on eût à dresser, et à lui envoyer dans le terme de trois mois, un état des infidèles payant caratch, afin d'établir une surtaxe d'après chaque billet. Il désigna ensuite par village le nombre d'hommes et de bêtes

'Capitation en vertu de laquelle un chrétien obtient grâce de la vie pendant

un an.

de somme, qui devaient être soumis à l'angarie, jusqu'au mois de mars 1821, temps auquel ils seraient remplacés par un égal nombre d'individus de trois mois en trois mois, et entretenus aux frais des

communes.

Après la tenue de ce lit de justice, les notables et les capitaines des armatolis furent congédiés, et, ce qui étonnera sans doute, vu l'exaltation communiquée aux esprits par les prédications du moine Théodore, personne n'osa pousser le cri de guerre aux tyrans. Loin de là, plusieurs capitaines s'obstinèrent à rester à Janina dans l'espérance de fléchir le sérasquier. Une prompte obéissance de la part du plus grand nombre suivit même ses volontés.

Les défilés du Pinde et de la Thessalie furent couverts de convois qu'on expédiait au camp de Janina, et une morne consternation régna dans les montagnes, où l'œuvre de l'affranchissement ne pouvait naître que de l'excès du mal. Le ciel réservait ainsi un triomphe inouï aux enfants de la croix; les mahométans n'avaient pas encore comblé la mesure des crimes, pour justifier, à la face du monde, les chrétiens opprimés de la sainte rébellion qu'ils allaient bientôt proclamer.

L'abus de l'autorité fut toujours son terme fatal. Ismaël, qui avait pris la résignation des Grecs pour le fruit de l'obéissance, ne ménageant plus personne, se prépara des chagrins amers. Les Kersales de Baba-pacha s'étaient rangés, depuis la mort de leur chef, sous les drapeaux du Romili vali-cy, qui vivait dans des rapports plus qu'équivoques avec le sérasquier. L'hiver s'avançait et il ne pouvait maîtriser les éléments. Déjà les premières neiges couvraient les faîtes du Pinde; et les spahis de la Thessalie, ainsi que les milices de la Macédoine, se débandaient pour rentrer dans leurs foyers; les soldats de la Thesprotie disparaissaient pendant des semaines entières, et revenaient, quand bon leur semblait, rejoindre les drapeaux de leurs beys. Les artilleurs, nouvellement arrivés de Constantinople, s'amusaient à lancer sur les châteaux d'Ali des bombes, la plupart vides, que les assiégés leur renvoyaient chargées. Les boulets, qui souvent n'étaient pas de calibre, produisaient peu d'effet contre des remparts en pierre solide et terrassés. Les assiégeants fouillaient les décombres de Janina pour se procurer du bois de chauffage, tandis qu'Ali, pour la même cause et afin de se préserver d'un incendie, faisait démolir son magnifique palais du lac. On était de part et d'autre mal à son aise, quand

les Souliotes, qui s'étaient signalés au siége de Prévésa, revinrent au nombre de sept cent soixante au quartier général d'Ismaël-pacha. Ils réclamaient le prix de leurs services en invoquant l'exécution de la promesse qu'on leur avait faite, de reconquérir Souli à leurs risques et périls. Le château de Kiapha n'avait qu'une garnison de soixante hommes. Ils se chargeaient de le prendre, en se soumettant ensuite, comme sujets du Grand Seigneur, à la teneur des capitulations accordées à leurs ancêtres.

Rien n'était plus juste qu'une pareille demande; mais, soit qu'Ismaël-pacha eût des ordres pour les éconduire, soit qu'il craignît de réintégrer les Souliotes dans une position où leurs ancêtres s'étaient défendus pendant cent quarante ans contre les Turcs, il éludait de leur donner une réponse catégorique. Tantôt, il leur offrait le territoire voisin du port Glychys où ils venaient de réunir leurs familles, tantôt Loroux, en ajournant la restitution de Souli. Ce refus devint le signal d'un mécontentement, qui, des Souliotes, passa bientôt dans le cœur de tous les Épirotes. Les villages dévastés, les moissons dévorées, les magasins épuisés, les corvées, les vexations journalières faisaient regretter aux chrétiens le gouvernement d'Ali. La restitution des propriétés particulières ne s'effectuait pas, et on demandait ce qu'on avait gagné, et ce qu'on gagnerait à un changement, qui ne s'annonçait avec les signes d'aucune amélioration.

Des esclaves mieux façonnés n'auraient pas fait de pareilles réflexions. Chez ceux qui ne pensent jamais au malheur de leur condition, tels que les Égyptiens, parce qu'il y a en eux abrutissement moral, les individus, pareils aux animaux domestiques, souffrent et meurent sous le poids de l'oppression. Mais parmi les Épirotes qui ont appris des Français le calcul décimal et le système nouveau des poids et mesures 1, on raisonne; et si, comme l'a dit un philosophe, tout homme qui pense est un être dépravé, les anciens sujets de Pyrrhus sont à ce titre très-près de la corruption. Constamment occupés de l'injustice du sort qui les opprimait, ils ne songeaient qu'à une hono

Nos officiers du génie qui ont servi à Corfou peuvent attester avec quelle facilité les paysans épirotes avaient adopté le calcul décimal, et nos différentes mesures basées sur ce système. Tout ce qui est exact et utile plaît singulièrement à ce peuple, qui s'est empressé de recevoir la vaccine (qu'on proscrit aujourd'hui dans les États du pape), et qui, étant dépourvu de préjugés, accueillera toujours les choses capables d'améliorer sa condition.

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