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» capables. Ils me font la guerre pour s'emparer de mes trésors; >> mais ils ne les auront que baignés de sang. Je soulèverai contre >> eux toutes les passions de la haine et de la vengeance. Encore >> quelques mois, j'ébranlerai l'empire, et ceux qui m'attaquent trem>> bleront au sein même de Constantinople. Ville infâme! avant de >> mourir, Ali verra son injure lavée dans le sang de tes avides mi>> nistres. »

Ces menaces, prononcées d'un ton prophétique, et la joie d'Ali, annonçaient des événements extraordinaires. Les Monténégrins, rentrés dans leurs repaires, dès que Moustaï-pacha avait reparu à Scodra, méditaient de nouvelles attaques. On parlait de mouvements séditieux dans la Servie, province impatiente du joug des Turcs. Les Hydriotes, qui avaient si généreusement fourni des marins au sultan, étaient travaillés d'une pléthore alarmante. Leurs matelots sans emploi menaçaient de se révolter, et quoique Hydra fût entièrement régie par les anciennes lois d'Athènes, ses archontes ne pouvant voter un printemps sacré, pour fonder quelque colonie capable de les débarrasser d'un excès de population, on craignait un mouvement. En vain, pour conjurer l'orage, les Dicastes ou juges Condouriotis et Orlandos, les plus riches armateurs de l'Europe, avaient fait de grands sacrifices; ils ne pouvaient pas toujours opposer une digue capable de contenir un peuple plein du sentiment de l'indépendance, qui voulait s'enrichir aux dépens des Turcs, à défaut des ressources d'un commerce languissant. La Valachie, la Moldavie, la Macédoine, la Grèce entière, et les îles de l'Archipel, ne parlaient que de liberté. Un malentendu, une altercation, un cri, pouvaient amener une révolution, sans que personne sût dire quand ni comment elle se manifesterait, quoique chacun fût assuré qu'elle était prête à éclater.

Du côté des Turcs, les choses étaient bien différentes. La fortune, qui avait conduit Ismaël-pacha aux portes de Janina, semblait ne l'avoir tiré de l'obscurité que pour lui procurer une chute éclatante. Les états-majors de tant de vizirs et de pachas, élevés dans une cour où les opinions silencieuses, les mouvements dissimulés, dictés par la crainte d'encourir la disgrâce d'un eunuque ou d'une odalisque, qui font taire souvent jusqu'aux plaintes légitimes, n'étant plus comprimés, chacun discutait les actions du sérasquier. Pesé dans les balances

'Expression anciennement usitée pour désigner la fondation d'une colonie.

d'une critique envieuse, il n'était regardé par personne ni comme incorruptible, ni surtout comme capable de supporter le fardeau dont il était chargé. Ses moyens étaient, disait-on, au-dessous de son emploi, et Khalet-effendi venait lui-même de provoquer sa disgrâce, en désignant Khourchid-pacha pour remplacer Ismaël dans le commandement de l'armée d'Albanie.

Dans les gouvernements irrésolus, un changement n'ayant jamais lieu sans beaucoup d'autres, parce que les créatures d'une créature forment la chaîne entre le trône et l'administration, les mutations se succédèrent bientôt aussi rapidement que les courriers qui arrivaient de Constantinople. Ainsi, dans une même semaine, on vit Ismaël Pliassa, nommé d'abord au sangiac de Lépante, en remplacement de Pehlevan Babapacha, recevoir un autre firman qui l'appelait au pachalik de Bérat, et un troisième par lequel il lui était enjoint de rester au camp de Janina. Il en fut de même du Romili vali-cy Sélim, mandé et contremandé pour surveiller les bords du Danube; de Hassan, ci-devant capitan-pacha, qui reçut à la fois deux nominations, avec injonction de se rendre pour résider à Paramythia et à Ochrida, villes distantes l'une de l'autre d'environ quatre-vingts lieues. On se trouvait de toutes parts établi sur le provisoire; et, ainsi qu'il arrive en pareil cas, il y avait confusion politique, absence de l'administration, double titulaire pour chaque emploi, parfois double emploi pour un titulaire, et rien ne marchait. Ismaël-pacha lui-même, qui aurait succombé sans les conseils de Dramali, perdait la raison, s'il n'avait reçu la confirmation de ses titres de vizir de Janina et de Delvino, ainsi que l'annonce de l'investiture de Prévésa, érigé en sangiac pour son fils âgé de dix-huit ans, qu'on promettait de nommer incessamment pacha.

C'était au milieu d'une pareille fluctuation d'intérêts alarmés que les assiégeants continuaient leurs opérations. Ils avaient déjà lancé plus de cinq mille projectiles sur les châteaux d'Ali, sans causer de grands dommages, et sans parvenir à déloger les assiégés d'une partie de la ville où ils étaient retranchés entre des tas de décombres. Chaque bombe, au moment de son ascension parabolique, était saluée par les Turcs des cris de bon voyage (saoula), tandis que les coups dirigés par Carretto enlevaient parfois des pans de redoute, et démontaient des pièces d'artillerie. Dans l'intervalle des canonnades, les soldats des deux partis, qui n'étaient pas surveillés, se rapprochaient, trafiquaient et fumaient quelquefois ensemble. On buvait, on chan

tait, et la licence, poussée jusqu'au désordre, permettait jusqu'à l'échange des prostituées, qui n'étaient pas le fléau le moins redoutable des deux armées; les parents des assiégés faisaient sans peine passer des lettres, du tabac, de l'eau-de-vie et des rafraîchissements à ceux des leurs qui tenaient pour le parti de l'excommunié. Parfois Ali se moquait d'Ismaël-pacha, qu'il appelait toujours son domestique, en lui envoyant du sucre et du café de la part de son maître attentif à ses besoins. Il poussait l'ironie jusqu'à lui reprocher les mauvaises dispositions qu'il prenait pour l'attaquer, et à lui proposer de pourvoir à ses besoins, en autorisant les juifs à lui vendre des vivres de ses magasins. D'autres fois on s'injuriait, on se provoquait par des défis, et plus souvent par des plaisanteries; quand il faisait beau temps, on manquait rarement d'en venir aux mains; et la fusillade, les cris, unis au tonnerre d'une nombreuse artillerie, ébranlaient les échos du Pinde, sans qu'il y eût beaucoup de sang répandu surtout du côté des assiégés.

Malgré l'impéritie des assiégeants, la situation d'Ali Tébélen était accablante, s'il n'avait pas eu en sa faveur les chances de l'hiver, qu'il voyait s'avancer comme un de ses plus puissants auxiliaires. A chaque pied de neige tombé sur le Pinde, on l'entendait répéter: « Ah! s'ils » me fussent restés fidèles! fils ingrats, cette seule campagne nous >> livrait nos ennemis!» Puis, s'adressant à ses soldats, que ses paroles enflammaient d'un courage nouveau, tant l'exemple d'un chef qui connaît les passions des hommes a d'empire sur eux, il les électrisait, sans se dissimuler ses besoins; car la place commençait à manquer de viande fraîche et de plantes potagères, que la flottille ne pouvait plus procurer. Il s'était manifesté des fièvres parmi ses soldats; on avait à craindre qu'elles ne devinssent contagieuses, lorsqu'au plus rigoureux des hivers dont la Grèce ait été affligée depuis l'année 1813 se joignit un incident non moins extraordinaire, que la sagacité du satrape sut provoquer avec plus de succès qu'il n'en retira d'avantages. Je le rapporterai tel que les Grecs le racontent, sans en garantir l'exacte vérité 1.

Les Souliotes, campés près de Saint-Nicolas, en arrière de la batterie de Téké, avaient vu tomber quelques bombes dans leur camp,

Tout ce qui suit est tiré des lettres authentiques d'un capitaine de Souli, qui m'ont été communiquées.

sans qu'aucune d'elles éclatât..... Etonnés de cette singularité, ils les examinent, et au lieu de mèche, ils trouvent un rouleau de papier enfoncé dans un cylindre de bois, sur lequel étaient gravés ces mots: Ouvrez avec précaution. On l'apporta aux chefs, qui en retirèrent, au moyen d'une vis à balle, la lettre suivante : « Je vous avais » appelés à mon secours, quand, débarqués au port Glychys, le » destin, qui se joue des projets des hommes, vous força de passer » sous le drapeau de mes ennemis. Votre valeur, quoique funeste à » ma cause, m'est chère; et je vous envoie une partie de la solde » que le perfide Ismaël refuse à vos honorables services. Vous trou» verez un à-compte de six mille sequins d'or, dans la cavité des » bombes que j'ai fait lancer sur votre quartier. Qu'un d'entre vous se >> tienne à la plage de la douane extérieure; ma gondole ira le >prendre à sept heures de nuit, et je lui dirai ma pensée tout entière. » Continuez, en attendant, à amuser Ismaël par des réclamations, et » soyez constamment sur vos gardes. Si vous m'avez compris, répon» dez-moi en faisant allumer trois feux sur le talus du fossé d'en» ceinte auquel vos tentes sont adossées. Le mot de passe de mon » envoyé sera capelan; vous lui répondrez par celui d'aëtos. A cette >> nuit. Salut. ALI. »

Tous les peuples opprimés sont fidèles à la religion du secret, et il fut inutile de le prescrire aux Souliotes, puisqu'il y allait de leur salut. On répondit à Ali Tébélen par le nombre de feux convenu; c'était lui dire qu'on acceptait sa proposition.

Une résolution aussi extraordinaire ne pouvait être, des deux côtés, que l'œuvre du désespoir. Les Souliotes, trompés dans leur attente, indignés de l'idée d'être bientôt traités en raïas, se voyaient à la merci des Turcs, qui pensaient à saisir la première occasion favorable, pour se défaire d'une tribu belliqueuse, depuis longtemps suspecte au sultan. Ces considérations étaient déterminantes, mais le choix du conseil était au contraire très-délicat. Qui oserait, sans aucune garantie, se rendre auprès d'un homme si longtemps funeste aux enfants de Souli? Les gérontes s'étant assemblés pour délibérer à ce sujet, un religieux, chef spirituel des Souliotes, déclara qu'il se chargerait d'aller entendre les propositions d'Ali.

Les ministres du Dieu de paix sont intrépides dans les occasions où il faut plus que du courage; et le caloyer, ayant reçu l'approbation des capitaines souliotes, se prépara à l'entrevue, en invoquant

> connaître le danger qui les menace à tes frères. Dans deux jours, » à la même heure, amène avec toi trois capitaines souliotes, munis » de pouvoirs pour conférer, et nous conclurons le traité qui doit >> rendre à la Grèce son existence politique. »

Parlant ensuite sur le ton de la confiance, Ali raconta à l'envoyé des Souliotes comment il avait déposé en main sûre, à Corfou, quatre millions des piastres turques, sur lesquels il les autoriserait à se prévaloir pour leurs besoins. Il ne lui laissa pas ignorer qu'il avait versé, dans une banque de Malte, deux autres millions réservés à des dépenses utiles à la cause commune. A ces mots de cause commune, le caloyer, l'ayant interrompu, lui demanda s'il entendait par là l'assistance des Russes? — «Catherine n'est plus,» repartit-il, « et les >> chrétiens de la Franghia dormirout au bruit de vos supplices, si » vous n'accomplissez pas vous-mêmes l'œuvre de votre salut. Ne >> comptez que sur vous seuls! Russes, Anglais, Nempsi (Autri» chiens), tous vous seront ennemis, dès qu'ils sauront que vous » voulez redevenir un peuple; ne perdez jamais de vue cette im»portante vérité. »

Afin de prouver la sincérité de ses révélations, Ali insista pour que les Souliotes continuassent leurs négociations auprès de Pachô-bey, souhaitant qu'ils pussent même par ce moyen obtenir Souli. Enfin, il l'engagea à se conduire de manière que, la rupture des conférences venant de la part du sérasquier, les Souliotes connussent le double avantage de se séparer d'un parti inique, et d'embrasser celui du seul homme capable de changer le sort de l'Épire. Ayant fait ensuite apporter des capes, des armes, Ali les confia au religieux pour les distribuer aux principaux capitaines Souliotes; et il se hâta de le congédier pendant que la nuit pouvait encore dérober son passage à la vue des mahométans.

1

C'était, depuis quelque temps, la coutume du satrape de souper au milieu de ses odalisques, en faisant asseoir à sa gauche 1 Vasiliki, objet de sa tendresse, qui restait seule avec lui dès que le repas était fini. Les ombres silencieuses et les caresses d'une femme, dit un ancien, délassent Jupiter aux noirs sourcils, des soins fatigants de l'Olympe, de même la chrétienne de Plichivitzas adoucissait les chagrins cuisants d'Ali. Pressée quelquefois sur le sein du vieillard, qui répandait des

1 C'est la place d'honneur en Turquie.

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