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Les Anglais lui avaient donné de l'artillerie de montagne, des obusiers, des fusées à la Congrève, perfectionnement nouveau dans l'art de la destruction; et le bruit, ainsi que les effets de ces moyens, dignes des incendiaires de Copenhague, suffisaient pour épouvanter des peuplades accoutumées à la stratégie des siècles héroïques.

Ali-pacha, qui dirigeait la guerre du fond de son antre, n'eut pas plutôt appris la réduction d'Argyro-Castron, qu'il donna ordre à ses lieutenants de marcher contre Cardiki. Il n'avait point oublié le temps de son esclavage, avec sa sœur Chaïnitza, dans cette ville, ni l'engagement qu'il avait pris d'accomplir les volontés dernières de Khamco, sa mère. Il avait résolu de venger la vieille injure faite à la race tébélénienne. Dans d'autres temps son entreprise aurait été hasardeuse; et malgré son artillerie, une ville, située tout à fait en montagne, composée de maisons solidement construites en pierre, crénelées, bien approvisionnées, et défendues par des hommes déterminés, aurait pu le rebuter, car c'étaient autant de petites forteresses qu'il fallait successivement assiéger. Si les affaires traînaient en longueur, si on échouait momentanément dans une seule attaque, les villages de la Chaonie pouvaient s'insurger; et les suites d'une révolte étaient à redouter.

A ces considérations se joignaient celles de la résistance de Moustapha, pacha de Delvino, et des principaux beys ou barons du Chamouri réfugiés à Cardiki; et leur levée de boucliers était l'ouvrage du sultan, qui voulait tâter le côté faible d'Ali-pacha, en suscitant une guerre civile, qu'on aurait alimentée en faisant soulever les Chamides de la Thesprotie. Déjà un émissaire de sa hautesse se trouvait au milieu des mécontents; il parlait en son nom, et leur résistance devait être celle du désespoir. Cependant la terreur qu'on avait d'Ali était telle, que les principaux habitants songeaient à mettre leurs familles et leurs richesses en dépôt à Corfou; on délibérait à ce sujet, lorsque les défilés furent envahis; et Cardiki se trouva inopinément cernée par les troupes du vizir.

Les affaires d'avant-poste ne tardèrent pas à commencer; on se battit avec des chances diverses pendant un mois entier; la défense s'annonçait pour être de longue durée, lorsqu'on aperçut des symptômes de découragement parmi la classe moyenne des habitants. Des Schypetars, accoutumés à vaquer aux travaux de l'agriculture, et à errer librement dans les montagnes avec leurs troupeaux, comme

cela arrivait dans les guerres précédentes, se trouvaient trop à l'étroit entre des lignes qu'il fallait couvrir chaque jour de leurs corps; ils n'entrevoyaient plus qu'un horizon occupé par un ennemi altéré de sang le cri de capitulation se fit entendre.

A cette voix d'alarme, fatale dans tous les siéges, les chefs s'étant aperçus de la disparition clandestine du lâche commissaire de sa hautesse, qui s'était enfui à Corfou, perdirent contenance, et durent se résigner à accepter des conditions rassurantes et honorables. Alipacha s'annonçait d'une manière si loyale et si généreuse, que les négociations n'éprouvèrent aucun des embarras ordinaires en pareille circonstance. Il fut convenu, en termes précis, « que Moustapha>> pacha, Démir Dost, autrefois compagnon d'armes d'Ali, qui avait » favorisé la prise de Cormovo, au début de la carrière militaire du >> tyran; Sélim-bey Goka, issu de la première tribu des Goks ou » Guègues établis dans l'Albanie; et soixante et douze beys, chefs des » plus illustres pharès des Schypetars, tous mahométans et grands >> vassaux de la couronne, se rendraient librement à Janina, où ils >> seraient reçus et traités avec les égards dus à leur rang. On stipula » en même temps qu'ils jouiraient de leurs biens, et que leurs >> familles seraient respectées; que les habitants de Cardiki, sans >> exception, seraient considérés comme les plus fidèles amis du vizir » Ali; que tous les ressentiments demeureraient éteints, et qu'Ali>> pacha serait reconnu seigneur d'une ville qu'il prenait sous sa pro>>tection spéciale, sans permettre que personne fût recherché ni >> molesté pour faits antérieurs à l'occupation. >>

En vertu de cette transaction, jurée sur le Coran, on remit un quartier de la ville aux lieutenants du satrape. Ce ne fut pas cependant avec une entière confiance, car Sali-bey Goka, et son épouse, qui était une femme répudiée de Mouctar-pacha, aimèrent mieux se donner la mort que de se soumettre au vizir Ali. Mais les autres chefs moins résolus, au lieu de suivre leur exemple, prirent la route de Janina, soutenus par l'espérance, consolation pusillanime de ceux qui ne savent pas mourir, quand on a le malheur de survivre à la patrie. Leur route, comme celle des victimes qu'on traînait jadis aux autels des furies, était parée de fleurs. On leur avait préparé des relais, des logements partout où ils devaient séjourner, et, en entrant dans la capitale de l'Epire, ils furent reçus au son des instruments de musique, avec alaï, pompe réservée aux triomphateurs. Ali, qui

les attendait, dans son sélamlik 1, s'avança à leur rencontre; et, en les relevant, lorsqu'ils eurent baisé ses pieds, il les accueillit, assez bien pour leur inspirer de la sécurité. Il leur dit qu'il les regarderait désormais comme faisant partie de sa famille. Il assigna à chacun d'eux un traitement de table, des logements dans l'enceinte de son château du lac, et il consentit qu'ils conservassent leurs armes, leur garde accoutumée, ainsi que leurs domestiques. Ces derniers devinrent l'objet particulier de ses caresses, afin d'en tirer des renseignements propres à satisfaire sa cupidité. Il les complimenta sur leur fidélité; et il s'atacha également à séduire les vassaux des beys qui avaient suivi leurs patrons jusqu'à Janina.

Ces choses se passaient au mois de février 1812. Ali-pacha venait de terminer la conquête de l'Acrocéraune d'une manière aussi honorable que peut l'être un crime de félonie. Les beys qu'il tenait en son pouvoir se flattaient de ne causer aucune inquiétude à leur ennemi, puisqu'il ne leur restait de ressources que pour mourir les armes à la main. Ils se repaissaient de ces illusions, lorsque, dans la nuit du 6 au 7 mars, on entendit une fusillade suivie d'un cri sinistre, qui apprit à la ville effrayée que les otages étaient attaqués. Le vizir, accoutumé à ne rien respecter, avait essayé de les surprendre, afin de les égorger à bas bruit. Mais ceux-ci, qui étaient sur leurs gardes, et retranchés dans leurs appartements, faisaient feu contre les assassins, de manière que cette résistance leur procura l'avantage de gagner le jour pour obtenir quartier. Ils rendirent alors leurs armes ; et, comme on n'osa les massacrer en vue du peuple, on se contenta de les charger de chaînes, sous prétexte qu'ils avaient tenté de s'évader; et, pour leur en ôter tout moyen, ils furent transférés dans les prisons du monastère du Sotiras, situé au couronnement de l'île du lac de Janina.

Maître, par cette mesure inique, de Moustapha-pacha, et des soixante et douze otages, le vizir Ali annonça immédiatement la résolution de se rendre à Cardiki. Son but était, disait-il, de rétablir l'ordre dans cette ville, d'y instituer un tribunal, et d'y organiser une police protectrice des habitants.

Comme on est accoutumé, sous un gouvernement absolu, à croire toujours le contraire des desseins que le despote manifeste, si ce

Salle de réception.

n'est lorsqu'il se prononce pour faire le mal, on avait des raisons plausibles de penser qu'il méditait quelque nouveau coup d'État. L'attentat envers les otages suffisait pour permettre de croire que les autres articles de la capitulation qu'il venait d'enfreindre à leur égard ne seraient pas mieux observés. On raisonnait de cette manière sur les projets du pacha, lorsque le 19 mars 1812, jour fixé pour son départ, je me rendis au palais, enfin de terminer avec lui quelques affaires.

Les troupes défilaient depuis le matin; les bagages sortaient du sérail; les pages, armés de toutes pièces, attendaient l'ordre de monter à cheval, quand je traversai les cours encombrées de clients qui attendaient un regard du maître. Ce moment ne s'effacera jamais de ma mémoire. Je venais de passer auprès de quelques têtes nouvellement coupées, qui étaient plantées sur des pieux; un tremblement involontaire m'agitait, quoique j'eusse dû être accoutumé à ce spectacle. Parvenu dans les vastes appartements du palais, on annonce le consul de France. Le rideau de brocart se lève; j'entre. Je vois Ali-pacha dans une attitude pensive, couvert d'un manteau écarlate, chaussé avec des bottes de velours cramoisi, appuyé sur une hache d'armes, et assis les jambes pendantes au bord de son sofa. Je m'étais placé, suivant l'étiquette, à sa droite, lorsque, revenu de son assoupissement, après avoir longtemps attaché ses regards sur les miens, il fit signe de la main à ses conseillers de s'éloigner.

Te voilà! me dit-il d'une voix étouffée; c'est toi, mon fils! Et prenant une de mes mains qu'il retint dans la sienne, il leva au ciel ses yeux humides de larmes : « Le sort est accompli; mes ennemis, » malgré leur dernière tentative d'évasion, n'ont pu pousser ma » clémence à bout; je les tiens en mon pouvoir, et je ne m'en servi» rai pas pour les perdre. Crois-m'en, mon cher consul; oublie tes >> préventions contre moi. Je ne te dirai plus de m'aimer; je veux t'y » forcer, en suivant un système opposé à celui que j'ai mis jusqu'à » présent en pratique. Ma carrière est remplie, et je vais terminer

Quelques mois auparavant, en sortant d'une conférence de nuit avec le vizir, je tombai, en traversant les cours mal éclairées du château, sur une pile de têtes nouvellement exposées. Depuis cet événement, qui ne me fit pas, au premier abord, une grande impression, j'avais conservé une telle horreur pour ces tristes débris, que j'étais saisi de terreur, chaque fois qu'en entrant au sérail, j'apercevais ces trophées du despotisme.

>> mes travaux en montrant que si j'ai été terrible et sévère, je sais >> aussi respecter l'infortune et l'humanité. »

Ce langage, nouveau dans la bouche du tyran, me surprit, au point que j'hésitais à le féliciter de ses bons sentiments. « Hélas! mon >> fils, poursuivit-il, le passé n'est plus en mon pouvoir; j'ai versé » tant de sang, que son flot me suit, et je n'ose regarder derrière

» moi. »

Le discours du vizir fut interrompu' dans cet endroit par un violent coup de tonnerre, qui fit trembler les voûtes du palais, et il reprit en soupirant « J'ai désiré la fortune, et je suis comblé de ses dons; » j'ai souhaité des sérails, une cour, le faste, la puissance, et j'ai >> tout obtenu. Si je compare la cabane de mon père à ce palais bril»lant d'or, d'armes, de tapis précieux, je devrais être au comble » du bonheur. Ma grandeur éblouit le vulgaire ; tous ces Albanais, > prosternés à mes pieds, envient l'heureux Ali Tébélen; mais si on »savait ce que me coûtent ces pompes, je ferais pitié. Je me montre » à nu devant toi; plains-moi. Parents, amis, j'ai tout sacrifié à >> mon ambition! J'ai étouffé... j'ai étouffé jusqu'à la voix de la »> nature !... (Il fit une longue pause.) Je souhaite que tu ne le saches jamais 2. Je ne suis entouré que de ceux dont j'ai égorgé les >> familles ; mais éloignons ces tristes souvenirs. Mes ennemis sont >> en mon pouvoir, je prétends les asservir par mes bienfaits. Je >> veux que Cardiki devienne la fleur de l'Albanie; et je me propose » de passer mes vieux jours à Argyro-Castron. Voilà les derniers >> projets que je forme; et si je pouvais obtenir Parga, que je te » demande inutilement depuis tant d'années; Parga que je payerais » ce qu'on voudrait, en te faisant une fortune brillante, tous mes » vœux seraient accomplis. Je ne te propose pas, mon cher fils, d'être » du voyage que j'entreprends. Le temps est mauvais, et, comme je

J'avais oublié dans ma première édition de consigner cette particularité, et de dire qu'Ali-pacha, superstitieux et pusillanime, comme tous les hommes cruels, avait une très-grande frayeur du tonnerre.

2 Ce secret m'est connu, et c'est un de ceux qu'il faut taire pour l'honneur de l'humanité, disais-je autrefois; cependant plusieurs personnes ayant donné des interprétations à cette note, je vais m'expliquer. Ce crime qu'Ali avait sur la conscience était d'avoir fait jeter dans le lac toutes les filles nées de ses femmes, par un sentiment qui le portait à croire que, par leurs alliances, elles deviendraient les esclaves de quelques beys ou pachas indignes de la splendeur de son nom. Quel tyran joignit jamais tant d'orgueil à tant de cruauté?

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