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» dans le secret; en voici un important que je te confie; prends ce > papier et lis-le attentivement. »>

« Juste ciel ! s'écria le caloyer, nos pressentiments ne nous avaient » que trop bien avertis. Lis; je t'expliquerai bien des choses que » tu feras connaître aux Souliotes, et plus tard à tous les Grecs. — » Les desseins des infidèles nous sont connus, mandait Khalet-effendi >> au sérasquier Ismaël, grâce aux soins d'une légation étrangère qui

nous a éclairés. C'est à nous de les prévenir, en frappant dans > l'ombre dont ils s'enveloppent les infidèles excités à nous dévorer. >> Tout chrétien capable de porter les armes doit être effacé du >> nombre des vivants. Les enfants måles seront circoncis et tenus en » réserve, pour en composer des légions de bektadgis dressées à la » tactique européenne. Afin de ne pas effrayer l'uléma, nous lais>> serons à cette milice le nom de janissaires, et ils composeront en » effet une nouvlle milice, qui régénérera l'empire. » Passant aux détails d'exécution, il disait comment on se déferait des Souliotes, des armatolis, des peuplades grecques de terre-ferme, et des insulaires de l'Archipel. Enfin l'instruction finissait par cette phrase: « La >> faux doit être mise dans le champ de la moisson avant que l'épi soit >> venu à maturité ; le mot de l'énigme te sera donné par Khourchid» pacha, qui te prendra pour l'exécuteur des volontés suprêmes de » notre glorieux sultan. »

a Eh bien ! reprit Ali, je n'ai qu'une courte explication à te don» ner: C'est que le retour du printemps doit être l'époque de l'accom» plissement des desseins du sultan Mahmoud. C'est à vous, qu'il » veut exterminer, de le prévenir; votre salut est entre vos mains, si » vous vous engagez à exécuter strictement les propositions suivantes, » que tu porteras de ma part à tes braves compatriotes: 1° Je leur »rends Souli; 2° je m'engage à leur payer, par anticipation, la solde > d'une année; 3° ils se sépareront sur-le-champ de l'armée ottomane; » 4° arrivés dans leurs montagnes, ils commenceront aussitôt les hos> tilités contre les Osmanlis; 5° pour gage de leur foi, ils me remet⚫ tront en otage un certain nombre des enfants des capitaines de » leurs pharès; 6° je leur délivrerai, à la signature de notre conven» tion, un ordre pour mon commandant de Souli, afin qu'il leur > consigne tous les postes, à l'exception de la forteresse de Caco» Souli. Reçois le protocole de notre alliance future; prends aussi » les instructions adressées par Khalet-effendi à Pacho-bey, et fais

> connaître le danger qui les menace à tes frères. Dans deux jours, » à la même heure, amène avec toi trois capitaines souliotes, munis >> de pouvoirs pour conférer, et nous conclurons le traité qui doit >> rendre à la Grèce son existence politique. >>

Parlant ensuite sur le ton de la confiance, Ali raconta à l'envoyé des Souliotes comment il avait déposé en main sûre, à Corfou, quatre millions des piastres turques, sur lesquels il les autoriserait à se prévaloir pour leurs besoins. Il ne lui laissa pas ignorer qu'il avait versé, dans une banque de Malte, deux autres millions réservés à des dépenses utiles à la cause commune. A ces mots de cause commune, le caloyer, l'ayant interrompu, lui demanda s'il entendait par là l'assistance des Russes? — « Catherine n'est plus,» repartit-il, « et les >> chrétiens de la Franghia dormiront au bruit de vos supplices, si » vous n'accomplissez pas vous-mêmes l'œuvre de votre salut. Ne >> comptez que sur vous seuls! Russes, Anglais, Nempsi (Autri» chiens), tous vous seront ennemis, dès qu'ils sauront que vous » voulez redevenir un peuple; ne perdez jamais de vue cette im»portante vérité. »

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Afin de prouver la sincérité de ses révélations, Ali insista pour que les Souliotes continuassent leurs négociations auprès de Pachô-bey, souhaitant qu'ils pussent même par ce moyen obtenir Souli. Enfin, il l'engagea à se conduire de manière que, la rupture des conférences venant de la part du sérasquier, les Souliotes connussent le double avantage de se séparer d'un parti inique, et d'embrasser celui du seul homme capable de changer le sort de l'Épire. Ayant fait ensuite apporter des capes, des armes, Ali les confia au religieux pour les distribuer aux principaux capitaines Souliotes; et il se hâta de le congédier pendant que la nuit pouvait encore dérober son passage à la vue des mahométans.

C'était, depuis quelque temps, la coutume du satrape de souper au milieu de ses odalisques, en faisant asseoir à sa gauche 1 Vasiliki, objet de sa tendresse, qui restait seule avec lui dès que le repas était fini. Les ombres silencieuses et les caresses d'une femme, dit un ancien, délassent Jupiter aux noirs sourcils, des soins fatigants de l'Olympe, de même la chrétienne de Plichivitzas adoucissait les chagrins cuisants d'Ali. Pressée quelquefois sur le sein du vieillard, qui répandait des

1 C'est la place d'honneur en Turquie.

larmes amères dès qu'ils étaient sans témoins, elle le nommait son père. Puis elle essuyait son front qu'elle couvrait de baisers, et, soutenant son courage par des paroles suaves, communes aux beautés de la Grèce, que la déesse de la persuasion ne manqua jamais d'animer de son souffle, elle ramenait le calme dans ses sens. Elle l'avait ainsi retiré de l'habitude de ne se confier qu'à l'odieux Athanase Vaïa, et l'aurore retrouvait souvent Tébélen et Vasiliki, non plongés dans la mollesse, mais occupés à lire des dépêches, ou à préparer quelques réponses. Il fallait parfois ébranler à plusieurs reprises la herse de la casemate, pour les avertir qu'il était temps de se séparer. Alors la reine du harem y rentrait pour se prosterner au pied de la Vierge de son oratoire, qu'elle priait d'épargner celui que tant de forfaits avaient déjà condamné au juste jugement de Dieu.

Le jour qui suivit l'entrevue de l'envoyé des Souliotes, Ali se trouvait encore avec sa consolatrice, lorsqu'on vint lui annoncer que l'ennemi s'avançait contre les retranchements élevés au milieu des ruines de Janina. En effet, on distinguait quatre colonnes dirigées vers le chemin couvert établi entre le château du lac et le fort de Litharitza. Les avant-postes repliés sur leurs lignes, déjà forcées dans deux endroits, ouvraient à l'ennemi l'entrée de la place d'armes pratiquée au centre de ces établissements. Vainement le canon tonnait, la fureur des assaillants triomphait des obstacles, et semblait prendre une énergie nouvelle au milieu du danger.

Ali ordonne à ses troupes guègues et aux aventuriers, dirigés par un sergent français (car dans tous les pays du monde où il se livre un combat, il s'y trouve un Français pour constater le fait), de se préparer à une sortie qu'il veut conduire en personne. Son embrochor ou grand écuyer lui amène le Derviche, cheval arabe, léger à la course et ferme dans le combat; son avdgi-bachi lui présente ses armes de tir, armes fameuses dans l'Épire, où elles sont l'objet des chants des Schypetars belliqueux, comme le bouclier d'Achille l'était parmi les Grecs des siècles héroïques. La première était un fusil de grande dimension, de la fabrique de Versailles, damassé en bleu, parsemé d'étoiles d'or, envoyé autrefois à Djezzar de Saint-Jean-d'Acre, par le vainqueur des Pyramides. Après la mort de ce pacha, il avait été présenté au malheureux Sélim III, qui le donna, comme prix de sa valeur, à Kior

• Avdgi-bachi, grand veneur.

Jousouf-pacha', que la fortune éleva trois fois au rang de vizir-azem2, pour l'en précipiter; celui-ci, en terminant sa longue carrière à Négrepont, l'avait légué à Ali Tébélen. Il le confie au criminel Athanase Vaïa; il remet à un de ses pages une carabine qui lui fut offerte en 1806, au nom de Napoléon 3; il fait suspendre aux arçons de sa selle le mousqueton de bataille de Charles XII; il l'avait reçu en présent du roi Gustave-Adolphe, lorsque ce monarque, trahi par la fortune, toucha à Prévésa, d'où il aspirait à se rendre au saint tombeau, qu'une intrigue diplomatique l'empêcha de visiter; il ceint le sabre révéré de Krim Guérai, dont Orcan, rejeton aîné de cette dynastie tartare, lui fit hommage, lorsqu'il reçut, avec deux de ses frères, une hospitalité généreuse à la cour du satrape de Janina *.

Il donne ensuite le signal du départ, et dès que sa troupe a franchi le pont-levis, il marche sur ses pas. Les Guègues et les aventuriers poussent un cri immense, auquel les assaillants répondent par de longs hurlements; et les échos du Pinde sont ébranlés d'un bruit pareil au fracas des vagues soulevées par la tempête. Le combat s'engage aussitôt de toutes parts, tandis qu'Ali placé sur une éminence voisine du consulat de France, cherche à distinguer les chefs ennemis. Il appelle et fait appeler Pachô-bey, mais vainement: Il n'est pas destiné, s'écrie-t-il, à vaincre ou à mourir en soldat. Apercevant le colonel des bombardiers impériaux, Hassan Stambol, en dehors des batteries, il fait signe de lui donner le fusil de Djézzar, et il l'étend mort, en disant: Je tire plus juste que le comparadgi-bachi 5 du sultan. On lui présente aussitôt la carabine de Bonaparte, et la balle atteint Kékriman, bey de Sponga, qu'il fit autrefois nommer pacha de Lépante. Ses soldats le remportent dangereusement blessé, maudissant le jour

'Kior-pacha, le Borgne, ancien marchand de riz, élevé trois fois au grand vizirat, deux fois généralissime, en Égypte et sur le Danube.

"Vizir-azem, grand vizir.

Par M. Julien Bessières, mon ami, qui m'accrédita en qualité de consul général à Janina.

L'ambassadeur de France Horace Sébastiani leur avait fait obtenir une pension qui, ayant cessé d'être payée à la mort de Sélim III, les força de venir chercher fortune à Janina en 1811. Ali leur assigna, indépendamment de traitements pécuniaires, des petits gouvernements, tels qu'Arta, Paramythia, où ils résidèrent jusqu'en 1816. C'est cette dynastie qui succède de plein droit au trône, en cas d'extinction de la lignée ottomane.

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où l'ambition lui fit quitter les montagnes du Zadrima, pour courir la carrière périlleuse des grandeurs.

A ce dernier coup, les Gogs du bataillon rouge, reconnaissant l'homicide Ali, dirigent une vive fusillade contre l'ennemi de leur vizir Moustaï Scodra; aucun coup ne l'atteint; ses jours ne devaient pas être tranchés de la main des braves. Dès que la fumée s'éclaircit de ce côté, il distingue Capelan, pacha de Croie, qui fut jadis son hôte, et, après avoir prié l'esprit de sa mère1 de diriger la mort contre un parjure, il le frappe à la poitrine; Capelan pousse un cri aigu, tandis que le cheval, qui sent chanceler son maître, s'effarouche, et porte le désordre parmi les soldats du Drin. Hadgi Bédo de la Chimère, qu'on surnommait le Bec-de-lièvre, Moustapha Barberousse de Conitza, Ibrahim le Balafré, de Caulonias, les jumeaux d'Avlone, Baïram et Islam, tombent sous ses coups; la terreur s'empare des Osmanlis, qui fuient dans des directions différentes; quand, saisissant le mousqueton de Charles XII, qu'il regardait comme un talisman plutôt que comme une arme offensive, il appela pour la seconde fois en combat singulier, Ismaël Pachô-bey....; mais le sérasquier avait déjà regagné seslignes.

On compta les morts, et on trouva du côté des Osmanlis vingtdeux chefs et cent cinquante soldats tués, tandis que Ali n'avait à regretter que quarante-deux soldats et un capitaine. Ce fut une allégresse, car les assiégés, qui ne pouvaient plus se recruter, savaient le prix des braves qu'ils perdaient. Il ordonna leurs funérailles, et il reprit le chemin du château du lac au bruit des fanfares et des acclamations de ses soldats, chargés des dépouilles, des armes et des têtes de leurs ennemis ".

Il était midi lorsque Ismaël rentra sous sa tente, et les impériaux ainsi que leurs chefs déposaient à peine leurs armes, quand on aperçut, à l'extrémité méridionale du vallon de Janina, un nuage de poussière qui annonçait l'apparition d'un corps nombreux de troupes. On détacha une compagnie de Délis à sa rencontre; et bientôt ils revinrent annoncer l'approche de Baltadgi, vizir de Négrepont. Il amenait sous ses drapeaux un renfort de quinze cents Asiatiques,

Mavá pou, 6olta, assiste-moi, ma mère; tel fut son cri sinistre.

Le récit de cette action est littéralement extrait du rapport d'un des secrétaires d'Ali, qui m'a été transmis par M..... domicilié à Corfou, que la police anglaise m'empêche de désigner autrement, dans la crainte de le compromettre.

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