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villages. On regrette maintenant Ali-pacha, et peut-être....— Rassurez-vous, dit un Albanais mahométan, en donnant une accolade à une outre de vin qu'il achevait de vider; « les Souliotes conduits par Botzaris sont rentrés dans leurs montagnes, et les beys dont vous vous plaignez auront bientôt à qui parler. »

A cette nouvelle, les douaniers se retirent, croyant entendre l'orage d'une insurrection éclater sur leurs têtes. Chacun d'eux, quoique intérieurement satisfait, craint de s'être compromis, tandis que le Schypetar continue à donner au consul tous les détails de la défection des Souliotes. Celui-ci s'informe s'il peut poursuivre son voyage avec quelque apparence de sûreté. « Votre nom et ma présence » peuvent vous faire passer par le trou d'un serpent. Achmet Dem, » qui n'a point oublié les obligations qu'il vous doit, gouverne à

Philatès; l'ancien ami de votre frère, Dagliani, commande à » Margariti, et vous trouverez un camarade à Parga. » On ne pensa plus en conséquence qu'à se procurer des chevaux, et un oncle de la bonne Vasiliki, épouse d'Ali Tébélen, ayant humblement demandé à faire partie de la suite du consul de France, on se mit en route.

La caravane, composée de huit personnes de quatre religions différentes, car il y avait cinq chrétiens de deux rites différents, un juif et deux mahométans, passa la Thyamis au lever du soleil. Au delà commençaient les ruines, traces lugubres laissées par un corps de soldats turcs qui avaient traversé la Thesprotie pour monter à Janina. Les barbares avaient porté au loin la désolation, et les voyageurs durent coucher à la belle étoile, dans la cour du kan de Gomenizzé, qui avait été brûlé. Un page d'Ali, blessé d'une balle,' ainsi qu'un pauvre Grec d'Argos, parurent pour se recommander au consul de France. Il prit l'un sous sa protection, et paya le passage de l'Argien, qu'il fit embarquer à bord d'un de ces bateaux nommés Kirlan-guitchs ou Hirondelles, qui allait faire voile pour le Péloponèse.

La nuit fut calme, et les échos seuls des montagnes répétaient à de longs intervalles le bruit du canon de l'armée assiégée et assiégeante de Janina. Au point du jour on partit ; le page blessé reçut une monture, et on arriva à quatre heures du soir à Parga. « Mes yeux se » sont remplis de larmes en entrant dans cette ville, la plus pittoresque » du monde. Parga, occupée par huit cents familles chrétiennes, » n'en possède plus maintenant que vingt, dont huit seulement

» appartiennent à l'ancienne population. Elles se sont cantonnées > dans la même rue, comme pour se préserver de la frayeur qu'inspire >> naturellement une place abandonnée. L'eau de la grande source, » apportée sur les hauteurs de l'acropole, n'étant plus contenue, » déborde à travers les rues qu'elle dégrade, pour se creuser un lit, » d'où elle tombe en cascade dans la mer. On lit inscrits sur quelques » murs des anathèmes éternels contre les Anglais, et les habitants

vendus par eux à l'iniquité d'Ali Tébélen ont tracé des croix sur » leurs portes, comme pour protester contre l'occupation des bar» bares >>

Prévésa, l'Acarnanie et l'Étolie furent les villes et les contrées que M. Hugues Pouqueville visita jusqu'à Missolonghi, d'où il passa par mer à Patras, où il débarqua le 16 décembre. Notre commun ami M. Dubouchet Saint-André, nommé au consulat de Prévésa, l'y attendait, et, après lui avoir remis ses instructions, ce loyal serviteur du roi prit aussitôt le chemin de l'Épire. Ce fut ainsi que se trouvèrent placées les deux sentinelles perdues de la diplomatie du roi de France, qu'on verra figurer au milieu des scènes de désolation qui ne tardèrent pas à couvrir la Grèce.

Celle qui semblait alors en première ligne était occupée par le chevalier Dubouchet Saint-André, qui ne semblait être accouru du fond de l'Argolide, où il était consul, que pour assister au dénoûment du drame de l'Épire. L'alarme, ainsi que l'avait dit le Thesprote de la douane de Sayadèz, régnait dans le camp d'Islam.

Dès qu'on eut perdu de vue les Souliotes, des cris de rage éclatèrent dans l'armée ottomane. On exposa publiquement les cadavres des musulmans tombés sous les coups de Botzaris, et Ismaël-pacha, qui craignait les excès d'une soldatesque fanatique, ayant convoqué un grand divan, les pachas, plus empressés d'y accourir qu'au combat, s'y rendirent en hâte. Jamais Agamemnon n'avait rassemblé sous sa tente tant de chefs turbulents, qui ne s'accordaient entre eux que sur un point, celui de perdre Ismaël pour succéder à son pouvoir. Voulant flatter des hommes avides de sang, il leur apprit que ses coureurs avaient intercepté un pli du consul autrichien de Patras, adressé à Ali-pacha, par lequel il l'informait qu'il avait expédié à Pétersbourg l'envoyé porteur de dépêches qu'il lui avait recommandé, et qu'il eût

Extrait du journal de M. H. Pouqueville.

bonne espérance. On décida de transmettre ces lettres à Constantinople, et de faire pendre sans autre information le messager, qui fut aussitôt exécuté. Le supplice de cet inconnu, qu'on disait être Polonais, ayant calmé les barbares, empressés de venger la mort de leurs camarades tués par les soldats de Botzaris, en faisant main basse sur les chrétiens employés dans l'armée, on s'occupa des affaires.

La raison et la politique conseillaient de tranquilliser la population grecque; de nouer sous main quelques négociations propres à neutraliser la diversion d'une peuplade dangereuse par sa valeur; mais on fit tout le contraire. Les têtes de Nothi et de Marc Botzaris furent mises à prix, ainsi que celles de tous les guerriers de la Selléide, qu'on taxa à des sommes tellement exorbitantes, que l'excès de la prime du sang prouvait plus la terreur qu'ils inspiraient, que l'espérance de parvenir à les frapper. On fit ensuite intervenir l'archevêque Gabriel, auquel on ordonna d'excommunier les Souliotes, leurs villages, et jusqu'aux arbres de leurs montagnes. Le prélat ayant humblement remontré au sérasquier qu'avant d'allumer les cierges noirs de l'anathème, il devait employer sa médiation paternelle pour ramener les Souliotes à l'obéissance, en les admonestant au nom du Dieu commun qu'ils adoraient à ce nom de Dieu commun, les enfants d'Agar blasphèment contre la divinité du Christ... On commande au prélat d'obéir; il s'incline respectueusement. On le traite d'infidèle, de Cafre, de rebelle, et, les bras croisés sur sa poitrine, il reste muet comme son divin maître devant le tribunal d'Hérode. On le conspue, on le menace du gibet, et, n'en pouvant rien obtenir contre sa conscience, Gabriel est chassé de l'assemblée. Les chouas le poussent dans la cour, d'où ses diacres, qui l'attendaient, le conduisent au monastère des religieux Sinaïtes de Sainte-Catherine, que les flammes de l'incendie avaient épargné.

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Non content d'affliger l'église de Janina dans la personne de son vénérable pasteur, le conseil arrêta à l'unanimité que, pour prévenir toute espèce d'insurrection, on sommerait les capitaines des armatolis et leurs soldats de livrer leurs armes dans un délai fatal. Cela fait, le sérasquier, deux vizirs, sept pachas et dix-huit cadis ou juges, enfants de Bélial, réunis en conseil, ne voulant pas se séparer sans dresser un acte mémorable de leur fureur, jurèrent, la main levée sur le Coran, de fixer incessamment un jour pour égorger en masse tous les chrétiens capables de porter les armes. Les Euménides avaient secoué

leurs torches au milieu du divan de Pachô-bey. Le fanatisme allait diriger le bras de quinze mille séides, quand Anagnoste ayant prévenu les notables d'Agrapha du dessein des Turcs, ceux qui se trouvaient au camp se dérobèrent par la fuite aux poignards.

A dater de ce jour, les primats et les capitaines Étoliens cessèrent tout rapport avec les autorités turques, et la terreur passa des Grecs alarmés au cœur des mahométans, épouvantés d'une défection aussi soudaine que générale. Leurs inquiétudes augmentèrent encore par la disparition d'Anagnoste, qui s'enfuit avec les papiers et une partie de la caisse d'Ismaël-pacha. Le génie du mal l'avait attaché à tous ceux qu'il avait servis; et le même génie nous dérobe encore la trace des pas de cet être mystérieux, qu'on perd de vue au milieu de la Valachie, où l'on sait que ses correspondances aboutissaient.

Tandis que la consternation répandue dans l'armée des impériaux aigrissait les chefs, qui ne se rassemblaient plus que pour s'accuser mutuellement d'impéritie, les Souliotes, conduits par Nothi Botzaris, entraient dans les montagnes de la Selléide. Ils les avaient saluées de mille et mille cris de joie, quand leur messager, porteur de la lettre d'Ali Tébélen adressée à son sardar 1, revint avec sa réponse. Il disait en termes polis aux chefs, qu'ils fussent les bienvenus, d'occuper toutes les positions des montagnes, à l'exception de la forteresse dont la défense lui était confiée.

Les Souliotes, qui avaient perdu de vue leur patrie depuis tant d'années, avaient déjà passé l'Achéron, et, parvenus au moulin de Dâla, ils restèrent confondus en apercevant au-dessus de leurs têtes, au lieu d'une tour autrefois bâtie à Kiapha, une vaste forteresse garnie de canons. Ils sentirent qu'on les avait trompés; cependant, comme ils étaient de bonne foi, ils ne conçurent aucune crainte, et ils continuèrent de monter jusqu'au grand Souli, où ils campèrent en étendant leurs postes entre Tzangaraki et Kounghi. Établis sur ces points, ils s'y retranchèrent en élevant quelques ouvrages, et en faisant prévenir le commandant turc qu'ils garderaient Husseinpacha, petit-fils d'Ali, jusqu'à ce qu'ils se fussent expliqués avec son grand-père, relativement à l'occupation d'un fort dont ils ignoraient l'importance, quand ils conclurent leur traité. Les Souliotes conservaient, au moyen de cet otage, une garantie; et le commandant,

'Châtelain.

qui avait sa responsabilité à sauver, se trouva par le fait bloqué au milieu des postes qu'ils établirent à l'entrée des moindres défilés.

Les descendants des Selles, qui avaient vécu depuis seize ans au milieu des Européens, ne ressemblaient plus à leurs ancêtres que par la bravoure. Une nouvelle génération était en quelque sorte née sous les drapeaux de France, de Russie et d'Angleterre. Ils avaient acquis des connaissances militaires en assistant à la dernière lutte de l'Europe, lorsque celui qui la dominait vit briser son sceptre à Paris. Soixante et douze d'entre eux avaient alors combattu à Montereau, à Champ-Aubert, à Fontainebleau ; et ils avaient rapporté de France, avec sa langue qu'ils parlaient, une admiration sans bornes pour ses guerriers quoique malheureux. Le raisonnement, qui s'acquiert par la communication avec les hommes, leur avait appris qu'il faut autre chose que de la valeur pour obtenir une existence durable. On convint donc, à défaut de point central, de s'environner d'une confédération composée de tous les chrétiens de la Thesprotie, et on décida de les traiter en frères. Cependant, comme, en fait de prétentions patriciennes, les hommes renoncent difficilement à leurs préjugés, on résolut de former deux divisions en dehors des pharès, du centre, regardées comme étant de race primitive, qui conservèrent le nom de Souliotes. On distingua ensuite sous celui de Para-Souliotes ou Épi-Souliotes les habitants de la plaine, et on appela Paraliens les Grecs de l'Aïdonie qui habitent jusqu'à la plage de la mer Ionienne, où se trouve le port de Glychys; quant aux droits civils, on ajourna cette question à d'autres temps. Le point essentiel était de se battre, et Nothi Botzaris, élu polémarque dans la première assemblée des capitaines, qui eut lieu au moulin de Dâla, compta bientôt sous ses drapeaux trois mille cinq cents guerriers, au lieu de neuf cents qu'il avait amenés de Janina. On convint ensuite d'arborer l'étendard de la croix au faîte du pic de Sainte-Vénérande; et l'aigle de la Selléide, Marc Botzaris, fut ensuite détaché avec un corps de deux cent quarante hommes, pour s'emparer du poste retranché des Cinq-Puits 1.

On était informé que, l'armée impériale manquant de munitions, le sérasquier Ismaël avait détaché le sélictar de Dramali à l'Arta pour réunir la poudre et les balles qui se trouvaient dans cette ville ainsi

Voyez, pour la topographie de ces localités, le tome III, pages 293 et 436 de mon Voyage dans la Grèce.

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