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qu'à Prévésa, sans oublier le produit des recettes publiques, qui était affecté aux dépenses du camp. Après avoir vidé les bourses et les magasins, il était parvenu à former une caravane qui devait remonter à Janina. Elle se composait de cent trente charges de mulets, et d'une escorte de deux cent quatre-vingts spahis, appuyés par autant de soldats asiatiques, armés de mousquetons et de larges cimeterres.

Pour enlever ce convoi, les Souliotes se seraient contentés d'un détachement de vingt-cinq hommes; mais indépendamment d'un coup de main, Nothi avait combiné une opération d'une plus haute importance. Les instructions remises à son neveu portaient qu'il s'embusquerait entre Coumchadèz et Mougliana, où il attaquerait l'ennemi. Maître du convoi, il le ferait aussitôt escorter jusqu'à Souli, tandis qu'il se porterait par une marche rapide sur les Cinq-Puits. Dans le cas où les Turcs retranchés dans ce poste viendraient à apprendre ce qui se passait, il ne devait pas s'en inquiéter jusqu'au moment où, vainqueur du sélictar de Dramali et précédé de l'épouvante qu'il aurait répandue parmi les Osmanlis, il se dirigerait contre eux. Enfin il était enjoint à Marc Botzaris, une fois maître du kan des Cinq-Puits, de s'y retrancher pour couper les communications entre Janina et l'Arta, et de le réduire en cendre s'il était forcé de l'abandonner.

C'était par ces faits d'armes que les Souliotes voulaient clore l'année 1820, et se venger d'Ismaël-pacha. Ils espéraient aussi, en occupant cette position, réunir les débris des bandes d'Odyssée, répandues dans le mont Djoumerca, et attirer à eux une foule de mécontents, qui n'attendaient qu'un signal pour se déclarer. Ils se flattaient encore qu'en acquérant une grande importance militaire, Ali, sentant de plus en plus le besoin de leur appui, se déciderait à les mettre en possession du château de Kiapha, objet de leurs vœux, qui ne devaient pas être sitôt exaucés.

Le convoi ne se fit pas aussi longtemps attendre que la possession de cette place. Les Turcs, commandés par le sélictar de Dramali, sortis d'Arta en chantant, après avoir caracolé au milieu des plaines spacieuses de l'Amphilochie, arrivent au défilé de Coumchadèz. Ils poussent des cris, ils tirent des coups de fusil afin d'épouvanter les voleurs qui pouvaient s'y trouver, aimant mieux les effrayer que de s'exposer à les combattre.

Les Souliotes, que ce fracas avertit de l'approche des ennemis, se

tapissent derrière les rochers; et, quand ils voient le convoi entièrement engagé dans le défilé, ils l'attaquent à la tête et sur ses flancs. A la vive fusillade qui part de plusieurs points, les paysans qui conduisaient les bêtes de charge se jettent par terre; les Osmanlis, non moins effrayés, se débandent, en laissant, avec le trésor et les munitions, vingt-cinq morts, quarante blessés et cinq prisonniers au pouvoir de Marc Botzaris. Les Souliotes, descendus de leurs embuscades, poursuivent les Asiatiques restés à l'arrière-garde, qui jettent leurs armes pour se sauver avec toutes les forces que la peur, divinité énergique des lâches, leur donna en ce jour.

On les laisse se dérober à la mort, et des huées, pareilles à celles des Grecs campés aux rivages de l'Hellespont, lorsqu'ils voyaient les magnanimes Troyens fuyant devant le divin fils de Laërte, fécond en ruses, se font entendre. Le convoi, les dépouilles éparses des vaincus, les têtes des tués et les prisonniers étant rassemblés, les mêmes paysans qui conduisaient les mulets du sélictar sont dirigés avec la capture et ces trophées vers les montagnes de la Selléide, sous l'escorte de quarante palicares aux belles chevelures 1.

Marc Botzaris marche aussitôt du côté des Cinq-Puits, aux chants répétés de l'hymne de gloire Allons enfants des Grecs, Aeūte maidè, tūv Evv, que les échos de la Parorée répétaient pour la première fois. Ελλήνων, Parvenu à la hauteur du mont Sideros, d'où l'on domine l'horizon de la Hellopie et du pays des Cassiopéens jusqu'à la mer de Leucade, il détache quelques soldats pour reconnaître l'ennemi. Pareils aux chasseurs des montagnes, ils descendent d'entablement en entablement jusqu'à portée de fusil du caravanserai; ils prêtent l'oreille, sans entendre aucun bruit; et ils provoquent les Turcs en les sommant d'apporter leurs armes, sans qu'aucune voix se fasse entendre... Un vieillard grec se présente, et leur apprend que les barbares se sont sauvés avec les fuyards qui leur ont appris la prise du convoi au pas de Coumchadèz. Il les engage à s'avancer, et ceux-ci ayant dépêché un soldat d'ordonnance à Marc Botzaris, il vint s'établir au poste des Cinq-Puits qu'il trouva abandonné, mais non évacué, car il s'y empara des munitions dont on l'avait approvisioné pour une défense de deux mois.

Les impériaux, fuyant dans des directions opposées, portèrent à Janina et à l'Arta la nouvelle de la prise du convoi, qui avait été 'Extrait d'une chanson grecque.

suivie de celle du caravanserai des Cinq-Puits. Le bruit des succès des Souliotes, grossi par la renommée, arriva presqu'en même temps à Prévésa, dans l'Acarnanie, et jusqu'aux Thermopyles. Les Grecs, ravis au fond du cœur, feignaient d'être consternés des victoires de leurs coreligionnaires. Plus humbles que jamais, ils s'évitaient car ils savaient que la tyrannie épiait leurs mouvements. En effet on observait tout ce qui se passait, et un renégat turc, appelé Véli, accusé d'avoir ri de la déconfiture du sélictar, quoiqu'il prétendît, pour s'excuser, que c'était de l'idée de savoir les âmes de ses frères entre les bras des célestes houris, avait été aussitôt pendu par Békir Dgiocador. Chacun tremblait depuis cet exemple, et Porphyre, archevêque d'Arta, ne trouva moyen d'éviter un sort pareil qu'en excommuniant Souliotes, armatolis, et tous ceux contre lesquels on voulut qu'il lançât ses foudres spirituelles.

Les anathèmes, maintenant aussi ridicules que les enchantements qui suspendaient, dit-on, le cours de la lune, n'avaient pas empêché le convoi, escorté par quarante soldats, d'arriver au pied des montagnes de la Selléide. Le chef qui les commandait s'arrêta au pont de l'Achéron, pour donner le temps au polémarque de recevoir avec solennité les captifs, les trophées, les munitions et les dépouilles enlevés aux ennemis. En attendant, on arbora, sur des pieux où elles devaient rester, les têtes des musulmans, tristes débris pareils à ceux que le bouillant Achille exposait aux regards des Grecs, quand il faisait servir de pâture aux chiens et aux oiseaux du ciel les cadavres des héros tombés sous ses coups 1.

Nothi Botzaris étant descendu de la montagne, accompagné d'un cortége de femmes et d'enfants, licencia les paysans grecs de l'Amphilochie, auxquels il rendit leurs mulets sans rançon. Il commanda ensuite de transporter les objets capturés à Kounghi, et les robustes filles de la Selléide, les ayant chargés sur leurs épaules, ouvrirent la marche en chantant. Après elles s'avançaient les quarante palicares, suivis de deux beys, de deux mollas, docteurs de la loi du prophète, et d'un candi, les mains attachées derrière le dos, montés sur des ânes au poil noir luisant et poli. Ces captifs, orgueil de leurs castes, étaient escortés par les enfants des pharès 2 qui les chassaient devant

' Iliad., lib. 1, v. 3, 4.

2 papà. Ce terme altéré correspond, dans l'acception vulgaire, à celui de ❤pzopíx ou tribu.

eux en maudissant Mahomet, sa doctrine, son culte et la majesté du croissant. Arrivés au plateau supérieur des montagnes, on s'assit à un banquet préparé pour les vainqueurs. La première santé fut portée par le polémarque Nothi, qui se rafraîchit d'une libation offerte à sainte Vénérande, dont les autels ont succédé à ceux des divinités de l'Érèbe. On permit ensuite au proto-palicare de faire le récit du combat de Coumchadèz, et de nommer ceux qui s'y étaient particulièrement distingués. Il répondit que dans une affaire où les Turcs ne s'étaient présentés que pour fuir, personne n'ayant eu occasion de se signaler, il n'avait à montrer aux Souliotes que le convoi enlevé aux Osmanlis. On applaudissait à sa modestie, lorsqu'un courrier, expédié par Marc Botzaris, annonça la nouvelle de la prise du caravanserai des Cinq-Puits. Après avoir entendu la lecture de sa dépêche, les gérontes votèrent une doxologie au Pantocrator (Tout-Puissant). et une panégyrie en l'honneur de la Reine couronnée, mère de Dieu. On procéda ensuite à l'encan des esclaves. Les deux docteurs de la loi furent adjugés à un bohémien pour la valeur d'un âne; le prix des deux beys fut porté à une oque de tabac, et le cadi, n'ayant pas trouvé d'enchérisseur, fut rendu à la liberté. Après cette scène dérisoire, faite pour inspirer le mépris des mahométans aux enfants de Souli, on ordonna de transporter hors des terres de la république les esclaves, que les Turcs de Paramythia s'empressèrent de racheter et de consoler de leur humiliation.

Le temps des alarmes réservées aux enfants d'Agar était arrivé, et le sérasquier Ismaël, livré aux plus cruelles anxiétés, tenait vainement conseil sur conseil, afin de concilier les esprits. Les hommes accoutumés à la domination ne reviennent jamais à des idées d'équité sociale. Loin de se reprocher de s'être aliéné les Souliotes, on ne se réunissait que pour s'accuser mutuellement d'avoir manqué plusieurs occasions de s'en défaire. Le texte et la lettre des instructions du sultan, qui commandait l'extermination des chrétiens, était positif, pourquoi avoir tardé si longtemps? L'esprit d'Ali Tébélen, qui agitait les plus furieux, les faisait opiner à attaquer sur-le-champ les peuplades armées de la Hellade; il ne fallait pas laisser d'ennemis sur ses derrières, et c'était un crime, à les entendre, d'avoir seulement l'idée de traiter avec des rebelles. On ne devait écouter les raïas qu'à genoux, la corde au cou, et le cri commun des chefs était : Tout ou rien. La Grèce allait bientôt leur répondre du haut de ses montagnes : Mort aux tyrans!

Cependant, en considérant qu'on ne pouvait continuer le siége des châteaux de Janina et entreprendre des expéditions éloignées, on ajourna à regret le grand projet d'extermination au printemps. C'était l'époque métaphoriquement indiquée par le sultan, ou plutôt par sa khazenédar-ousta 1, Dilbesté, femme sanguinaire, qui s'était emparée de l'esprit de son maître, depuis que Khalet-effendi avait pris le maniement des affaires publiques. On décida de renforcer la garnison de Mezzovo, d'occuper militairement Calaritès, afin de garder les défilés de la Thessalie, de retrancher le mieux qu'on pourrait le camp de Janina, ainsi que la position de Dgélova, où Ismaël pacha avait établi son quartier général.

Ces dispositions purement défensives n'annoncèrent pas l'intention de tenir la campagne, plusieurs soldats profitèrent de la circonstance pour retourner dans leurs villages, sans en demander la permission. La cavalerie, dont les chevaux périssaient en détail, ayant menacé de s'insurger, si on ne fournissait pas des fourrages, on fut obligé de lui laisser repasser le Pinde afin d'aller hiverner aux environs de Pharsale. Chaque jour les tentes devenaient désertes, et sans l'arrivée d'un renfort de quinze cents hommes recrutés dans les vallées du mont Pangée, qui accompagnaient un convoi considérable de provisions de bouche et de munitions de guerre, c'en était fait de l'armée impériale.

Les canonniers, qui n'étaient plus occupés qu'à piller aux environs de Janina, reprirent une ardeur nouvelle en recevant des munitions de guerre qui leur donnaient les moyens de faire plus de fracas que de causer de dommages au rebelle. Les pachas cessèrent de se quereller, et, devenus soupçonneux, leurs délibérations ne roulèrent plus que sur des mesures de police.

En traitant ces questions, ils n'eurent pas de peine à se convaincre qu'ils n'étaient entourés que d'ennemis, et la terreur vint s'asseoir au milieu de leur divan. On ne pouvait se fier aux Albanais mahométans, disaient-ils; leur attachement au proscrit exigeait qu'on s'assurât de leur foi au moyen d'otages qu'ils remettraient dans un terme de rigueur. C'était l'opinion du Romili vali-cy, osmanli regardé comme l'ennemi déclaré des Schypetars. Ceux-ci, ne sachant pas où

1 Dhazenédar-ousta, trésorière de la garde-robe et du harem. Elle accompagne les femmes du sérail à la maison de plaisance où elles passent l'été. Le nom de Dilbesté, signifie celle qui lie le cœur.

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