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l'on en voulait venir, s'inquiétèrent peu de cette détermination des tchorbagis ou mangeurs de soupe, dénomination de mépris sous laquelle ils comprennent les Turcs étrangers à leur langue! Une autre décision du conseil fut de surveiller les notables, le clergé, et jusqu'aux Grecs qui portaient des vêtements d'une étoffe plus recherchée que celle des paysans.

Ces mesures, plus propres à détruire la confiance qu'à ramener l'ordre, étant arrêtées, le prédicateur du camp prononça un discours que la gravité de l'histoire ne permet pas de rapporter, mais qui fut suivi des résolutions suivantes, qu'il est nécessaire de consigner, pour faire connaître le génie d'un peuple étranger à nos mœurs.

Ayant démontré la nécessité de recourir à un doua, ou prière générale, afin d'invoquer l'assistance divine, on fit choix de trente-six officiers, tous portant le nom de Mahomet, qui furent chargés de réciter quatre-vingt-douze fois par jour, pendant le quart d'un mois lunaire, le premier chapitre du Coran 1, l'orateur s'engageant, pour sa part, à psalmodier deux fois le livre entier dans le même espace de temps. L'iman ou aumônier général, convint de répéter soixante et douze fois, chaque jour, l'excommunication contre Cara Ali. L'inspecteur des poids et mesures jura, au nom du prophète, qu'il ferait clouer par les oreilles à un poteau tout juif surpris en contravention aux ordonnances. Les derviches hurleurs réunis à Bonila, depuis que le canon de l'excommunié avait renversé leur teké ou monastère, convinrent de recevoir à tour de rôle soixante et douze coups de discipline de la main de leur Baba ou supérieur, en s'offrant ainsi en sacrifice pour le salut d'Islam.

Les exercices du Doua ayant commencé, on n'entendit que prières, on ne vit, dans le camp, que macérations, qui amusaient plus les Schypetars qu'elles ne les édifiaient. Dans l'intervalle des cantiques et des sermons, les artilleurs, enflammés d'un zèle nouveau, et doués d'une adresse inconnue, parvinrent à faire brèche au château de Litharitza; et le temps d'expiation finissant au moment où un pan de mur qui la rendait praticable s'écroula, Ismaël proposa, pour couronner une œuvre sainte, de monter à l'assaut.

A ces paroles, prononcées avec résolution, l'armée cria à la trahison,

' Ce chapitre ressemble au psaume Deus in adjutorium de nos eucologes, et n'a guère plus de versets.

prétendant que les glacis de la place étaient minés; les chefs demandèrent à délibérer, et le conseil, tombeau de toutes les résolutions généreuses, s'étant réuni, on rejeta l'avis du sérasquier. On décida, pour couvrir une lâcheté, d'entreprendre une expédition contre les Cinq-Puits, afin d'en chasser les Souliotes; et le Romili vali-cy, uni à Baltadgi-pacha, fut détaché à la tête de cinq mille hommes pour attaquer deux cents Grecs retranchés dans ce caravanserai.

L'argent et les insinuations d'Ali Tébélen avaient causé cette détermination. Les chefs qu'il avait gagnés, à l'exception du sérasquier et de Dramali, voulaient faire échouer l'entreprise formée contre le rebelle, afin de perdre les créatures de Khalet-effendi ainsi que ce ministre. Mais autant ils avaient ce projet à cœur, autant ils brûlaient du désir de châtier les Souliotes; la voix du fanatisme s'était élevée contre eux. C'était depuis longtemps le premier exemple donné, de chrétiens qui avaient osé lever le glaive sur la tête des fils d'Ottman ; le sang turc avait coulé; il criait vengeance; il y avait nécessité d'étouffer la rébellion dans son berceau. Marchez, criaient les faquirs; Marchons, répétaient les pachas, les Dal-kilidjs', les Serden-guetchdis 2, les Yerli-néférats et les Gueunullus, marchons contre les infidèles; et on se prépara à partir après avoir chanté le Polychronison des césars du Bas-Empire, que les Janissaires mêlent aux acclamations qui suivent leurs prières, pour souhaiter de longues années à l'Ombre de Dieu sur la terre, leur glorieux sultan.

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Le songe pernicieux adressé, sous les traits du fils de Nélée, au roi des rois Atride Agamemnon, ne fut pas plus fatal aux Grecs que cette inspiration du fanatisme ne le devint aux chefs et à l'armée des Ismaélites. Aucun Schypetar n'avait voulu se mêler à leur entreprise; et les Souliotes, prévenus de ce qui se tramait par un émissaire qu'Ali

' Dal-kilidjs ou sabres nus, compagnies de 200 à 250 hommes, auxquels on accorde une haute paye. (Dohsson, État de l'empire ottoman, tome III, édit. in-folio.)

2 Serden-guetchdis, qui a renoncé à sa tête, compagnies d'enfants perdus qu'on emploie dans les occasions périlleuses. Ibid.

Yerli-néférats, milices provinciales levées dans un pays menacé, espèce de troupes d'insurrection. Ibid.

• Gucunullus, mot à mot guenillards ou descamisados, sorte de volontaires que la misère, le désir du pillage ou le fanatisme attirent à l'armée. Ibid.

Allah eumurler viré padischa effendimizé, que Dieu conserve les jours de l'empereur notre maître,

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Tébélen leur avait dépêché, se préparèrent à recevoir les Osmanlis. Marc Botzaris, qui avait doublé le nombre de ses soldats des débris de la bande d'Odyssée, unis aux guerriers d'Agrapha, plaça les deux tiers de ses troupes en embuscade dans les rochers, voisins du kan, en leur enjoignant de n'attaquer les Turcs que quand ils les verraient aux prises avec la totalité de leurs forces. En conséquence de ce plan, il se retira dans l'enceinte du poste fortifié, et ses palicares ayant occupé les embuscades qu'il leur avait assignées, on attendit les barbares.

La distance entre le Janina et les Cinq-Puits est de sept heures de marche. Les Osmanlis, au nombre de cinq mille qui étaient partis après le coucher du soleil, dans l'espoir de tromper les Souliotes et de les surprendre, parurent, au premier crépuscule du matin, devant le caravanserai, qu'ils attaquèrent en poussant des cris effroyables. Les uns, armés de haches, essayaient de briser les portes; les autres s'accrochaient aux murailles pour les escalader, et, plus le feu des chrétiens en renversait, plus le nombre des assaillants semblait s'accroître. Les derviches hurlaient; la fureur redoublait; on se pressait; on s'aidait à monter ; quelques-uns étaient déjà parvenus au couronnement de la muraille au milieu d'une fumée épaisse de mousqueterie, quand les Grecs placés en embuscade, apparaissant subitement, étonnent, attaquent et culbutent les Osmanlis.

Une voix se fait entendre: Dgiaour gueldi, l'infidèle arrive; et, pareils à des chevreuils, tant le courage est fugitif parmi les plus braves, les Turcs se débandent. Ceux qui, attachés aux créneaux, affrontaient la mort, cédant à la terreur, se laissent tomber, pour se sauver. La cavalerie, plus empressée à fuir qu'aucune autre troupe, passe à travers l'infanterie qui encombre le chemin pratiqué en escaliers, depuis le fond du bassin de Varlaam, jusqu'au caravanserai. Les pachas, Baltadgi et Sélim, suivis de leurs deli-bachs, renversent une foule de soldats au fond des précipices. Vainement les lâches font retentir l'air du cri de grâce, aman! Les Souliotes, attachés à leur poursuite, les accablent en lançant des rochers qui entraînent des avalanches de cailloux sur les fuyards, que Marc Botzaris, sorti de la forteresse, refoule dans le chemin des échelles, où ils tombent par centaines.

Au milieu de cette confusion, c'en était fait des Turcs qui s'étaient vantés de rapporter les têtes des chrétiens, et d'épouvanter, par le

supplice de ceux qu'ils prendraient vivants, ceux qui seraient tentés de les imiter, si Marc Botzaris avait eu assez de troupes pour les poursuivre et leur couper la retraite au défilé de Thyriaki. Contraint de les laisser fuir à travers champs, il remonte au kan des Cinq-Puits, où, trouvant qu'on a tranché les têtes de ceux qui sont tombés sous la main de ses soldats, il empêche d'en dresser un trophée.

On compte les morts, dont le nombre, beaucoup moins considérable qu'on ne l'avait jugé, après un pareil désordre, se montait, du côté de l'ennemi, à deux cent quatre-vingts hommes, tandis que les Souliotes n'avaient à regretter que dix de leurs braves. On rassemble ensuite les armes qui s'élevaient à quinze cents fusils. Les pelisses, les turbans, sont étalés devant les soldats, et, après avoir rendu grâce à Dieu de la victoire, on procède au partage du butin, qui aurait donné lieu à des altercations fâcheuses, sans la sagesse de Marc Botzaris, qui empêcha les vainqueurs d'en venir aux mains.

Tandis que les Souliotes et les braves d'Agrapha se querellaient pour les dépouilles des Turcs, ceux-ci étaient accueillis au camp de Janina par les sarcasmes des Schypetars. Accablés de honte et de douleur, ils venaient, ainsi que leurs chefs, de rentrer sous les tentes, lorsqu'un Tatare, expédié de Constantinople, apporta au sérasquier Ismaël la nouvelle que Khourchid, vizir de Morée, était promu par sa hautesse au commandement général de l'armée d'Épire.

FIN DU SECOND VOLUME.

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