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Qu'on se représente un enclos carré et sans abri, destiné à héberger les buffles, dans lequel se trouvaient renfermés six cent soixante et dix individus partagés entre l'espérance et la crainte. Qu'on s'imagine leur frayeur en voyant subitement paraître, sur les murs, une nuée de brigands armés, et on aura une idée du lieu de la scène, des victimes et des bourreaux. Cependant les Cardikiotes étaient sous le glaive de la mort, sans savoir ce qui se tramait; ils se flattaient peutêtre encore, lorsqu'au signal donné par le vizir, en élevant sa hache d'armes, une décharge générale de mousqueterie, suivie d'un long hurlement, leur apprit que tout était fini pour eux. On se servait des armes abandonnées par les tchoadars, qu'on faisait passer aux meurtriers afin d'entretenir un feu roulant, à travers lequel on entendait des voix lamentables. Les malheureux qui essayaient d'escalader les murailles étaient poignardés; la fusillade renversait le fils sur le sein de son père; le frère dans les bras d'un frère, et le sang des vieillards se mêlait avec celui des adolescents; enfin, au bout d'une heure et demie de carnage, les cris cessèrent et le bruit des armes finit avec

eux.

Tandis que cette exécution se passait dans le kan de Chendrya, Cardiki rétentissait des gémissements des enfants et des femmes qu'on arrachait des foyers paternels. Des mères de famille, accoutumées à l'opulence, des jeunes filles que l'hymen allait couronner de roses, étaient livrées à la brutalité d'une soldatesque effrénée. C'était le résultat de la convention stipulée au banquet de la vengeance, entre le tyran et son implacable sœur. On les traînait, après les avoir déshonorées, devant Chaïnitza, n'ayant, pour défense et pour appui, que l'accent de la douleur et leurs larmes. Meurtries, déchirées de coups, ces femmes, qui ignoraient ce qui se passait à Chendrya, arrivent à Liboôvo, et tombent muettes de frayeur aux pieds de leur ennemie. Chaïnitza commande qu'on arrache leurs voiles, qu'elles soient dépouillées, que leurs chemises soient taillées au-dessus des genoux ; et qu'on coupe leurs chevelures, dont on charge une estrade. Elle monte sur ce trophée, elle plane sur une population inanimée, elle triomphe, et, l'insulte à la bouche, elle prononce cet arrêt, aussitôt répété par les crieurs publics: «Malheur à quiconque donnera un >> asile, des vêtements, du pain aux femmes, aux filles et aux >> enfants de Cardiki. Ma voix les condamne à errer dans les forêts, » et ma volonté les dévoue aux bêtes féroces dont ils doivent être la > pâture, quand ils seront anéantis par la faim. »

Frappées de cet anathème, les victimes passèrent le restant du jour et la nuit entière exposées aux injures de l'air, en faisant retentir les rochers de Liboôvo de leurs plaintes. Quelques femmes expirèrent dans les douleurs de l'enfantement; des enfants périrent de froid et d'inanition. Tous auraient succombé, si le satrape, moins dénaturé que sa sœur, n'eût révoqué la sentence de cette créature impie, en décidant que les débris de la population de Cardiki seraient vendus pour être dispersés dans des lieux éloignés.

Il ordonna, après avoir fait dépouiller les morts, qu'on formât plusieurs trains composés de cadavres des Cardikiotes, afin que, entraînés par le Celydnus dans le lit alors écumant de l'Aous, ce spectacle glaçât d'épouvante les peuples de la Iapourie, depuis Tébélen jusqu'à Apollonie, où ce fleuve verse ses eaux dans l'Adriatique1. Il décréta ensuite qu'un marbre transmettrait à la postérité le souvenir de l'accomplissement des volontés suprêmes de sa mère! Ainsi, les voyageurs qui parcourent la vallée de Drynopolis ne manquent plus de visiter le kan de Vouvali, voisin de Chendrya, ils lisent, sur un cippe élevé au milieu des ossements amoncelés des Cardikiotes, l'inscription suivante écrite en lettres d'or, dans les langues turque et grecque, qui indique le nombre de morts privés de funérailles, avec les dates de l'année et du mois où se passa le tragique événement que je viens de raconter 2.

Ali-pacha, après avoir assouvi sa vengeance, prit la route de Tébélen, où il arriva assez à temps pour faire saisir douze Cardikiotes, établis dans cette ville, qu'il fit égorger sur le tombeau de sa mère.

C'est à présent qu'Ali-pacha étant mieux connu dans l'Europe, je me suis hasardé de publier plusieurs particularités, que j'avais omises dans sa biographie, en craignant alors d'être taxé de ressentiments contre sa personne.

2 Voici la traduction de cette inscription qui a été mise en vers par les rapsodes épirotes:

De la part du très-formidable Ali-pacha à ses voisins.

Moi, vizir Ali-pacha, quand je me rappelle le grand massacre arrivé ici j'en suis affligé. Qu'une pareille catastrophe puisse jamais ne se renouveler ! Je recommande pour cela à mes voisins de n'offenser jamais ma famille, et d'être soumis à mes volontés, s'ils veulent vivre heureux ! Ceux qui obéiront, et me seront affectionnés peuvent compter qu'ils vivront en paix.

Cette extermination (des Cardikiotes) a eu lieu en mil huit cent douze, le 15 mars (v. st.) jour de vendredi après le delino (ou troisième prière), le soleil étant au moment de se coucher.

Après avoir assisté en personne à leur supplice et placé des gardes sur le bord du fleuve, afin qu'on l'avertît de l'arrivée des trains de cadavres, il se retira dans l'intérieur de son vaste palais. Il voulut qu'on y célébrât une fête, à laquelle il présida, en faisant chanter les ministres de ses plaisirs, et en prescrivant à ses saltimbanques d'exécuter des danses, dans lesquelles on insulta, par d'horribles bouffonneries, au souvenir de ceux dont le sang fumait encore. Les acclamations d'une foule d'esclaves et de prostitués étaient un nouvel aliment pour ses fureurs; il se repaissait de ce spectacle, qu'il savoura jusqu'à une heure fort avancée dans la nuit.

Quelle nuit, après quarante-huit heures passées dans l'ivresse du carnage, pouvait lui rendre le calme? Les vapeurs du sang avaient échauffé sa tête, et une sombre mélancolie succéda bientôt au délire de ses esprits. Il tomba dans une profonde tristesse; il révoqua la consigne donnée aux sentinelles placées au bord de l'Aous pour l'avertir quand on verrait approcher les trains de cadavres; il s'agitait, il sanglotait, il n'avait plus personne à égorger, il lançait des imprécations étouffées, il ne pouvait dormir, lorsqu'une idée, à laquelle il s'arrête, le frappe. Il pense (je tiens cette révélation de ses secrétaires Colovos, Manthos et Costas, que je puis maintenant nommer), que les otages de Cardiki, détenus au monastère de Sotiras, dans l'île du lac de Janina, sont peut-être plus tranquilles que lui... Ils reposent, s'écrie-t-il; eh bien! qu'ils ne se réveillent que pour descendre dans la nuit éternelle, 'o ta xatayóvia! Il appelle aussitôt un de ses grammatistes, auquel il dicte leur arrêt de mort, et, par une sorte de débauche de sang, il comprend les beys d'Avlone dans l'ordre fatal qu'il lance. qu'ils périssent, ajouta-t-il, et que ne puis-je !... Il s'arrêta, et on comprit qu'il voulait désigner le beau-père de ses fils.

Pendant ce temps que l'absence du sommeil lui permit de consacrer tout entier au crime, le vizir Ali dépêcha un courrier à son fils Véli-pacha, pour l'engager à faire exterminer les habitants de Cardiki attachés à son service 1, et il expédia des circulaires partout où il se trouvait des hommes nés dans cette ville, afin de les faire périr. Il retrouva ainsi la gaieté en se repaissant de l'idée d'exterminer jus

' Véli-pacha refusa d'obtempérer aux ordres de son père, et, pour pallier son refus, il se contenta de licencier les Cardikiotes qui étaient à son service.

2 Il écrivit à Méhémet Ali, pacha d'Égypte, pour le prier de seconder ses fureurs; mais celui-ci refusa de tremper ses mains dans le sang des proscrits.

qu'au dernier des citoyens de l'Abantide, et le jour naissant le vit occupé à dresser la liste de proscription de ceux qui avaient trahi Ibrahim-pacha, contre lequel sa bouche n'avait osé articuler l'arrêt fatal resté suspendu au bord de ses lèvres.

Dès que l'ordre du tyran, adressé à Mouctar-pacha, fut parvenu à ce stupide enfant du meurtre, les supplices des otages et des beys d'Avlone, qui avaient trompé le vizir Ibrahim, commencèrent à Janina. Démir Dost, et soixante et dix beys ou barons, passèrent successivement par la main des bourreaux, qui épuisèrent sur eux tous les raffinements de la cruauté. Comme on employait, avant de les faire mourir, le moyen des tortures, afin de leur faire révéler les trésors qu'ils possédaient et le nom de leurs débiteurs, la marche des supplices fut lente et sinistre. Chaque jour révélait au peuple effrayé les crimes de la nuit qui l'avait précédé. Le lac rejetait les cadavres de personnes inconnues; on trouvait, sur les routes, des troncs sans tête, dévorés par les chiens; on voyait, dans plusieurs endroits, des trous nouvellement recomblés, et la consternation était générale. On tremblait de se parler dans les rues; on évitait de se saluer, craignant que de simples politesses ne fussent prises pour des signes d'intelligences secrètes; des marques de compassion ou de larmes auraient été un délit capital, et tous les yeux étaient secs. Les marchés publics étaient déserts; on ne se rendait plus aux églises, et les mosquées étaient abandonnées. Des patrouilles nombreuses parcouraient les rues; des délateurs travestis épiaient les moindres discours; l'espionnage était établi dans les tavernes, et le soupçon planait sur toutes les têtes qui étaient aussitôt frappées qu'accusées. On n'osait tenir de feux allumés chez soi, dès que le soleil était couché; et on appréhendait, même en famille, de se livrer aux épanchements de la confiance, persuadé que, sous un gouvernement immoral, les pierres mêmes des prisons ont de l'écho.

Je m'étais rendu au sérail le matin qui suivit la dernière nuit des supplices, car les œuvres de mort du despotisme ne s'accomplissent jamais que dans les ténèbres. Mouctar-pacha, qui gouvernait pendant l'absence de son père, me reçut d'un air égaré; ceux dont il était entouré semblaient frappés d'épouvante. Après les saluts d'usage, je m'aperçus que le moment n'était pas propice pour parler d'affaires; le pacha ne me répondait que par monosyllabes; ma présence le gênait. Il était distrait, inquiet, lorsque deux bohémiens, sales et

bideux, se présentèrent en rampant, à la porte du conseil. Il sourit convulsivement en leur demandant si tout était fini. « Oui, sei>> gneur.Ont-ils beaucoup pleuré ?- Beaucoup.-Comme vous >> voilà faits! - Ils avaient tant de sang... » Je m'esquivai pour ne pas entendre davantage.

Je vis, au retour de son expédition, le vizir Ali qui, feignant d'ignorer ce qu'il m'avait dit au moment de son départ, débita devant ses conseillers une apologie fastidieuse de sa conduite, afin de m'ôter l'envie de confondre sa duplicité. Reprenant ensuite le cours de ses vengeances, il ne tarda pas à frapper Moustapha, pacha de Delvino, sur la nouvelle que la Porte venait, quoique prisonnier, de le réintégrer dans son emploi. Il le condamna à périr de faim dans sa prison, et cet infortuné eut le sort d'Ugolin. On le trouva adossé contre un mur, les mains appuyées sur ses genoux, tel qu'un homme paisiblement plongé dans un sommeil profond. Le tyran n'osa cependant attenter aux jours d'Ibrahim-pacha, qu'un ordre du sultan lui ordonnait d'élargir et de remettre en liberté. Il se contenta de faire disparaître ce vieillard et son fils, qu'il renferma dans les cachots les plus inaccessibles de son palais.

Ce dernier forfait portait la désolation dans l'âme de ses deux filles, épouses de Mouctar et Véli-pacha; mais leurs larmes ne purent engager les deux pachas à faire une démarche honorable, quoique probablement inutile, pour changer le sort de leur beau-père. La voix seule d'un derviche osa s'élever en faveur de la vertu, et annoncer les malheurs destinés à fondre sur la tête du satrape. Ce philosophe, le cheik Jousouf, vénéré des mahométans à cause de l'austérité de ses mœurs, aussi peu inquiet des menaces du tyran que de la terreur de son nom, monte, sans se faire annoncer au palais. Les gardes se lèvent à son aspect, les portes s'ouvrent; le satrape quitte son sofa pour s'avancer au-devant de celui que le respect précède, et auquel il fait signe de s'asseoir, sans qu'il veuille prendre place à ses côtés.

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Ali, tremblant, le conjure en vain de s'asseoir sur le divan; il est frappé du calme du derviche et comme ébloui de l'éclat qui semble jaillir de ses yeux. Le criminel est en présence de son juge, qui lui reproche le sang répandu, ses attentats contre l'humanité, et les malheurs du vizir Ibrahim, regardé comme le plus vertueux des Islamites. Il tonne contre les déprédations du tyran : « Les biens que le

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