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béissance, le divan jugea convenable d'appuyer ses raisons du concours de la force armée. Le soin de réduire Czerni George fut en conséquence confié à Khourchid-pacha, qu'on faisait reparaître en scène toutes les fois qu'on avait quelque entreprise difficile à terminer. Son ennemi Khalet-effendi, qui avait été longtemps stipendié par Alipacha, avait cru se venger de Khourchid, en le forçant à faire attaquer les Serviens; mais les événements ne répondirent pas à ses

vœux.

Le vieil ennemi de la race tébélénienne, Khourchid, bien convaincu qu'il ne tirerait de Constantinople que des embarras, songea à se créer des ressources particulières. Il appela en conséquence autour de lui les timariots et les spahis de la Turquie d'Europe. Content de ces milices, qu'il sut plier à une discipline sévère, et des secours tirés de la Bosnie, qui se leva en masse à ses ordres, il ne voulut pas qu'Ali-pacha ni aucun de ses fils fussent conviés à l'honneur d'une expédition qu'il eut la gloire de terminer, avec une étonnante rapidité, par l'entremise de son lieutenant général Redget aga2.

C'est pour la première fois que j'ai nommé Khalet-effendi, courtisan délié du sultan, qu'on verra figurer dans la suite de cette histoire, au milieu de la commotion qui ébranla l'empire ottoman. Il mandait à Ali de surveiller les desseins des Français, et de profiter des circonstances, pour tenter un coup de main contre Parga, en le prévenant d'agir de manière à pouvoir être désavoué sans se compromettre, s'il échouait dans son entreprise.

Dès ce moment les vociférations, signe ordinaire de l'impuissance, cessèrent, et on s'aperçut bientôt des préparatifs d'une expédition extraordinaire. Pendant les mois de janvier et de février, les routes furent couvertes de troupes qui arrivaient à Janina, et on dut à

Khourchid avait été nommé grand vizir après le traité de Bukarest en 1812.

2 Belgrade, Schabatz, et toutes les principales forteresses de la Servie se rendirent à Redget aga. Sept mille hommes, qui défendaient le camp de Negotin, furent tués ou pris, et leur commandant Velko resta au nombre des morts. Les troupes placées vis-à-vis du vieux Orsova se retirèrent dans l'île de Borechs, où elles furent passées au fil de l'épée. Lonitza, Kladova, Persa Palanka furent dévastés par les Turcs. Ce qui échappa de Serviens se retira dans les montagnes. Czerni George s'enfuit en Russie, obtint le grade de général, l'ordre de Sainte-Anne, et fut pendu quelque temps après avec ses décorations. Telle fut l'issue d'une insurrection provoquée et alimentée par le cabinet de Pétersbourg. Le grand vizir Khourchid, plus humain, employa ensuite les voies de douceur pour ramener ce qui restait de Serviens dans leurs foyers.

l'indiscrétion de Mouctar-pacha d'être prévenu des desseins de son père. On entrait dans le mois de mars, quand le vizir, levant le masque, appela le consul de France au sérail, pour lui notifier qu'il allait porter du côté de Parga un corps d'armée de cinq à six mille Albanais, commandé par ses lieutenants Hagos Muhardar et Omer Brionès, qui seraient subordonnés à son fils Mouctar. A cette déclaration, le consul demanda au vizir ce qu'il prétendait en dirigeant des troupes vers cette frontière? « M'emparer d'Agia, combattre ses >> habitants rebelles, et les poursuivre jusque dans Parga, s'ils s'y >> réfugient! Les choses étant ainsi, reprit celui-ci, mon rôle de >> négociateur finit, et je vous prie de me donner des passe-ports » pour sortir à l'instant de l'Épire. » Déjà le consul se levait pour sortir, lorsque Ali le retint, en le saisissant avec force par le bras: a Suis-je votre prisonnier? - Non, écoute... Je suis informé que » les Parguinotes traitent dans ce moment, pour livrer leur ville aux » Anglais, tandis qu'ils négocient auprès du général Donzelot, afin » d'en obtenir de l'argent et des munitions. Juge et prononce si tu >> peux me laisser prévenir dans l'occupation d'une place cédée à la » Porte par un traité, et qui doit faire partie de mes domaines. Mes > troupes partent cette nuit; elles s'abstiendront de toute hostilité ; » mais si l'œuvre de la trahison s'accomplit, je les placerai de ma»nière à gagner les Anglais de vitesse.»

Dans toute autre circonstance, le consul aurait répliqué au vizir que son stratagème serait considéré comme un acte d'hostilité; mais il feignit de se payer de ses raisons. Fronçant alors le sourcil, Ali lui demanda une lettre pour le commandant de Parga Hadgi Nicole, colonel des chasseurs d'Orient, afin de l'engager à remettre la place; et, lui ayant répondu qu'il ne pouvait le faire, il changea brusquement de batterie. Il proposa d'envoyer à Corfou un négociateur, chargé de porter au général Donzelot des propositions tendantes à lui demander la remise immédiate de Parga aux conditions les plus avantageuses, et les plus honorables pour nos armes. Le consul saisit avec empressement cette idée, qui lui parut offrir le seul moyen de sauver

'Nicole, surnommé Hadgi, à cause qu'il avait fait le pèlerinage de Jérusalem, natif de Tchesmé, dans l'Asie mineure, s'était illustré au service des beys d'Égypte, et depuis sous les drapeaux français. La vie de cet homme, mort à Marseille en 1816, fournirait une histoire très-intéressante, si on parvenait à retrouver les mémoires qu'il avait dictés à un officier général de notre armée d'Orient.

une population chrétienne, qu'il avait protégée depuis tant d'années au péril de sa vie. Le commissaire du vizir qui devait se rendre à Corfou fut laissé à son choix, et on présume bien qu'il désigna un homme digne de sa confiance: ce fut George Tourtouri de Calarités, dont on peut maintenant prononcer le nom, pour reposer l'attention du lecteur sur une des créatures les plus vertueuses de l'Épire. Il fut convenu qu'on lui donnerait une lettre d'introduction auprès du général, et que Colovos, drogman du vizir, se rendrait à l'instant chez le consul, pour se concerter sur sa rédaction. Ali parut enchanté de cette déférence, et promit de ne rien entreprendre avant d'avoir une réponse de Corfou.

Colovos, après avoir reçu les dernières instructions du pacha, n'eut pas plutôt rejoint le consul, qu'il lui confia que l'intention positive de son maître était d'attaquer Parga, de risquer un coup de main contre cette ville, et il finit en conjurant le consul d'aviser aux moyens de déjouer ses projets. Tourtouri, pénétré du même désir, prit Dieu à témoin qu'il avertirait le général Donzelot des desseins perfides du satrape, et qu'il emploierait tout pour faire échouer la négociation dont il le chargeait. On convint qu'il fallait d'abord donner avis au colonel Hadgi Nicole de la marche de l'ennemi. Mais quels moyens employer? Le consul était cerné dans sa maison par les agents de la police du pacha, et personne n'osait en sortir ni y entrer sans se rendre suspect. Une lettre pouvait être interceptée, et alors elle compromettait le but qu'on se proposait. On était réduit aux expédients quand Tourtouri se souvint d'un vieillard qui l'avait servi dans des moments difficiles, et il se chargea de l'expédier du lieu de son domicile. On lui remit un billet sur lequel était écrite la simple annonce du danger; et il fut convenu que cette dépêche laconique serait cachée dans les vêtements du messager, auquel on sut donner un zèle intéressé.

Colovos et Tourtouri assurèrent au consul la vérité de ce que lui avait dit le pacha au sujet des négociations des Parguinotes avec les Anglais. C'est nous autres Grecs, dit le premier en riant, qui leur avons suggéré cette idée! Pour se justifier, il me raconta que la marche des événements permettant de croire que Corfou allait échapper aux Français, les Grecs avaient dû songer aux intérêts de la dernière peuplade chrétienne libre de l'Épire. On avait la parole de M. Foresti, résident de S. M. B., qui était parti pour se rendre auprès du général Campbell à Zante, afin de négocier cette affaire; et si le vizir ne réus

sissait pas, les Anglais occuperaient Parga aussitôt après sa défaite!.... Mais, ajouta Colovos, tremblez pour vos jours s'il triomphe; car c'est dans la victoire que les lâches sont à craindre.

Le consul apprit à son réveil le départ du vizir pour Prévésa, et celui de son fils Mouctar qui avait pris la direction de Paramythia, en même temps que l'arrestation de cinq jeunes Parguinotes, qui avaient des demi-pensions au collège de Janina. Croyant alors qu'on allait peut-être commettre contre lui quelques violences, il mit ses chiffres ainsi que ses papiers les plus précieux en lieu de sûreté ; paya les gages à ses domestiques, le salaire aux janissaires; et, pour savoir s'il était encore libre, il envoya demander des chevaux de poste à Tahir þelouk-bachi. Celui-ci répondit qu'il n'en avait pas de disponibles, ce qui était croyable, et qu'il conseillait au consul de rester tranquillement chez lui, sans sortir. Cet avis ne lui en disait que trop, et sa situation aurait été accablante, s'il n'avait eu alors la compagnie de MM. Smart Hughes et Townley Parker.

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Quoique en guerre avec la Grande-Bretagne, le consul général de France avait toujours accueilli avec cordialité les voyageurs anglais. Il jouissait de l'avantage de rencontrer dans ceux qui se trouvaient alors à Janina deux étrangers auxquels il put confier son cruel embarras. Ils l'entendirent; et, pour la première fois de sa vie, il souhaita de voir le pavillon britannique remplacer celui de France sur une place menacée par la férocité d'Ali-pacha. Sans doute que la perte de ce poste, jointe à l'occupation récente de Paxos par les Anglais, allait gêner les approvisionnements de Corfou; mais cette considération cédait devant l'intérêt plus puissant de l'humanité. Il semblait démontré qu'une fois Parga occupé par les Anglais, jamais la croix ne ferait place au croissant, et que les destinées d'Albion, aussi durables que son empire maritime, seraient désormais celles des Parguinotes.

Tandis qu'on se repaissait de ces espérances, les hordes d'Ali-pacha commandées par des chefs obscurs, qu'il aurait volontiers sacrifiés si la France s'était trouvée en mesure d'exiger un jour des réparations, franchissaient les sommets des monts Vigla et Alecci qui commandent l'entrée du défilé septentrional de Parga. Mouctar-pacha s'était arrêté à Paramythia ; Omer Brionès et Hagos Muhardar, auxquels il avait 'Auteur d'un excellent voyage dans la Grèce, publié à Londres en 1820. 2 A dix-huit milles de Parga.

remis le commandement des troupes, avec l'injonction de s'arrêter en deçà de la frontière, avaient lancé ces bandes qui dénoncèrent les hostilités en poussant des hurlements et en faisant retentir les échos d'une bruyante fusillade. Elles venaient de s'emparer d'Agia, où elles n'avaient trouvé que quelques vieillards à égorger. Elles étaient altérées de carnage; l'aspect du territoire chrétien redoublait la soif du sang qu'elles éprouvaient. Elles dépassent la limite sur laquelle était bâtie l'église de la Vierge de Zaglianitza. Elles arrivent, ayant en tête deux cent cinquante cavaliers, au poste de Saint-Triphon, où trente soldats français les arrêtent, en jetant par terre une foule de barbares. Les cavaliers, qui se poussent dans une descente rapide, roulent bientôt sur les cadavres amoncelés au fond de l'étroit sentier par lequel ils débouchaient au galop; l'infanterie se mêle avec les chevaux, le commandement n'est plus entendu, et la déroute commence. Nos braves, qui n'avaient perdu que deux de leurs camarades, élèvent leurs shakos sur la pointe de leurs baïonnettes. Les cris, longtemps inséparables, de France et de victoire, se faisaient entendre, lorsqu'un signal parti de l'acropole de Parga les avertit de se replier sous le canon de ses remparts. On avait aperçu une nuée de Turcs descendant des hauteurs de Rapéza, qui manœuvraient pour les envelopper.

A cette vue, la bande schype qui fuyait reprend courage. Les cris de Allah, de Mahomet et de mort aux infidèles retentissent, et, transportés de fureur, les barbares pénètrent dans les rues de Parga. Soudain le canon du château tonne, les soldats et les habitants se retranchent dans les maisons; huit cents Parguinotes embusqués vers le défilé du mont Pézovolos qui conduit à Moûri, rétrogradant brusquement contre l'ennemi, se répandent en tirailleurs sur son flanc gauche, et commencent un combat meurtrier. Français, Grecs, vieillards, femmes, enfants, rivalisent de courage et d'audace. Du fond des bosquets d'orangers, où l'œil des Turcs ne peut les découvrir, et des jardins ombragés de cédrats enlacés de guirlandes de roses et de jasmins, partent mille et mille coups de fusil, qui portent la destruction parmi les Turcs. Une fumée épaisse, d'où jaillit la mort, enveloppe les voûtes de verdure naguère asile de la paix, lorsque nos grenadiers, descendus de l'acropole, attaquent l'ennemi en front. Le bruit des tambours, du canon et de la mousqueterie achève la défaite des mahométans. Ils se débandent, ils abandonnent sur le

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