Images de page
PDF
ePub

de la régénération

DE LA GRÈCE.

LIVRE DEUXIÈME.
(Suite.)

CHAPITRE V.

Prise de Leucade par les Anglais. — Politique double d'Ali à ce sujet. — Il dépouille l'agent qu'il avait envoyé à Londres. — Résolution irrévocable du sultan contre le satrape de Janina. - Départ de ses fils pour l'armée. Leur lâcheté. — Projets des Anglais contre Corfou déjoués. - Excommunication lancée contre Napoléon, propagée jusqu'en Turquie. — Mort d'Aden-bey; fureurs de sa mère Chaïnitza. - Destitution de Véli-pacha. — Prise et captivité d'Ibrahim-pacha. — Attentat du satrape contre le pavillon français. - Suites de cette affaire. — Arrivée d'une foule d'émissaires anglais à Janina, et de Hudson Lowe. Mouctar nommé beglier-bey de Bérat. - Prise d'Argyro-Castron ; — de Cardiki. - Entretien d'Ali avec le consul de France. Entrevue d'Ali avec sa sœur Chaïnitza. — Massacre des Cardikiotes. Supplice des otages. — Apostrophe du cheik Jousouf contre Ali, qu'il attaque en face. Ses malédictions.

Tandis qu'Ali-pacha expulsait de Bérat le beau-père de ses fils, les Anglais, qu'il avait invités dès l'année 1807 à attaquer les Sept-Iles, ayant fait insurger Cérigo, Zante, Céphalonie et Ithaque, s'en étaient emparés et les gouvernaient sous le titre spécieux d'iles affranchies ( isole liberate ), qu'elles ont depuis si cruellement expié. Cette conquête, à laquelle Ali était digne d'avoir contribué, puisqu'elle était le résultat de la trahison, lui donnait une importance que le secrétaire d'État deS. M. B. chargea ses émissaires d'entretenir et de fomenter, parce qu'on avait besoin plus que jamais de l'assistance d'Ali pour

délivrer également Leucade du pouvoir des Français, qui rendaient cette île heureuse. Le nom de Castlereagh prenait ainsi date dans les annales de l'Orient, où sa mémoire sera inséparable à jamais du souvenir des calamités de la Grèce, auxquelles il a si puissamment contribué.

On eut les premiers avis des projets de l'Angleterre contre Leucade, dès le mois de janvier 1810, au moment où un mécontentement sourd agitait la Sicile, à laquelle W. Bentinck avait octroyé une charte et des lois, au mépris de l'autorité souveraine de son roi légitime. Le gouvernement de Corfou, informé de ce qui se tramait, écrivit en France pour proposer de faire, du côté de Messine, une diversion capable de le dégager sur le point où il était directement menacé; on donna l'éveil partout où il convenait; mais on comprit qu'on ne pourrait sauver Sainte-Maure des efforts d'une puissance maîtresse de la mer.

Persuadé qu'Ali se compromettrait dans cette circonstance, le consul français résolut de l'observer, et de venger l'humanité du plus cruel de ses ennemis. Le tyran avait perdu toute retenue, et son fils Mouctar, rentré à Janina sans congé, savait si peu dissimuler, que toute la ville était imbue par ses discours des desseins ambitieux de son père qui n'allaient à rien moins, depuis l'envahissement de Bérat, qu'à s'emparer de Scodra, et à donner à l'Orient l'Hèbre pour frontière au sultan. La fortune qui avait corrompu la famille de Tébélen, l'entraînait à sa perte; son existence était un long délire, parce que, oubliant non-seulement que celui-là se trompe qui croit pouvoir faire quelque action ignorée de Dieu, elle ne gardait pas même les convenances politiques attachées à sa condition.

La gravité de l'histoire ne permet pas de rapporter les manœuvres honteuses employées pour corrompre la fidélité des Leucadiens ; ce qu'on dirait n'ajouterait qu'une série de perfidies de plus au triste tableau des siéges entrepris depuis l'origine des guerres. Il suffit de présenter les Anglais abordant aux plages de Sainte-Maure; l'évêque de Leucade, comblé de nos bienfaits, faisant insurger les paysans des montagnes en faveur de l'ennemi; les armatolis abandonnant nos

Εἰ δὲ θεὸν ἀνὴρ τις ἔλπεσταί τι λασόμεν

Έρδων, ἁμαρτάνει.

Pindar. Olymp., 1.

drapeaux; un bataillon italien, formant partie de la garnison du château, refusant de se battre, et la défense de cette place en mauvais état reposant sur soixante canonniers et trois cents soldats français, pour donner l'idée d'un événement qui serait sans importance, s'il ne servait à faire connaître de plus en plus Ali-pacha.

Je me trouvais avec lui à Prévésa; nous assistions en quelque sorte aux combats, et l'allié prétendu du ministère anglais ne manqua pas, dans cette circonstance, de donner des preuves de sa loyauté aux nobles amis qu'il voulait avoir pour voisins. Par son entremise, je fis entrer M. le colonel du génie Baudrand, dans la place assiégée, tandis, qu'il retenait à souper le général anglais Oswald, qui était venu lui faire une visite, avec M. Spiridion Foresti, ministre de S. M. B., auxquels il protestait de son dévouement inviolable. Il m'aida également, en les trompant, à procurer des approvisionnements, des signaux de reconnaissance aux assiégés; et il offrit, si je voulais engager notre général à évacuer la citadelle, de l'occuper et de faire cause commune avec nous contre les Anglais. Mais on n'avait pas encore donné à l'Europe le coupable exemple d'une ville civilisée, livrée aux Turcs, comme cela a eu lieu depuis par rapport à Parga. L'idée d'une action qui aurait mis une population chrétienne, quoique reprochable à notre égard, à la discrétion d'Ali-pacha, me fit repousser ses propositions (quoique j'eusse carte blanche pour agir sans responsabilité), et je laissai courir les événements selon leur marche naturelle. SainteMaure, assiégée, bombardée, au moment de voir écrouler une façade entière de ses remparts, capitula; et le général Oswald, après en avoir pris possession, vint, de la meilleure foi du monde, recevoir les félicitations du vizir Ali et le remercier publiquement d'avoir contribué au succès de son entreprise.

J'ignore si le canon de la Tour de Londres annonça la victoire du général Oswald; mais l'excursion imprudente qu'il fit à Prévésa, où il triompha au bruit des salves de mousqueterie des Albanais, fut pour leur vizir Ali une visite fatale. Le souvenir des lauriers de Miltiade ne fut jamais aussi sensible à la pensée de Thémistocle, que les égards témoignés par les Anglais au satrape de Janina le devinrent au successeur des califes, Mahmoud II. La renommée, qui grossit tout dans la bouche des Orientaux, ne parlait pas seulement d'un parc assez ordinaire d'artillerie, que le ministère britannique lui avait envoyé; c'était un arsenal entier, et de plus, des trésors immenses qu'il

avait fait verser dans son épargne. L'âme avide du sultan s'enflammait à l'idée de l'or donné à Ali, et il disait comme son aïeul Abdouhamid au baron de Tott, qui lui vantait les présents faits par la Russie à Krim Gueray, et on ne me donne rien, à moi ? sans penser que la gloire seule est l'apanage d'un roi.

Ali, plus favorisé et non moins rapace que le Grand Seigneur, n'avait pas manqué de faire rendre compte à son envoyé Seïd Achmet de Salone, non pas des détails diplomatiques de sa mission, qui ne l'intéressaient qu'accidentellement, mais des cadeaux qu'il avait reçus, dont il le dépouilla, prétendant qu'un esclave ne pouvait exploiter une mine qu'au profit de son maître. Le Grand Seigneur aurait pu faire le même raisonnement, mais ses commandements n'étaient depuis longtemps reçus que pour la forme à Janina; et, pour arracher de l'argent à un Turc puissant, il faut lui arracher la vie. Ceux qui portaient envie au satrape, le nombre en était d'autant plus considérable qu'il avait de grandes richesses, profitèrent de la jalousie de Mahmoud pour remettre sur le tapis l'affaire de Bérat, non sous le rapport de l'intérêt qu'un monarque équitable devait aux vertus d'Ibrahim, mais en laissant entrevoir que son ennemi avait dû trouver des richesses considérables dans les coffres d'un vizir du Musaché, province regardée comme la plus opulente de l'empire ottoman.

L'or de l'Angleterre donné à Ali-pacha, des plans d'indépendance et d'hérédité dans sa famille hautement publiés par ses imprudents amis, qui rêvaient le projet de fonder, aux dépens de la Porte, une grande vassalité dans l'Épire, afin de contre-balancer l'influence russe dans les provinces ultra-danubiennes, dessillèrent les yeux de sa hautesse. Elle aperçut, au pied de son trône, le poignard qui avait frappé Sélim, et l'abîme où ce prince infortuné était tombé; mais n'ayant pas de données exactes pour parvenir à châtier le régicide satrape de Janina, elle s'adressa au chef de la légation de France, pour obtenir de celui qui observait le grand criminel, depuis plusieurs années, un plan destiné à purger la terre du plus fourbe de ses dévastateurs. Le secret fut promis à celui qui vivait sous le glaive de Damoclès, sans être assis à son banquet; car il dédaigna toujours les caresses du tyran avec plus de soin qu'il n'en mit à éviter ses embûches. Les moyens demandés furent communiqués par le consul de France et agréés par le sultan, au mois de juillet 1810. Sans préciser le temps où il les mettrait à exécution, la perte d'Ali et de sa race sanguinaire fut

« PrécédentContinuer »